La votation de février dernier pourrait-elle remettre totalement en question, près de dix ans après, la conclusion – le 26 octobre 2004 – de l’accord entre la Suisse et l’Union européenne ayant pour objet d’étendre l’espace Schengen à la Suisse? Rien n’est moins sûr. Pour mieux comprendre le contexte et les conséquences de la votation du 9 février, retour sur le cadre institutionnel ainsi que sur les modalités de la participation de la Suisse à cet espace, et les avantages en découlant – aussi bien pour la Suisse que pour l’Union européenne – avec Hervé Bribosia, Vice-directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, de Lausanne.
ECLAIRAGE. Conclu le 26 octobre 2004, l’accord entre la Suisse et l’Union européenne ayant pour objet d’étendre l’espace Schengen à la Suisse (1) faisait partie du deuxième paquet des négociations bilatérales entre les deux parties. Il fut négocié conjointement et adopté parallèlement à l’accord bilatéral sur le système dit «de Dublin» concernant l’asile, ainsi que d’autres thématiques moins liées concernant l’environnement, la fiscalité de l’épargne, la formation ou encore les produits agricoles. Les accords «Schengen» et «Dublin» sont entrés formellement en vigueur le 1er mars 2008, tandis que le régime de Schengen n’est devenu opérationnel entre le Suisse et l’UE que le 12 décembre 2008. La levée des contrôles pour les vols internes Schengen dans les trois aéroports internationaux de Bâle, Genève et Zurich, a débuté le 29 mars 2009. Initié en 1985, l’espace Schengen comprend dès lors à ce jour, outre 22 des 28 États membres de l’Union européenne, les quatre pays AELE qui y sont associés avec un statut semblable ; à savoir l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein. Bien que les négociations d’association à Schengen débutèrent à la demande des autorités helvètes, la question était d’emblée sensible en Suisse puisque cet accord et l’accord «Dublin» furent les seuls à faire l’objet d’une initiative référendaire (référendum lancé par l’Union Démocratique du Centre – UDC – contre l’adhésion à l’espace Schengen/Dublin, ndlr), qui échoua le 5 juin 2005, par 54,6% des voix.
Contrairement au premier paquet des bilatérales conclu en 1999 (entré en vigueur au début 2002), les accords du deuxième paquet ne sont pas liés par une «clause guillotine» qui permet à une partie de dénoncer tous les accords au cas où l’un d’eux serait dénoncé ou ne serait plus respecté. Ainsi, la remise en cause par la Suisse de l’accord sur la libre circulation des personnes (droit de séjour et d’établissement), suite à la votation populaire du 9 février 2014 contre «l’immigration de masse», ne remet pas en cause l’association de la Suisse à l’espace Schengen, du moins juridiquement car, de facto, le président de la Confédération et ministre des affaires étrangères, Didier Burkhalter, a reconnu lui-même que les questions étaient matériellement potentiellement liées (2). On rappellera d’ailleurs que l’accord politique global sur les bilatérales II de 2004 prévoyait aussi l’extension de la libre circulation des personnes aux dix nouveaux États membres, ainsi que la contribution financière de la Suisse à l’élargissement.Il reste que la votation du 9 février dernier, et surtout la remise en question de l’extension des bilatérales à la Croatie, nouvel État membre de l’Union depuis juillet 2013, ne sont pas sans conséquence ; en atteste la réaction vive de l’Union européenne, qui a suspendu la coopération avec la Suisse dans les programmes de recherche, Erasmus, et Media, ainsi que les négociations institutionnelles.
L’intérêt de la contribution suisse à Schengen
L’intérêt pour la Suisse d’accéder à l’espace «Schengen» est multiple. Compte tenu des nombreux frontaliers qui traversent tous les jours la frontière pour se rendre sur leur lieu de travail, la Suisse profite pleinement de la suppression des contrôles d’identité aux frontières «intérieures» qui fluidifie le trafic. Comme les passages aux frontières de ses quatre pays voisins qui l’entourent se montaient en 2007 à 700.000 véhicules, 23.000 poids lourds, pour un total de 1,3 millions de personnes par jour, ces contrôles devenaient déjà très ponctuels (environ 3 %) (3). La Suisse comme les autres pays peuvent continuer d’effectuer des contrôles mobiles, inopinés, ciblés, et plus efficaces. Toutefois, comme la Suisse ne fait pas partie de l’Union douanière avec l’Union européenne, des contrôles d’identité peuvent subsister dans le cadre de la circulation des marchandises.
La Suisse contribue dès lors aussi au contrôle de la frontière extérieure de l’espace Schengen, en l’occurrence dans ses trois aéroports internationaux. En 2011, elle contribue au Fonds pour les frontières extérieures en y versant en moyenne 9 millions, tout en «recevant» 4,5 millions pour des projets en Suisse). Elle contribue également dans le fonctionnement de l’agence Frontex (environ 4 millions) (4), y compris en mettant à disposition des équipes de renfort pour ses opérations. La Suisse est également associée à la coopération judiciaire et policière notamment dans la lutte contre la criminalité transfrontière (trafics d’armes et de drogues) et l’immigration illégale. À ce titre, les autorités suisses, principalement lors des contrôles de police, ont accès au Système d’information Schengen (SIS), lequel est rendu interopérable avec le système de recherche suisse RIPOL. Des statistiques en 2010 ont établi qu’environ une vingtaine de recherches aboutissent chaque jour en Suisse grâce aux données européennes, tandis qu’environ sept recherches aboutissent dans l’espace Schengen grâce aux données suisses (5). La contribution financière de la Suisse pour profiter du SIS se montait, toujours en 2010, à environ 70 millions de francs (6). Depuis 2013, la Suisse prend part au SIS de deuxième génération (SIS II) qui s’accompagne notamment du renforcement de la protection des données.
On se rappellera toutefois que la Suisse collaborait déjà avec l’agence Europol située à La Haye depuis 2006, notamment en matière de prévention et de lutte contre la grande criminalité internationale organisée, ainsi que le terrorisme (un accord de 2004 est entré en vigueur en 2006 à ce sujet). Elle collaborait aussi déjà depuis longtemps avec Eurojust (l’unité de coopération judiciaire de l’UE), même si l’accord de coopération de 2004 n’est entré formellement en vigueur qu’en 2011.
L’adoption par la Suisse du visa Schengen est un atout pour l’industrie du tourisme ainsi que le rayonnement de sa Genève internationale. Dès que les touristes sont entrés valablement dans l’espace Schengen, ils y circulent librement sans autre formalités grâce à ce visa unique qui couvre une période de 3 mois. De même, tous les voyageurs provenant d’une quarantaine d’États qui sont exemptés de visa pour entrer dans l’espace Schengen le sont dorénavant aussi pour entrer sur le territoire suisse. La Suisse participe aussi au système d’information sur les visas (VIS). En revanche, la Suisse n’est pas partie à la politique européenne en matière d’immigration des ressortissants non UE (visa de plus de trois mois, établissement, permis de travail) et reste donc souveraine en la matière.
Les modalités de participation de la Suisse
S’agissant du cadre institutionnel de l’accord bilatéral d’association de la Suisse, il aligne le statut de la Suisse sur celui déjà retenu pour la Norvège et l’Islande. Des arrangements sont d’ailleurs prévus pour que les quatre pays de l’AELE se retrouvent ensemble dans les enceintes telles que les comités mixtes jusqu’au Conseil des ministres, ainsi que dans différents comités de la Commission européenne (comitologie), comme s’il s’agissait d’un accord multilatéral (à l’instar de l’Espace économique européen, par exemple)
Ce cadre institutionnel est dès lors plus intégrant à certains égards que les autres accords bilatéraux en général entre la Suisse et l’UE. Elle participe ainsi largement, mais sans droit de vote, à la préparation de la future législation communautaire en la matière ainsi qu’aux règles de mise en œuvre (decision shaping), de sorte que le processus de reprise «dynamique» de l’évolution de l’acquis de Schengen est plus systématique que pour les autres accords sectoriels bilatéraux. Il reste que la Suisse doit notifier la reprise d’une évolution de l’acquis Schengen au cas par cas, et bénéficie d’un délai jusqu’à deux ans pour mener à terme le respect des procédures constitutionnelles, notamment les éventuelles votations référendaires. Les modalités sont les mêmes dans le cadre de l’association au système de Dublin.
À ce jour, l’UE a notifié à la Suisse 153 développements de l’acquis de Schengen, tandis que l’acquis de Dublin a connu très peu de développements. Dans la plupart des cas, ces développements ont été approuvés par le Conseil fédéral directement. Dans une douzaine de cas, ces développements ont dû être approuvés par le Parlement fédéral suisse, pour des questions plus sensibles telles que l’agence Frontex, le SIS, les armes, ou encore la protection des données (7). Il y a eu un référendum en 2008 initié contre l’introduction d’un passeport biométrique qui a échoué de toute justesse.
L’accord d’association ne prévoit pas de procédure de surveillance spécifique ni de règlement des conflits. Tout se règle au sein des comités mixtes UE-Suisse, en présence donc aussi des trois autres pays AELE. La Suisse est seulement tenue de produire annuellement un rapport sur l’application de l’accord, y compris par les tribunaux suisses le cas échéant. En cas de divergence persistante, l’accord pourrait cesser d’être applicable.
Le bilan de la coopération suisse au système Schengen/Dublin : vers la constitution d’un espace de solidarités de fait?
Au final, la Suisse a pris la mesure de tout son intérêt en demandant à être associée à l’espace Schengen. L’expérience a montré qu’elle ne s’est pas trompée, et l’Europe y trouve son compte. Pourtant, d’aucuns en Suisse sont très critiques à cet égard et mettent sur le compte de l’abolition des contrôles aux frontières une recrudescence de la délinquance en Suisse. Il n’est pas impossible qu’il y ait une part de vérité dans ce constat, mais les avantages qui découlent de cette coopération sont souvent minimisés, voire ignorés. Mis à part le parti eurosceptique de l’Union Démocratique du Centre (UDC), il semble que le bilan global soit jugé positif par une grande majorité.
Le constat est le même concernant l’association de la Suisse au système dit de «Dublin» dont les critères permettent de déterminer, parmi les 30 États parties au système, le pays qui sera exclusivement compétent pour recevoir et traiter une demande d’asile. En quatre ans, de 2009 à 2012, plus de 32.000 demandes d’asiles en Suisse ont ainsi pu être redirigées vers un autre État soit environ un tiers des demandes, tandis que la Suisse n’a dû prendre en charge que 8800 demandes déposée dans un État appartenant au système de Dublin (8).
La Suisse profite également de la base de données EURODAC contenant les empreintes digitales de tous les demandeurs d’asile et qui est au service de tous les États signataires de l’accord de Dublin afin d’éviter les demandes répétées. La Suisse y intègre d’ailleurs ses propres données. Elle participe également au mécanisme d’ajustement financier visant à soutenir les pays les plus sollicités (Sud de l’Europe) et à répartir les charges. Nonobstant la votation du 9 février dernier, elle est sur le point de conclure, aussi avec les 3 autres pays AELE, un accord de participation en tant qu’observatrice au Bureau européenn d’appui en matière d’asile (EASO). Cette agence de l’UE, située à Malte, forme des experts, centralise l’information, donne lieu aux échanges de bonnes pratiques et peut dépêcher des équipes d’appui en cas de difficultés particulières dans un pays.
La coopération Schengen/Dublin, qui a fait l’objet d’une quarantaine d’interventions parlementaires en Suisse – certaines prônant même la renonciation à celle-ci -, a toujours été confirmée tant par le Conseil fédéral que le parlement. De fait, pourrait-on imaginer de revenir en arrière et que la Suisse devienne un havre de paix pour les criminels, une deuxième chance pour les demandeurs d’asile, une forteresse pour les touristes? Tel risquerait d’être le prix de la marginalisation. La coopération Schengen/Dublin est aussi un espace de «solidarités de fait», pour citer Jean Monnet (9), où la Suisse apporte sa contribution, se rapproche de ses voisins européens et partage ses bonne pratiques.
*Hervé Bribosia est vice-directeur de la Fondation depuis le 15 août 2012. Docteur en droit de l’Institut universitaire européen de Florence, il est l’auteur de diverses publications portant notamment sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne. Il jouit d’une expérience au sein de la Représentation permanente de la Belgique auprès de l’Union européenne, du groupe des conseillers politiques de la Commission européenne (GOPA), ou encore du secrétariat de la Convention européenne. De 2008 à 2012, il a assumé les fonctions de responsable scientifique pour les études européennes et pour l’histoire orale au Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (Luxembourg). Il a aussi enseigné à l’Université catholique de Louvain et fut professeur invité à l’Université de Paris 1 (Panthéon – Sorbonne).
(1) Accord entre la Confédération suisse, l’Union européenne et la Communauté européenne sur l’association de la Confédération suisse à la mise en œuvre, à l’application et au développement de l’acquis de Schengen, Conclu le 26 octobre 2004, RS 0.362.31, RO 2008 481.
(2) Interview à la RTS du 12 février 2014.
(3) Confédération Suisse, Département des affaires européennes, SUISSEUROPE, Edition VI/2013 – Novembre, p. 6.
(4) Confédération Suisse, Bureau intégration européenne, 2011, pp. 8 et 19.
(5) Respectivement 6332 et 2365 résultats positifs sur l’année (Confédération Suisse, Bureau intégration européenne, 2011, p. 12). En 2012, on parle de 32 résultats positifs par jour (Confédération Suisse, Département fédéral des affaires étrangères, Les accords bilatéraux Suisse-Union européenne, Edition 2013, p. 47).
(6) Confédération Suisse, Bureau intégration européenne, 2011, p. 19.
(7) Confédération Suisse, Département des affaires européennes.
(8) Confédération Suisse, Département fédéral des affaires étrangères, Les accords bilatéraux Suisse-Union européenne, Edition 2013, p. 50
(9) «L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait (Robert Schuman, déclaration du 9 mai 1950).
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