La crise que traverse l’Union européenne est propice à la poursuite de sa construction institutionnelle. D’aucuns plaident pour une évolution fédéraliste sur le modèle du petit frère suisse. Erreur, répond Dusan Sidjanski, spécialiste de la méthode communautaire. La Suisse n’est pas un modèle pour l’UE mais une expérience fédérale utile. L’histoire ne se répète pas, elle est une «création continue» à l’exemple de l’intégration européenne.
Ce titre laisse supposer que la Suisse est un modèle que l’Union européenne (UE) voudrait, ou, sous-entendu, devrait copier, ou du moins s’en inspirer. Pour ma part, j’ai toujours considéré – à la lumière des comparaisons systématiques – que la Suisse a une expérience du fédéralisme riche dont l’Union devrait tenir compte. Mais cela exige une présentation franche, si possible objective, des qualités et des défauts de la réalité suisse. Peut-on prétendre servir de modèle avec un président de la Confédération issu d’un parti de la droite xénophobe en 2013? Vouloir s’ériger en modèle et en donneur de leçons est une attitude que j’ai toujours combattue et jugée arrogante. Il est de mauvais aloi de brandir l’image d’une Suisse idyllique face à une UE déformée.
Cette attitude s’est largement manifestée à l’occasion du vingtième anniversaire de l’échec du référendum sur l’Espace économique européen, par un concert de louanges des bilatérales et de notre économie prospère, par contraste avec la crise financière et économique de l’UE et de la zone euro. Crise aux effets sociaux et politiques qui menacent la démocratie européenne.
La diversité des États et des régions est bien plus accentuée dans l’UE qu’en Suisse
Ensemble, avec Denis de Rougemont (1), nous nous plaisions à rappeler que la fédération contribue à l’épanouissement des personnes et des communautés, de leurs identités et de leurs spécificités. Mais on oublie de rappeler que, pour lui comme pour moi, la culture européenne est à la fois commune et diverse. C’est ce trait double qui constitue le fondement du fédéralisme européen. La riche diversité, mais aussi des valeurs fondamentales partagées dans une Union qui respecte l’identité des États membres. Qui pourrait prétendre aujourd’hui que la France, l’Allemagne ou l’Italie et même le Luxembourg, parmi les États les plus engagés dans l’intégration européenne, ont été privés de leurs identités? De toute évidence, la diversité des États et des régions est bien plus accentuée dans l’UE qu’en Suisse.
Il en va de même de la centralisation des pouvoirs, qui est bien plus poussée en Suisse que dans l’UE : l’exemple de la politique économique incoordonnée qui pèse sur l’euro en est une des preuves qui sautent aux yeux. À l’exception des souverainistes et des populistes, personne n’estime que les mécanismes de gouvernance créés et renforcés en réponse tardive à la crise sont trop centralisateurs. D’aucuns prétendent que la méthode communautaire est obsolète. Or, c’est la méthode communautaire, avec son objectif de la recherche d’équilibre entre vision et politique communes et intérêts divergents des États membres, qui constitue la meilleure garantie des progrès sur la voie d’un fédéralisme européen inédit.
Nous sommes tous d’accord : le fédéralisme refuse toute hégémonie. Cela ne signifie pas que certains cantons ne pèsent pas plus que d’autres, et qu’au cours de l’histoire pluriséculaire suisse, à aucun moment Berne ou Zurich n’ont manifesté des velléités de domination. D’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’être «fédéraliste» en Suisse signifie lutter contre la centralisation du pouvoir de Berne. C’est l’inverse des fédéralistes dans l’UE qui, en revanche, demandent plus de compétences pour les institutions européennes, face à la décentralisation trop poussée au sein de l’Union et à l’inexistence des politiques communes en matière économique et sociale, domaines essentiels qui devraient faire partie des compétences le plus souvent partagées. Et que dire d’autres pouvoirs régaliens qui, en Suisse comme dans d’autres États fédéraux, appartiennent au pouvoir central!
Il est certain qu’au moment culminant de la crise frappant en premier lieu la Grèce, l’Irlande, le Portugal, avant de se propager en Espagne et en Italie, l’interdépendance de fait a provoqué un mouvement de contagion. Et c’est dans ce contexte que l’Allemagne de Merkel, accompagnée par la France de Sarkozy, a essayé d’imposer des mesures drastiques d’austérité comme seul remède à la crise. Ils s’en est suivi des réactions violentes et des levées de boucliers contre l’hégémonie allemande. À présent, l’esprit de solidarité reprend le dessus avec le soutien de la France de François Hollande.
Au sein de l’Union européenne, 20%, voire 5% ou 2% des électeurs peuvent bloquer de nouvelles avancées
Aujourd’hui, c’est un couple franco-allemand plus tendu qui cherche à reconstituer son unité. Or, nous le savons, dans l’histoire de l’intégration européenne, les principales innovations et les sauts en avant ont été accomplis sous l’effet de la France et de l’Allemagne et sur proposition de la Commission européenne, voire des petits États membres. Les exemples abondent en succès de même qu’en échecs. Nous avons tous en mémoire le rejet de la Constitution européenne par les referenda français et irlandais. C’est l’exemple de la différence abyssale entre la Suisse et l’UE : les traités européens exigent des ratifications à l’unanimité des États membres. D’où les situations absurdes et contraires à la pratique démocratique qui permettent à 20%, voire 5% ou 2% des électeurs de bloquer de nouvelles avancées. Comparer ces cas avec la pratique référendaire dans les États et dans l’État fédéral suisse ne fait que confirmer le fossé qui les sépare!
Dans le passé, j’ai étudié de manière systématique les processus d’élaboration et de prise de décision dans les Communautés européennes et dans l’Union. J’en suis arrivé à la conclusion provisoire que la procédure de décision la plus efficace et la plus proche de la méthode fédérale est, dans l’état actuel d’une Europe à 27 ou 28, le recours à la méthode communautaire. Comme en Suisse, la Commission procède à de multiples consultations d’experts indépendants, d’experts nationaux sans mandats officiels de leurs gouvernements, ainsi que des représentants de groupes d’intérêt (Business Europe, Confédération des syndicats européens, Verts, consommateurs, etc.). Avant de formuler ses propositions, la Commission les teste auprès des administrations nationales, et s’informe au sujet des positions des formations politiques.
Quant à la discussion sur la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale, et sur la portée des innovations institutionnelles inscrites dans le Traité de Lisbonne, je me permets d’attirer l’attention sur mes contributions récentes (2). La plupart des éléments innovants inscrits dans le Traité de Lisbonne ont été mis à rude épreuve en raison de la coïncidence de la période de rodage avec l’éclatement de la crise. D’autant que le Traité de Lisbonne n’a pas prévu un ensemble de mesures, de mécanismes et de règles régissant les instituts financiers, et encore moins des instruments anticrise. Face à la crise, la Commission, le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne ont dû innover en s’appuyant sur le Parlement européen.
Les pouvoirs de la Confédération suisse couvrent l’essentiel d’un État constitué, ce qui la distingue de l’Union européenne
Quels que soient les aspects que j’aborde, je constate que, tout en respectant les grands principes fédératifs, la Confédération helvétique est indéniablement un État fédéral qui dispose de pouvoirs à la fois plus centralisés, plus intenses et plus amples. Ses pouvoirs couvrent l’essentiel d’un État constitué, ce qui la distingue de l’Union européenne, en pleine formation et en quête d’une forme de fédération européenne inédite.
Bien d’autres caractéristiques propres à la Suisse la distinguent de l’Union, rendant difficile la comparaison entre ces deux communautés. D’abord, et surtout, leur âge et leur dimension. La Suisse «pluriséculaire», face à une adolescente d’une soixantaine d’années d’âge historique. La Suisse, avec ses 8 millions d’habitants face à une Union de 500 millions. Une Suisse neutre face à une Union qui, du fait de son histoire et de son poids économique, notamment, ne peut pas se soustraire à ses responsabilités mondiales. D’où un impérieux besoin d’un approfondissement de l’intégration et d’une politique extérieure à l’image de la politique commerciale commune.
La Suisse et l’Union européenne ont l’essentiel en commun, à savoir les valeurs de la culture européenne. En revanche, elles se distinguent aussi quant à leurs structures institutionnelles et l’esprit qui les sous-tend. Ainsi, bien qu’ayant des exécutifs collégiaux, la différence saute aux yeux : le Conseil fédéral n’est pas responsable devant les deux Chambres fédérales, alors que la Commission l’est devant le Parlement européen, qui a le pouvoir de l’acculer à la démission au moyen d’une motion de censure. La démocratie parlementaire est le régime des États membres, à l’exception de la France qui connaît un régime «quasi présidentiel», selon l’expression de Maurice Duverger. Le caractère inamovible du Conseil fédéral est certes rééquilibré par le recours aux votations populaires, dont les résultats n’ont pas d’effet direct sur la stabilité gouvernementale. Cette différence et bien d’autres nous appellent à beaucoup de retenue quant à la promotion du «modèle suisse» au plan européen. En revanche, l’expérience du fédéralisme suisse, du système de référendum par opposition à celui de l’initiative populaire, de l’aménagement du pluralisme linguistique, ainsi que l’exemple de l’organisation des Ecoles polytechniques fédérales et des Universités cantonales pourraient être éclairants et contribuer à l’édification d’une fédération européenne.
(1) Denis de Rougemont est un écrivain, philosophe et professeur universitaire suisse, né le 8 septembre 1906 à Couvet et mort le 6 décembre 1985 à Genève, et considéré notamment comme l’un des grands penseurs pionniers de l’idée d’un fédéralisme européen.
(2) «Le Traité de Lisbonne sur la voie fédéraliste?», L’Europe en formation, Revue d’études sur la construction et le fédéralisme, No. 362, 2011, pp. 5-29; «La Zone euro, noyau d’une Fédération européenne», Bureau of European Policy Advisors (BEPA), Commission européenne, No. 70, décembre 2013/janvier 2014.
(*) Fondateur du Département de science politique à l’Université de Genève, Dusan Sidjanski est professeur émérite de la Faculté des sciences économiques et sociales et de l’Institut européen de l’Université de Genève. Il a été depuis 1956 proche collaborateur de Denis de Rougemont au Centre européen de la culture qu’il a présidé de 2003 à 2008 et dont il est à présent Président d’honneur. Il est également Conseiller spécial du Président de la Commission européenne depuis 2004. Il est auteur d’ouvrages sur le fédéralisme européen, l’intégration régionale et les relations internationales, dont: L’Avenir fédéraliste de l’Europe, Paris, PUF, 1992, 1993; The Federal Future of Europe, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000; L’approche fédérative de l’Union européenne ou la quête d’un fédéralisme européen inédit, Notre Europe, Paris, 2001; Une vision futurible de la Constitution fédérative européenne, Quaderni di Futuribili, ISIG, Gorizia, 2007; Le Traité européen simplifié et l’avenir de la fédération européenne, in Europe at 50, IUHEI, 2007; Le Traité de Lisbonne ou la tentation de l’intergouvernemental?, Bureau of European Policy Advisers (BEPA), Commission européenne, 2011; La zone euro, noyau d’une Fédération européenne, Bureau of European Policy Advisers (BEPA), Commission européenne, No 70, Décembre 2013-Janvier 2014 ou La Fédération européenne est notre affaire, in L’Europe de Denis de Rougemont, L’Harmattan/Academia, 2014.
À propos de l’auteur : Dusan Sidjanski est Professeur émérite de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’institut européen de l’Université de Genève.
Copyright : Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe. / www.etudes-europeennes.eu – ISSN 2116-1917 / Article mis en ligne le 10/09/2014
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.