48h à peine après avoir réussi à sauver l’ELDD de la dissolution, Nigel Farage ne s’attendait sans doute pas à faire face à une nouvelle opposition au sein du groupe parlementaire qu’il préside. Nulle démission cette fois-ci mais un vote du Lituanien Valentinas Mazuronis en faveur de la Commission Juncker qui interroge. Un vote en opposition avec les consignes de Farage et qui pourrait, si la ligne de fracture se confirmait, hypothéquer la «seconde vie» du groupe politique eurosceptique.
La survie politique du groupe parlementaire ELDD (Europe de la liberté et de la démocratie directe) présidé par l’eurosceptique britannique UKIP Nigel Farage fera-t-elle office de feuilleton de l’automne au Parlement européen? Après la démission du groupe, lundi 16 octobre, de la lettonne Iveta Grigule – partie rejoindre les rangs des Non-Inscrits -, l’homme fort des eurosceptiques européens n’avait su éviter la dissolution de son groupe politique qu’au bénéfice du ralliement de dernière minute – dans l’après-midi du lundi 20 octobre – du très controversé Polonais Robert Jaroslaw Iwaszkiewicz.
Mazuronis, un vote aux allures de défiance
La règle parlementaire est en effet particulièrement stricte de ce point de vue: en l’absence d’un minimum de vingt-cinq membres et de sept nationalités représentées, nul groupe parlementaire ne peut être constitué ou échapper à une dissolution. Même si la première condition restait remplie, l’ELDD comptant encore à cette période 47 membres, la seconde ne l’était plus depuis le départ de Grigule, le quota de représentation nationale retombant à six. Avec Iwaszkiewicz, et en l’absence de toute présence polonaise préalable dans les rangs de l’ELDD, Farage rectifiait le tir. Durablement, imaginait-on, alors… Mais comme le souligne l’adage, la vérité d’un jour n’est pas forcément celle du lendemain. Une leçon que Farage ne manque sans doute pas encore de méditer à cette heure…
Au cœur de la discorde, l’ancien ministre de l’Environnement et eurodéputé Valentinas Mazuronis, l’un des deux leaders lituaniens du parti Ordre et Justice qui, contre l’avis de son groupe parlementaire a, tout comme Grigule, finalement apporté son soutien à Juncker et à «sa» Commission, le 22 octobre. Plus qu’un simple écart politique, une véritable marque de défiance envers Farage qui rappelait encore, quelques minutes avant le scrutin que l’exécutif européen n’était ni plus ni moins que «l’ennemi du concept même de démocratie».
Paskas, arbitre malgré lui
Certes, à l’inverse de Grigule, Mazuronis n’est à cette heure ni démissionnaire ni exclu de l’ELDD. Pas plus que son éventuel départ pourrait à lui seul suffire à engager une nouvelle dissolution du groupe politique eurosceptique, l’ELDD comptant en son sein non pas un mais deux membres lituanien, avec le leader du parti Ordre et Justice, et ancien président déchu Rolandas Paskas. Conséquence directe, si Paskas venait à adopter une ligne politique différente de Mazuronis et continuer à soutenir Farage, l’ELDD pourrait être sauf. Une scission interne, en ce cas, au sein de la formation lituanienne que Philippe Perchoc, chercheur à la Chaire Inbev-Baillet Latour, à Université catholique de Louvain, et Professeur invité au Collège d’Europe de Bruges, n’écarte pas: «Ce qu’il est important de comprendre est que la scène politique lituanienne ne se construit pas sur la défense d’un programme au sens strict du terme ou sur la défense d’une idéologie particulière mais bien davantage autour de personnalités, au point que de nouveaux partis se créés régulièrement à chaque nouvelle élection». Bien que co-leaders du même parti Ordre et Justice, Mazuronis et Paskas garderaient ainsi un certain libre-arbitre politique… Une difficulté interne pour Farage, dont le groupe ne peut difficilement tenir sans une stricte discipline interne, mais également une opportunité de circonstance, un éventuel départ de Mazuronis n’engendrant pas forcément celui de Paskas.
En fait, «la question qu’il convient de se poser est davantage celle de l’intérêt personnel que l’un ou l’autre auraient à quitter les rangs de l’ELDD», poursuit Philippe Perchoc: «Mieux vaut parfois être un gros poisson dans un petit bocal – l’ELDD – qu’un petit poisson dans un grand bocal». Comprendre, en d’autres termes, qu’en dépit des divergences potentielles ou affichées entre la branche lituanienne de l’ELDD et Farage, il pourrait apparaître plus opportun tant politiquement que médiatiquement à Mazuronis, voire à Paskas, de siéger au sein d’un groupe où leur visibilité serait plus grande, par exemple, qu’au PPE. Car, sur le fond, et au moins en ce qui concerne Mazuronis, les sources d’opposition avec Farage ne manquent pas.
Divergences de fond
Si sur le soutien aux gaz de schiste, certes, les deux hommes se rejoignent, tous deux considérant leur exploitation comme une véritable opportunité économique, leur communauté de pensée semble néanmoins, à peu de choses près, s’arrêter là. Sur l’euro, tout d’abord, si tous deux se rejoignent dans leur opposition à la monnaie unique, leurs motivations diffèrent: Farage y voit le symbole de la domination d’une entité politique supranationale qu’il a toujours combattu; Mazuronis, davantage le fait que l’entrée de la Lituanie dans la zone euro au 1er janvier 2015 ait été imposée par Vilnius contre l’avis Lituaniens eux-mêmes. Plus profond encore, le désaccord latent entre Mazuronis et Farage sur un «mieux», voire un «plus» d’Europe. Là où le Britannique affiche une opposition frontale à l’Union, le Lituanien déclarait à l’inverse le 22 octobredernier qu’«il est très important que la nouvelle Commission se concentre sur les investissements dans la création d’emplois, les programmes de réduction de la pauvreté, le soutien aux petites et moyennes entreprises». «L’Union, poursuivait-il, doit faire davantage de progrès et progresser vers une croissance économique durable, la création d’emplois et la réduction de la pauvreté». Un positionnement a minima plus proche de celui actuellement défendu au sein du PPE, voire de l’ECR, que de l’EFDD…
La crise ukrainienne en arrière-plan
Autre point de rupture – et sans doute le plus sensible dans le contexte géopolitique actuel -, l’Ukraine. Alors que Farage ne fait pas mystère de son soutien à Moscou dans le conflit qui oppose Kiev aux séparatistes pro-russes, Mazuronis appelait, le 15 juillet dernier, à «une approche unifiée des problèmes, en particulier dans le domaine de l’énergie et de la mise en œuvre d’une politique étrangère unique». Et d’ajouter qu’il jugeait «essentiel» que l’Union adopte, dès «maintenant», une «position commune pour l’Ukraine, pour son intégrité territoriale et pour la sécurité de nos citoyens», prévenant en conclusion, que «demain il sera trop tard». Un positionnement qui, pour la journaliste ukrainienne Victoria Vlasenko, ne laisse que peu de doute quant au soutien de Mazuronis envers Kiev. Un soutien toutefois isolé au sein de la représentation d’Ordre et Justice, Rolandas Paskas étant à l’inverse connu pour sa proximité avec la Russie, qu’il avait d’ailleurs fini par rejoindre en 2004, lorsqu’il fut destitué un an à peine après son élection à la tête de la présidence lituanienne. Ceci, suite à des allégations de collusion avec le grand banditisme international et d’atteinte à la sécurité nationale, sous couvert de relations privilégiées avec les milieux d’affaires russes.
Dissensions profondes et durables ou simples oppositions rhétoriques? Le ménage à trois actuellement composé par Farage, Mazuronis et Paskas n’a sans doute pas fini de faire tâche d’huile au sein de la mouvance eurosceptique et de fragiliser un groupe politique que d’aucuns auraient tout intérêt à voir cette fois définitivement tomber. Marine Le Pen, tout d’abord, qui n’a toujours pas renoncé à former son groupe politique et qui ne manquerait pas de chercher à rallier quelques membres susceptibles de lui permettre d’atteindre son quota de nationalités manquantes; les Verts et la Gauche Unitaire, ensuite, qui caressent encore l’espoir de convaincre les 17 élus italiens du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo – aujourd’hui membres de l’ELDD – de venir renforcer leurs rangs et d’augmenter ainsi leur influence politique dans l’enceinte parlementaire. Reste en l’état que si le sort de l’ELDD n’est pas encore scellé, Nigel Farage ne pourra néanmoins pas faire l’économie d’une rapide mise au point au sein de sa formation s’il ne veut courir le risque d’un nouveau 16 octobre… Une perspective qui non seulement le priverait de toute présidence de groupe politique au Parlement mais également d’une tribune majeure pour son parti national UKIP, à quelques mois à peine de la tenue des législatives de mai 2015 qui, en cas de victoire David Cameron, pourraient déboucher sur un référendum historique où les Britanniques auront à se prononcer, d’ici 2017, sur leur volonté de rester membres de l’Union européenne…
À propos de l’auteur : Christophe Nonnenmacher est journaliste spécialisé sur les questions européennes. Actuellement chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP), il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Après un passage de cinq ans au Parlement européen, il rejoint le PEAP en tant que chargé de mission et journaliste auprès de la revue Etudes européennes.
Photo: Chatham House London
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