Si l’égalité hommes-femmes progresse lentement mais sûrement à l’échelle européenne, certains secteurs professionnels échappent encore à la règle. Premier d’entre eux, celui du cinéma et de l’audiovisuel, bon dernier de la classe, malgré un engouement pour des films féminins comme Mustang, lauréat du Prix Lux 2015, sélectionné pour l’Oscar 2016 du meilleur film étranger. Retour sur une anomalie artistique au parfum doux amer.
« Nous n’aurons pas l’égalité hommes/femmes que nous voulons tant que nous ne donnerons pas leur place aux femmes dans le secteur audiovisuel ». Fondatrice du European Caucus of Women in Parliament et active dans les droits des femmes bien avant son élection au Parlement européen, la britannique Julie Ward tape subtilement du poing sur la table, à l’occasion d’un séminaire parlementaire organisé en marge de la remise du Prix Lux, sur le thème «Think more Pink : a not very (gender) balanced endeavour». « Seuls 16,3% des réalisateurs sont (en effet) des femmes, alors qu’elles représentent 50% des étudiants en école de cinéma», interpelle-t-elle, soulignant le retard pris dans ce secteur d’activité. Car alors que que l’égalité des genres devient progressivement une évidence en Europe, qu’alors que les inégalités salariales se réduisent et que les femmes sont de plus en plus libres dans leurs choix professionnels, les chiffres sont sans appel du côté de l’industrie cinématographique: seulement 17% des œuvres de fiction diffusées à la télévision et 20% des films diffusés en salles sont réalisés par des femmes. Autre chiffre: en France, les réalisatrices perçoivent un salaire inférieur de 31,5% à celui de leurs homologues masculins, relève encore une étude du CNC, le Centre national de la cinématographie. Entre autres conséquences, les femmes travaillant dans le secteur cinématographique sont, pour la plupart, dans une situation précaire et semblent être cantonnées à des «petits sujets» et, surtout, à des «petits budgets». A titre indicatif, seuls 7% des films à gros budgets (plus de 15 millions d’euros) sont, en Europe, réalisés par des femmes…
«Se battre contre la société carcan»
Mais la domination du secteur par la gente masculine pose un autre problème: celui de la représentation des femmes à l’écran: pin-up sexy ou créatures faibles face à des hommes espions ou autres businessmen, le cinéma use et abuse de stéréotypes féminins et y enferme majoritairement les actrices. En 2014, une étude d’ONU Femmesrelevait ainsi que 24% des femmes apparaissaient nues à l’écran, contre seulement 11% des hommes. Or, c’est bien à force de voir des femmes montrées à l’écran pour leurs corps que ces mauvais clichés finissent par gagner la société: « Il y a toujours dans les films cette image stéréotypée de la femme en difficulté, qui n’est pas en phase avec la réalité » commente Marc Tarabella, député européen S&D, membre suppléant de la Commission pour les droits de la femme et l’égalité des genres. Et celui-ci de militer à son tour : « Il faut des films qui montrent des femmes qui font des prouesses, des femmes d’entreprises, des actrices économiques. Il faut placer la femme dans une situation où elle pourra être mise en valeur. » Dans le cadre du prix Lux, l’élu belge a d’ailleurs voté pour le film Mustang de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven. Mustang, qui décrit la vie de cinq sœurs se battant contre le patriarcat et les valeurs conservatrices de la Turquie anatolienne, incarnées par leur oncle, impatient de les marier et refusant qu’elles ne sortent du domicile familial avant qu’il ne leur ait trouvé un époux. Pour l’eurodéputé socialiste, voter pour Mustang – depuis sélectionné pour l’Oscar 2016 du meilleur film étranger – relevait presque de l’évidence. Parce qu’«il est fondamental d’avoir des films qui dépeignent la femme combattante, la femme qui se bat contre la société carcan».
Des femmes «actrices de leur destin»
Reste, pour ne pas que Deniz Gamze Ergüven ne soit qu’une exception dans le paysage cinématographique européen, à poursuivre l’effort et à encourager d’autres réalisatrices à suivre son exemple, à mettre à l’écran des personnages de femmes actrices de leur destin. C’est ce à quoi se sont attelés les représentants des ministères de la culture et des fonds du cinéma européen en août 2015, à l’occasion du dernier Festival du film de Sarajevo, en adoptant une Déclaration sur l’égalité entre les sexes dans l’industrie du cinéma européen. Une déclaration qui vise à promouvoir l’accès des femmes aux financements européens et à leur faire une plus grande place à l’écran. Mais, aussi bienveillant qu’il soit, ce texte pêche par son absence d’effet contraignant et l’application qui en sera faite reste très incertaine.
L’impulsion du Conseil de l’Europe
En attendant, des politiques de financement en faveur de l’égalité Homme-Femme sont toutefois progressivement mises en place, notamment sous l’impulsion du Conseil de l’Europe. L’organisation paneuropéenne basée à Strasbourg a ainsi déjà promu une politique dite de «gender mainstreaming», consistant à évoquer la thématique du genre dans l’ensemble des politiques publiques, dont celles rattachées au cinéma. Depuis lors, les financements délivrés aux films européens sont soumis à un test évaluant la présence de personnages féminins (il en faut plus de deux), les conversations de ces personnages (elles doivent discuter d’autres choses que des personnages masculins) mais aussi le nombre de femmes présentes dans l’équipe de réalisation. Ainsi, si le film veut espérer être diffusé, il devra compter un certain nombre de femmes dans les différents aspects du tournage. «Je crois qu’il est important que l’industrie du film comprenne le message. Lui faire remplir ce document en lui demandant combien de femmes elle emploie, lui faire répondre à ces questions, lui fait déjà prendre conscience du problème», analyse Carolina Lasen-Dias, cheffe de l’unité «Egalité des Genres» du Conseil de l’Europe, qui dit également avoir «observé des évolutions positives depuis la mise en place de ces critères». Des critères qui pourraient d’ailleurs gagner à être mis en place dans le cadre du cofinancement Europe Creative de films européens. Car, alors qu’1,4 milliard d’euros sont investis par l’Union Européenne pour la période 2014-2020 dans les secteurs audiovisuels et culturels, les discriminations entre les hommes et les femmes ne sont en effet mentionnées à aucun moment dans la Directive sur les services de médias audiovisuels…
Un dernier constat qui rappelle, s’il en était besoin, qu’un long chemin reste encore à parcourir pour toucher à un cinéma européen sans différence(s) de genre. Et de rappeler, pour véritablement y faire évoluer l’image de la femme, que le milieu ne peut faire l’économie d’un décloisonnement. Un crédo repris par Francine Raveney, directrice du European Women’s Audiovisual Network qui appelle «les femmes du secteur à s’orienter (davantage) vers les rôles techniques». Simplement, parce que le Septième art ne doit plus simplement aspirer à devenir «le lieu de la diversité» mais, tout simplement, à le projeter dans le monde réel.
À propos de l’auteur ; Anouk Heili est étudiante en Master 2 Politiques européennes et Affaires publiques, à Science Po Strasbourg, membre du groupe de travail Audiovisuel et Cinéma en Europe, du Pôle européen d’administration publique.
Photo: CohenMediaGroup / Mustang : Ilayda Akdogan and Tugba Sunguroglu with Elit Iscan facing away from camera – Gunes Sensoy laying across – Doga Zeynep Doguslu shoulder in lower left corner.
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