Les Etats-Unis et l’Asie sontVéritable plan d’action ? La «Stratégie pour un marché unique numérique» portée par la Commission européenne interpelle, faute, notamment, comme le souligne le député européen Robert Rochefort, de vision claire ou encore d’entente entre les Vingt-huit.
Présidence lettone du Conseil et Parlement sont finalement parvenus à décrocher un accord sur la fin des frais d’itinérance au sein de l’Union, le 30 juin dernier. En date du 15 juin 2017, tout utilisateur devrait ainsi pouvoir émettre et recevoir des appels sur l’ensemble du territoire de l’Union, sans surcoût. Une traduction législative du projet de «Continent connecté», inauguré par les Etats membres au printemps 2013 mais qui, relevait le député européen ALDE Robert Rochefort à l’occasion des 10èmes Rendez-vous européens de Strasbourg, devait initialement «prendre effet au 15 décembre 2015». Raison du retard pris: les «pressions» exercées sur les Etats par les «grands opérateurs téléphoniques». Parallèlement à ce qui reste néanmoins une avancée pour les consommateurs, des règles strictes en matière de neutralité de l’Internet – qui protégeront le droit de chaque Européen à accéder à des contenus sur la Toile sans discrimination -, ainsi qu’une coordination plus efficace du spectre radioélectrique à l’échelon européen, ou encore la création des conditions nécessaires à l’essor des réseaux et services numériques devraient compléter cet accord inscrit dans la Stratégie de la Commission «pour un marché unique numérique».
Trois piliers pour une stratégie
Présentée le 6 mai dernier par la Commission, cette «Stratégie» s’appuie sur une série d’actions ciblées à réaliser d’ici la fin de l’année 2016 et repose sur trois piliers: améliorer l’accès aux biens et services numériques dans toute l’Europe pour les consommateurs et les entreprises; créer un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques innovants; maximiser le potentiel de croissance de l’économie numérique. Annoncées comme prioritaires par le Président Juncker, ces réformes n’en suscitent pas moins quelques oppositions tant entre institutions communautaires qu’au sein même de la Commission. En témoignent ainsi, sur le premier pilier de l’accessibilité aux services numériques (e-commerce, plateformes audiovisuelles, territorialité des droits d’auteur), les divergences entre le vice-président estonien de la Commission Andrus Ansip et le commissaire allemand Günther Oettinger, en charge de la société numérique. Partisan d’une libéralisation de l’accès aux ondes et fréquences hertziennes, le premier s’oppose au second qui défend une approche plus «protectionniste» des licences audiovisuelles.
Côté Parlement européen, Julia Reda, vice-présidente du groupe Verts/ALE et auteure du rapport d’initiative sur la réforme du droit d’auteur, déplore quant à elle que le vice-président Ansip n’ait finalement pas souhaité «briser les cloisonnements nationaux» dans ce domaine, et que la Commission ne soit par ailleurs pas plus ambitieuse sur le géoblocage dont l’approche actuelle ne permet pas de déverrouiller l’accès au contenu audiovisuel dans les vingt-huit Etats membres. Seule la «portabilité» – le stockage des contenus sur les appareils – serait à ce stade «garantie». Ceci, alors que Andrus Ansip plaidait lui-même pour «une universalité d’accessibilité aux programmes dans l’ensemble de l’Union», relève Robert Rochefort.
Absence regrettable d’interaction avec le Plan d’investissement
Autre retour mesuré de l’élu français, celui relatif au «flou» entourant les «incitations à l’investissement dans le haut débit ultra rapide» qui n’ont pas été reliées avec le Plan d’investissement Juncker. En fait, analyse Robert Rochefort, ce «Plan est plutôt en train de devenir une coordination centrale des fonds destinées à lancer l’investissement à tout prix et n’importe comment plutôt qu’un endroit où l’on construit une stratégie européenne d’investissement pour bâtir l’Europe de demain». Un point particulièrement préjudiciable selon le député européen ALDE: «Les Etats-Unis et l’Asie sont respectivement devenus leaders sur les plateformes et la fabrication des matériels, alors que l’Europe est en déficit sur ces questions-là. Ce qu’il aurait fallu dire est que l’Union ne doit pas être à la traine et être à son tour leader sur au moins un des bouleversements apportés par le secteur numérique et ainsi s’imposer comme un acteur majeur de l’ère digitale, au même titre que ces deux puissances continentales». Entre autres pistes de réflexion proposées par Robert Rochefort, la question de la e-santé:
«Tous ceux qui ont travaillé sur les questions de la santé, savent que le numérique va profondément bouleverser ce secteur. Il y a là un chantier absolument considérable où l’on aurait pu dire: ‘on y va à fond’».
«Jouer la carte du numérique suppose aussi de s’attaquer à la construction de géants»
Autre donnée économique sur laquelle insiste l’élu ALDE: «Jouer la carte du numérique suppose aussi de s’attaquer à la construction de géants. Si nous n’adoptons pas une posture favorisant cela, nous n’arriverons pas à atteindre ce but». Mais, prévient-il, cela «suppose une entente des chefs d’Etat et de gouvernement et de redéfinir la question des marchés pertinents», à l’instar, justement, de celui de la santé. Une donnée qui peine encore à passer en termes de politiques publiques européennes alors qu’outre-Atlantique, «il y a une cohérence des Etats-Unis à soutenir politiquement leurs géants comme Google». Mieux, ceux-ci n’hésitent pas à en défendre les intérêts à l’échelle internationale: «Pour vous donner un exemple, nous avons nous-mêmes reçu des pressions de sénateurs américains pour ne pas toucher à Google. Pour les Américains, on ne rigole pas avec GAFA!» (2). Enfin, et toujours dans cette optique, les Vingt-huit devraient également «avoir le courage de créer deux à quatre campus numériques européens sur lesquels on concentrerait de véritables moyens financiers». Un autre chantier stratégique, toujours pas appréhendé…
Les Etats appelés à prendre leurs responsabilités
La «Stratégie pour un marché unique numérique» ne serait-elle alors qu’un miroir aux alouettes? Sans aller jusque-là, Robert Rochefort n’en relève pas moins de réelles faiblesses. Parce que si, analyse-t-il, le premier pilier, «sur lequel se focalise aujourd’hui l’attention des médias» est «le plus simple à appréhender et le plus abouti dans ses propositions», le second, «incontestablement plus général, relève d’un stade intermédiaire entre des propositions concrètes et des projets un peu plus vagues». Le troisième, quant à lui, s’avère «extrêmement peu concret» et reste, de fait, un «élément de déception». Pis, ajoute l’élu, le fait que celui-ci «soit le plus flou est grave», parce qu’il touche à des domaines aussi sensibles que la mise en place généralisée de la e-administration, ainsi qu’à la transmission harmonisée de leurs données par les entreprises, ou encore à la question de la formation des citoyens aux compétences numériques.
Robert Rochefort n’est pas seul à soulever ces faiblesses. De nombreux parlementaires jugent également les initiatives du Berlaymont beaucoup trop imprécises. Ainsi, pour le porte-parole PPE de la commission Marché intérieur et protection des consommateurs, Andreas Schwab, si les propositions du 6 mai vont certes dans «le bon sens», «les lois des Etats-membres auront (néanmoins) besoin de changements supplémentaires». Côté S&D, la vice-présidente du groupe parlementaire Kathleen Van Brempt, reproche pour sa part au plan de «manquer d’une vision globale et d’application pratique». Seule voix plus nuancée vis-à-vis de la Commission, celle de Guy Verhofstadt, président du groupe auquel appartient Robert Rochefort, qui considère qu’Andrus Ansip «avait les mains liées par le Conseil». Et l’élu belge d’ajouter: «Les gouvernements adorent discuter mais, en fait, il y a peu de signes concrets démontrant leur volonté de créer un marché unique du numérique». Un constat enfin partagé, du côté de la société civile, par l’EDRI (3), qui souligne que si la «Stratégie pour un marché unique numérique» comporte de «nombreux aspects positifs», l’absence de progrès au cours de ces dix dernières années vient d’un réel «manque de leadership» et d’«importantes pressions d’intérêts constitués». Un écueil sur lequel la Commission Juncker ne pourra faire l’économie de se pencher si elle entend véritablement permettre à l’Union de ne pas se voir définitivement décrochée sur ces dossiers par d’autres ensembles régionaux…
A propos de l’auteur : Matthieu Godefroy est étudiant en Master 2 «Etudes européennes» à Science Po Strasbourg.
(2) GAFA : acronyme de «Google, Apple, Facebook, Amazon»
(3) EDRI : acronyme de «European Digital Rights»
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