«Je ne crois pas à l’utilité d’une armée européenne. Je crois par contre à l’impérieuse nécessité d’une défense européenne». A peine quelques semaines après l’appel de Jean-Claude Juncker en faveur de la constitution d’une «armée commune européenne», le Général Guy Buchsenschmidt, alors à la tête de l’Eurocorps, prenait le contrepieds du président de l’exécutif bruxellois, le 20 mai dernier, à l’occasion des 10èmes Rendez-vous européens de Strasbourg. Et de poser, en filigrane, la question de la pertinence d’une armée européenne en l’absence d’une politique de défense véritablement communautarisée…
8 mars dernier: Le journal allemand Welt am Sonntag, publie un entretien avec Jean-Claude Juncker, réalisé sur fond de crise ukrainienne. Dans ce contexte, le Président de la Commission européenne émet le vœu que l’Union se dote d’une «armée commune européenne» qui, non seulement, «montrerait au monde qu’il n’y aura plus jamais de guerre entre les pays de l’Union européenne», mais permettrait à l’Europe de «réagir avec plus de crédibilité à toute menace visant la paix dans un État membre ou un pays voisin». En ligne de mire, le Kremlin et son soutien aux séparatistes ukrainiens, que certains Etats membres de l’Union, à commencer par les Etats baltes, craignent déjà de voir se propager à leurs frontières. Et Jean-Claude Juncker de préciser à cet effet: «Il ne s’agit pas de créer une armée européenne pour la déployer tout de suite, mais cela permettrait d’envoyer un message clair à la Russie: nous sommes prêts à défendre nos valeurs européennes», conformément, lit-on entre les lignes, à l’article 42-7 du Traité de Lisbonne, disposant qu’ «au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies».
OTAN, souverainetés nationales, budget: l’armée européenne à l’épreuve de la Realpolitik
Rapidement, les propos étonnent. Certes, Norbert Roettgen, le chef de la commission parlementaire allemande de politique étrangère, relève qu’une telle armée est «une vision européenne dont le temps est venu», rejoignant en cela la position de sa ministre de la Défense Ursula von der Leyen pour laquelle « notre avenir, en tant qu’Européens, passera un jour par une armée européenne ». Mais nul n’imagine véritablement, jusqu’au sein du ministère allemand de la Défense, qu’un tel projet puisse se concrétiser à court terme, au moins en dehors du spectre de l’OTAN. Entre autres raisons, l’attachement atlantiste de plusieurs Etats-membres de l’Union, à commencer par la Grande-Bretagne qui, si elle a fait quelques avancées dont l’engagement, pris en janvier 2014, de poursuivre avec Paris, la mise en œuvre d’une force interarmée de 10.000 hommes (dont la constitution devrait être effective en 2016) n’entend toujours pas défaire l’Union de la tutelle de l’Otan, en matière de défense. Répondant dans les colonnes du Guardian au Président de la Commission, le député européen conservateur britannique Geoffrey Van Orden ne manquait d’ailleurs pas d’ironiser sur cette proposition, déclarant que Jean-Claude Juncker vivait dans un «monde fantastique». Et le porte-parole du Parti conservateur sur les question de Défense et de sécurité de conclure sèchement: «Si nos nations devaient faire face à une sérieuse menace sécuritaire, sur qui voudrions-nous nous reposer – l’OTAN ou l’Union ? La réponse est dans la question»… Un positionnement qui n’est sans doute pas prêt d’évoluer alors que se profile d’ici juin 2016, sous couvert de confirmation calendaire officielle en octobre prochain, la perspective d’un éventuel Brexit…
Autre blocage, la constitution d’une telle armée susciterait également l’octroi de nouvelle prérogatives communautaires, afin de permettre à l’Union – et non plus simplement à une coalition d’Etats membres -, d’intervenir militairement. Concrètement, une telle perspective nécessiterait à tout le moins un transfert réel de souveraineté en la matière, des Etats-membres vers Bruxelles; ce à quoi ne semble être préparée aucune chancellerie européenne, tant sur le plan politique – de Londres à Paris -, que constitutionnel – dans le cas allemand -, voire même budgétaire ; particulièrement à l’heure où les Vingt-huit continuent à bloquer toute velléité de l’Union à se doter d’un budget propre…
Général Guy Buchsenschmidt: «Je ne crois pas à l’utilité d’une armée européenne» from Ecole nationale d’administration on Vimeo.
L’Eurocorps et l’exception malienne
Enfin, au titre des interrogations légitimes, pourquoi en appeler à la naissance d’une «armée européenne» alors qu’existe déjà l’Eurocorps, que rejoindra la Pologne en janvier prochain, justement créé pour être au service de l’Union? Un point absent des déclarations du Président de la Commission… Certes, l’Eurocorps, rappelle le Général Guy Buchsenschmidt, qui en assurait le commandement jusqu’en juin dernier, ne constitue à ce stade qu’une structure de haut commandement militaire européen, «constituée de 1.000 soldats, répartis, pour environ 400 d’entre-eux dans la structure d’Etat-major et, pour environ 650 autres, dans les ‘appuis’». Mais elle peut déjà bénéficier des «6.000 hommes» de troupes de la Brigade franco-allemande, susceptibles d’être déployés, dans le cadre d’une force de réaction rapide, sur les théâtres d’opérations. Ceci, avant d’être, au besoin, rejoints par des effectifs complémentaires, envoyés dans un second temps par les Etats membres désireux de s’engager militairement à leur côté.
Reste toutefois, pour rejoindre les vœux de Jean-Claude Juncker que, si une armée européenne embryonnaire existe bel et bien, au moins quant à la structuration de son commandement, celle-ci, de la Bosnie-Herzégovine (1998-1999) au Kosovo (KFOR, en 2000), en passant par l’Afghanistan (2004-2005 ainsi qu’en 2012) n’est juste qu’à présent intervenue que dans le cadre d’opérations de l’OTAN. Seule exception, actuellement en cours, son déploiement au Mali, dans le cadre de l’EUTM, la mission européenne de formation de l’armée malienne. Une mission exclusivement sous contrôle européen, cette fois, mais toutefois limitée à l’entraînement des groupements tactiques inter-armés, incluant leur formation en droit international humanitaire et en droits de l’Homme, le conseil au commandement, l’appui à la chaîne logistique, ainsi que la gestion des ressources humaines. Une mission, en l’état, bien éloignée, à court ou myen terme, de toute perspective de projection autonome d’une «armée européenne commune», qui plus est à sa frontière orientale…
Le fonctionnement correct de l’Europe passe par la constitution d’une «défense solide»
Appeler à la constitution d’une «armée commune européenne» relèverait-il dès lors d’un simple exercice de communication politique dans un domaine d’action échappant pourtant aux compétences du Berlaymont, ou relèverait-il d’un dessein plus prospectif ? Dans son article 42-2, le Traité Lisbonne prévoit en effet que «la politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union». Mais «défense» et «armée» sont deux choses différentes, que ne manque d’ailleurs pas de souligner, entre les lignes, le Général Guy Buchsenschmidt: «Je ne crois pas à l’utilité d’une armée européenne, relève-t-il ainsi. Mais je crois par contre à l’impérieuse nécessité d’une Défense européenne». Et l’ancien commandant en chef de l’Eurocorps, auquel a succédé depuis juin dernier le général de corps d’armée Alfredo Ramirez, de préciser sa pensée: «Nous ne pouvons pas déléguer notre sécurité à l’OTAN et aux Américains. Nous devons être, dans une certaine mesure, indépendants et capables de gérer des problèmes dans des zones où l’OTAN n’a ni l’envie ni les moyens d’intervenir, comme par exemple en Afrique centrale. Et, pour cela, l’Union doit se constituer une défense solide, qui est l’une des conditions du fonctionnement correct de l’Europe dans le futur».
Comprendre: non pas constituer une armée au sens propre du terme, qui irait au-delà de la lettre du Traité, mais commencer, déjà, par mettre au service d’une politique de défense commune – et portée comme telle par les institutions de l’Union – les forces des Etats membres sous un même haut commandement européen là où, a minima, l’OTAN pein à s’engager. En somme, avant de mettre sur pied une «armée commune européenne», remplir la ‘coquille vide’ de la politique de défense européenne, en donnant véritablement les moyens à la Haute Représentante Federica Mogherini de coordonner des politiques de sécurité et de défense initiées conjointement, entre les présidents du Conseil et de la Commission, sous le contrôle du Parlement européen, et non plus simplement sur des bases essentiellement nationales. Et, suivant le raisonnement du Général Guy Buchsenschmidt, que, dans un premier temps au moins, la constitution d’un corps d’armée au service de cette politique puisse s’appuyer sur des «’coalitions of the willing’: voir quels pays pour quels cadres particuliers sont d’accord de prendre des risques, d’engager des troupes, de mettre des fonds sur la table et, au cas par cas, sélectionner les pays qui sont d’accords de se coaliser pour mener des actions à l’étranger». Une option à laquelle veut croire l’ancien commandant de l’Eurocorps, qui précise qu’à titre personnel, plus que la création d’une «armée commune européenne», «les coopérations renforcées sont un mode d’action tout à fait prioritaire». Reste à savoir si, au-delà des simples souhaits, celles-ci, si elles se développent, pourront un jour s’appuyer sur une politique dédiée définie dans un cadre véritablement communautaire, en l’absence duquel les termes de «défense» ou d’«armée» n’auront d’européen que le nom…
(1) Christophe Nonnenmacher est chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP). Journaliste spécialisé sur les questions européennes, il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Il a également travaillé cinq ans au Parlement européen.
Photo: Julie Roth
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