Simple récompense artistique ou outil d’influence politique? Tant au regard de ses ambitions (in)avouées que de la structuration de son jury, composé des membres du Parlement européen, le Prix Lux interroge quant à ses véritables objectifs. Focus, à l’occasion de son attribution 2015 au très engagé Mustang de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven.
Quinze brèves minutes, discours de remerciements compris. 209 suffrages exprimés sur 751 députés européens appelés à voter… Certes, Mustang de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven, est sorti vainqueur mardi 24 novembre de l’édition 2015 du Prix Lux. Mais, créé en 2007 pour promouvoir le cinéma européen, accroitre la circulation de ses créations dans les Etats-membres, l’événement, pourtant promu comme un axe symbolique majeur de l’action parlementaire, au même titre ou presque que le Prix Sakharov, n’aura donc, au moins cette année , déchaîné ni les foules, ni les eurodéputés, dont beaucoup admettent, un brin coupables, n’avoir d’ailleurs pas vu les trois films finalistes en compétition… ou s’être laissés conseiller par leurs assistants parlementaires, faute de temps.
Le choix de Mustang: « Un message adressé à la Turquie »
Pourtant, au delà de la simple qualité artistique des trois films finalistes, ce vote aurait pu avoir de quoi mobiliser politiquement, tous trois ayant pour points communs de traiter de thèmes de société brûlants et de véhiculer des messages politiques forts promouvant les valeurs européennes. Dans le film bulgare Urok, les réalisateurs Kristina Grozeva et Petar Valchanov dressent ainsi le portrait d’un personnage féminin, aux valeurs morales voulues sans faille, devant faire face au remboursement des dettes de son mari dans un contexte de crise économique et de corruption des administrations bulgares. Mediterranea, de l’italo-américain Jonas Carpignano, s’attelle quant à lui à l’épineuse question migratoire en retraçant le périple d’un jeune migrant burkinabé depuis l’Algérie et la Libye jusqu’aux côtes italiennes. Enfin, le lauréat franco-germano-turc Mustang, qui dépeint le combat de cinq sœurs pour leur liberté dans une Turquie encore en proie aux mariages forcés, envoie «le message à la Turquie qu’il faut continuer sur la voie de la laïcité, […] afin de donner confiance aux jeunes filles en l’avenir, en une Turquie plus moderne, plus proche de l’Europe, prête à incarner ses valeurs», déclarait Antonio Tajani, premier vice-président du Parlement européen, à l’issue de la remise du prix.
Seul prix à être décerné par une assemblée d’élus en fonction
Traiter d’un sujet proche des préoccupations et des valeurs du citoyen européen est d’ailleurs l’un des critères établis auxquels se réfère le jury de sélection, composé de vingt professionnels du secteur audiovisuel européen, pour déterminer les trois films finalistes. Un mariage entre art et politique que d’aucuns peuvent parfois juger inapproprié dans le cadre de la remise d’un prix cinématographique, mais qui suscite également l’intérêt tout particulier de celui-ci, seul à être décerné in fine par une assemblée d’élus en fonction. Un mélange des genres, souligne Jindrich Pietras, co-organisateur du Prix Lux, que «les artistes ne vivent toutefois nullement comme une instrumentalisation de leurs œuvres». Plus qu’une opération de promotion des valeurs de l’Union européenne, cette récompense agit plutôt selon lui comme un miroir de notre société, comme un «révélateur de messages politiques, y compris auprès des réalisateurs, qui ne sont pas forcément conscients de la portée politique de leurs films». Ce propos politique engagé, loin de poser problème, est d’ailleurs progressivement assumé par de nombreux artistes comme Deniz Gamze Ergüven, la réalisatrice de Mustang: « Vous savez, je me suis réfugiée pendant des mois derrière un discours qui disait que mon film n’était rien d’autre qu’une petite histoire. Derrière la poésie, la narration, la lumière. Mais tout ce qui pouvait me permettre de me protéger du propos éminemment politique du film a été démasqué ici». Et Costa-Gavras de relever, quelques heures plus tard, lors d’un séminaire de travail organisé en marge de la remise du prix, que si «le cinéma est le miroir dans lequel chaque peuple se regarde», alors le reflet des peuples européens donné par les trois films finalistes est peu flatteur pour leurs représentants politiques, entre rejet de l’autre, reniement des valeurs morales et retour des conservatismes religieux».
Une pré-sélection pilotée par un panel de professionnels
Moins politique dans le discours, Jindrich Pietras, administrateur au Parlement européen, préfère pour sa part rappeler que les films sont avant tout sélectionnés par un panel de professionnels: «Les membres du jury proviennent des deux bouts de la chaîne de production cinématographique. Ce sont des producteurs, des distributeurs, des réalisateurs, des acteurs… Tous vont regarder les films selon une perspective différente, et se focaliser sur des aspects spécifiques des créations». En somme, comprend-t-on, bien plus que sur des critères politiques, l’attribution du Prix Lux, au moins dans sa phase de préselection, reposerait avant tout sur des considérations techniques et artistiques. Une analyse également en partie appuyée par Susan Newman-Beaudais, chargée de projets «Premières et deuxièmes fictions» chez Eurimages et membre depuis cette année du jury de sélection: «Le Prix Lux donne simplement une opportunité à des films d’une très grande qualité et dont le sujet est intéressant, de pouvoir circuler de manière accrue en Europe», en permettant la prise en charge du sous-titrage des trois œuvres finalistes en vingt-quatre langues.
«Les films valent mieux que n’importe quels discours politique»
Prix politique, donc, ou simplement artistique? Le débat, à mesure que se succèdent les prises de paroles, peine à être clairement tranché, comme si nul ne voulait finalement assumer l’identité singulière de ce trophée. Sans doute, une meilleure appropriation de celui-ci par les citoyens européens permettrait d’y remédier, pour peu que soit dépassé l’écueil d’un manque de visibilité du Prix auprès du grand public. Car là est un autre enjeu pour le Parlement qui, depuis 2012, s’attèle néanmoins à la tâche, en finançant des projections gratuites des trois oeuvres finalistes, par l’entremise de ses bureaux d’information dans les vingt-huit Etats membres. Ce travail, entamé principalement dans des grands centres urbains européens doit être poursuivi, estime Aurélie Reveillaud, responsable du Bureau Europe Créative de Strasbourg, en l’étendant aux «campagnes, et ne plus simplement cantonner la diffusion aux villes». Un vœu artistique qui rejoint cette fois les aspirations politiques de certains élus, comme la députée européenne S&D Sylvie Guillaume, qui conclut que «les films valent mieux que n’importe quels discours, tant ils permettent de simplifier et de complexifier à la fois les enjeux européens. C’est en cela qu’il faut les rendre accessibles à plus de monde, organiser plus de débats autour de ces thèmes, voire élargir le panel de films». Une orientation politique, cette fois finalement pleinement assumée, à condition, bien sûr, que le budget du Parlement alloué à la culture survive aux restrictions budgétaires. Mais là est une autre histoire à écrire…
(1) Cécile Frangne est étudiante en Master 2 Politiques européennes, à Science Po Strasbourg, membre du groupe de travail «Cinéma et audiovisuel en Europe» du Pôle européen d’administration publique.
Photo: Service audiovisuel du Parlement européen
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.