Finaliste du Prix Lux 2015, Urok (La Leçon) interroge la réalité sociale bulgare mais également, dans sa conception, les potentiels de développement de la scène cinématographique locale, contrainte par un faible niveau d’engagement des producteurs et distributeurs nationaux. Etat des lieux avec Petar Valchanov, co-réalisateur, et Margita Grozeva, actrice principale du film.
Le film Urok décrit le parcours d’une enseignante, Nadia, qui, alors qu’elle essaie de confondre l’un de ses élèves qu’elle soupçonne de vol et rappelle à la classe les principes moraux de la vie en société, se retrouve elle-même confrontée à leur transgression pour sauver financièrement sa famille. Surendettement, réseaux mafieux, braquage de banque, même, à force de désespoir: cette histoire doit-elle être perçue comme un reflet de la société bulgare et de la place que peuvent parfois y tenir les femmes, ici bien plus fortes et volontaires que certains hommes?
Petar Valchanov: Je ne crois pas que l’on puisse dresser un portrait de la société bulgare à partir de ce seul exemple. Mais, d’un autre côté, je vous mentirais si je vous disais que ce film n’était pas inspiré d’une histoire vraie. L’histoire de cette institutrice a bien existé et a fait grand bruit en Bulgarie. Les journaux en ont fait leur Une, les gens en discutaient entre eux, avec ceux qui soutenaient cette femme, ceux qui la condamnaient.
Margita Gosheva: Je rejoins l’analyse de Petar: il s’agit ici d’une histoire singulière, pas d’un reflet uniforme de notre société. Maintenant, sur la deuxième partie de votre question, celle du rôle des femmes, le point de départ de ce film ne réside pas dans une approche féministe. Pas plus que le reste du film, ce personnage ne peut être jugé pleinement représentatif des femmes bulgares. Il s’agit d’un parcours particulier, même s’il s’ancre dans une certaine réalité sociale et n’empêche pas une réflexion plus étendue.
Le choix, pour le personnage, d’une enseignante n’est quant à lui pas anodin…
Petar Valchanov : Effectivement. Ce point est important parce qu’au-delà du genre du personnage principal, ce qui nous intéressait tenait presque davantage à sa situation professionnelle. Si nous étions partis de l’histoire d’une autre personne, une femme médecin, par exemple, le film n’aurait pas été le même. Une institutrice reflète une certaine image de moralité. Et cela a effectivement quelque chose de perturbant qu’une enseignante en vienne à franchir la ligne rouge entre ce que qui est bien, communément acquis comme une conduite sociale morale, et ce qui relève du crime.
Reste que cette descente aux enfers tient principalement à une forme de désespoir financier et social dû à une situation de surendettement causé par son époux. Et duquel naît en filigrane une forme de critique du fonctionnement de la société bulgare. Je pense ici à la lourdeur, voire l’inertie de l’administration, la corruption policière, l’incitation à la prostitution pour ne citer que ces exemples…
Margita Gosheva: Nous ne pouvons nier que les réalités sociales sont particulièrement tendues de nos jours. En Bulgarie, bien sûr, mais cela dépasse amplement le cadre de notre pays. Ce qui est vrai ici l’est également dans d’autres Etats européens, par exemple.
Et comment l’expliquez-vous?
Margita Gosheva: Ce que nous vivons aujourd’hui est une phase de «toujours plus». Vous savez, en Bulgarie nous avons une expression qui résume cela: «Si vous utilisez des prises de 220 volts, et que cela fonctionne, alors il vous faut vous débrouiller pour travailler en 250 volts». Ceci pour dire que la pression que les gens subissent en Bulgarie, dans le reste de l’Europe ou ailleurs, est toujours plus forte. Et celle-ci en devient socialement insupportable. Dire que nous subissons depuis de nombreuses années une crise économique en Bulgarie n’est un secret pour personne, mais, pour en revenir au propos du film, couplé à cette pression incessante, cela n’est pas sans conséquences sur les individus, dont les enseignants.
Petar Valchanov : Après, comprenons-nous bien: le propos du film n’est pas de juger. Ni l’enseignante, ni ses actes qui l’ont conduite dans l’engrenage que décrit Urok. Et, c’est là, je crois, l’un des points importants du film: ne pas chercher à juger, juste à poser une situation telle qu’elle est et les raisons qui y ont amené cette femme.
Ce message a-t-il été entendu comme tel en Bulgarie?
Petar Valchanov: Cela est difficile à dire, au moins pour sa première diffusion qui n’a été accessible qu’à une minorité de gens.
C’est-à-dire?
Petar Valchanov: Disons que projeter, diffuser des films bulgares en Bulgarie n’est pas chose aisée. Et c’est là un problème récurrent, ici. Pour être plus précis, la plupart des distributeurs locaux vont en effet davantage miser sur des films étrangers, principalement des blockbusters américains, comme des films pour teenagers de type Hunger Games, parce que cela est moins risqué financièrement. Pour vous donner une idée, quand un film bulgare parvient à voir le jour et à être diffusé, il ne reste à l’affiche que quatre à cinq semaines au maximum, contre un minimum de huit pour un film sorti des studios d’Hollywood. Et quand le bouche à oreille commence à opérer et que les gens demandent où il est encore possible de voir un film bulgare comme Urok, la seule réponse que nous pouvons leur apporter est que celui-ci n’est déjà plus accessible. Dès lors, il est en l’état difficile d’avoir une vue concrète sur les réactions que ce film, lors de sa sortie, aurait pu susciter dans le pays, à grande échelle.
Faire partie des finalistes du Prix Lux a-t-il pu changer quelque chose de ce point vue?
Petar Valchanov: Oui, et c’est là l’un des premiers bénéfices de cette nomination, car de nouvelles projections, financées par l’Union européenne, ont depuis été organisées, en Europe mais également en Bulgarie même. Et, cette fois, les salles étaient combles, ce qui montre bien, d’une certaine manière, que si on laisse un film s’installer, il existe un public bulgare pour les films bulgares.
Ces projections ont également été suivies de rencontres avec le public. Quels ont été cette fois les retours qui vous ont alors été adressés?
Margita Gosheva: Cette fois-ci, nous avons parfois pu observer une certaine forme de mal être. Certaines personnes ne nous ont en effet par exemple pas caché que si le film les avait touchées, il les dérangeait également, en ce sens qu’il était trop proche de leur quotidien et qu’ils ne voulaient plus, dans leurs sorties culturelles, voire davantage de cette réalité qu’ils vivent chaque jour qui passe. Après, d’autres nous ont dit avoir beaucoup aimé le film, ressenti de l’empathie, même. En fait, autant que lorsque l’affaire originelle est sortie dans les médias, notre ressenti est que les avis sont très partagés. Mais c’est là quelque chose de très positif, je pense, parce que cela incite à la réflexion, au débat.
Vous mentionniez précédemment la frilosité qu’ont les distributeurs bulgares à soutenir l’industrie cinématographique locale. Le problème est-il similaire en matière de production?
Petar Valchanov: La difficulté principale, reste la distribution des films. Mais financer, produire un film n’est guère plus aisé. Ici, le système de financement des films est très bureaucratique. Il n’existe par exemple qu’un seul moyen d’obtenir des aides publiques, ce qui vous impose de remplir un dossier auprès du Centre National du Film qui est rattaché au ministère bulgare de la Culture. Vous déposez votre dossier, vous patientez le temps de deux réunions de commissions ad hoc, sans pouvoir parallèlement compter sur un soutien privé qui n’existe pas dans la pratique. En fait, si vous n’avez pas d’amis susceptibles de vous soutenir un peu financièrement, les choses deviennent vite compliquées… De ce point de vue, la Bulgarie n’a rien à voir à des pays comme la France où les chaînes de télévision soutiennent financièrement la production cinématographique. Ici, elles ne sont pas intéressées par les films locaux.
Aucun autre circuit de financement n’existerait-il donc?
Petar Valchanov: Aucun autre national, non. Mais d’autres solutions existent, dont en premier lieu la co-production avec d’autres pays européens. Dans notre cas nous avons par exemple travaillé avec un co-producteur grec, Graal Films, sans lequel Urok n’aurait peut-être jamais vu le jour.
Comment cette tendance pourrait-elle selon vous être renversée?
Petar Valchanov: En commençant par réformer certaines de nos lois. Nous pourrions par exemple imaginer que le législateur retire les taxes de diffusion sur les œuvres numérisées afin de rendre plus attractive leur projection publique. Une autre réforme pourrait également consister à inciter les distributeurs à laisser en salles les films bulgares plus d’un mois…
Et de telles réformes sont-elles envisagées, sinon envisageables?
Petar Valchanov: A cette heure non. Nos représentants politiques n’y pensent même pas. Tout ce qu’ils voient sont les dividendes que leur rapportent par exemple les taxes de diffusion et qui permettent d’abonder le budget global de l’Etat en période de crise…
Lors de la conférence de presse qui a suivi la remise du Prix Lux, vous expliquiez que faire partie des trois finalistes était important parce que cela vous donnait notamment l’opportunité de voir votre film sous-titré en vingt-quatre langues. Est-ce là un moyen incontournable de faire vivre le cinéma européen dans sa diversité mais également au-delà de ses frontières naturelles?
Petar Valchanov: Bien sûr. La prise en charge des sous-titrages est une chance extraordinaire. En Europe, nous avons par exemple un distributeur en France, en Italie, en Pologne, en République tchèque, mais cette récompense devrait très probablement nous permettre d’en trouver dans d’autres pays. Parallèlement, cela nous permet également de présenter le film sur d’autres continents. Récemment, celui-ci a ainsi été présenté au Japon, au Brésil et au New York Film Forum. Le temps venu, nous analyserons les chiffres d’entrée dans ces pays mais, indéniablement, le sous-titrage ouvre de nouveaux horizons.
Photo: Service audiovisuel du Parlement européen
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