Sous-titreurs audiovisuels : chronique d'une mort annoncée

Les traducteurs professionnels, victimes collatérales d’une meilleure circulation linguistique des œuvres audiovisuelles et cinématographiques européennes? Entre développement du fansubbing illégal et soutien financier de la Commission européenne aux pratiques de sous-titrage low cost et à de potentielles traductions par algorithmes, le paradoxe pourrait très vite devenir réalité…

Qui l’eût cru! Dans le viseur d’Acta il y a moins de quatre ans, les «pirates du web» voient désormais leurs techniques de sous-titrages de films à bas coût empruntées par l’Union européenne. Objet de la surprise: la publication par la Commission de Bruxelles, en juillet 2015, d’un appel d’offres crédité de 1 million d’euros pour «crowdsourcer le sous-titrage et améliorer la circulation des œuvres européennes». Cible principale: le sous-titrage de films dans une «langue rare», dont le coût par long métrage oscille aujourd’hui entre 600 et 1000 euros. Des prix «très bas», reconnaît Marie Frenay, porte-parole de la Commission pour le marché unique numérique. Mais des tarifs qui correspondent néanmoins à la réalité du marché du sous-titrage dans les pays concernés et qui restent pourtant encore jugés trop élevés par certains producteurs, soucieux de s’assurer un retour sur investissement sur une diffusion auprès d’un public de niche, bulgare ou slovaque, pour ne citer que deux exemples. Conséquence actuelle, que confirment des chiffres en berne: les films européens circulent très mal. Alors que les mastodontes américains réalisent la grande majorité de leurs recettes à l’étranger, 77% de la circulation des productions continentales se limitait encore dans les années 2000 à leur seul marché national. Plus inquiétant encore, alors que les productions américaines et japonaises continuent de gagner du terrain à l’export, 60% des productions européennes ne trouvent toujours pas de débouchés hors de leur territoire d’origine.

Encourager le crowdsourcing du sous-titrage pour plan de reconquête? L’idée, indirectement appuyée par la Commission fait son chemin, s’institutionnalise, même. Mais bien que séduisante, la formule ne manque toutefois pas de laisser sceptiques de nombreux acteurs du secteur, professionnels ou membres de fansubbing – ces regroupements de fans ayant pris coutume de traduire des films ou des séries à peine celles-ci mises en ligne sur des sites de streaming, généralement illégaux. «On peut craindre que le million d’euros proposé par l’Union européenne ne vise (finalement) qu’à réinventer, sous des formes légales et nécessairement limitées par des questions de droits d’auteur, ce qui existe déjà depuis de très nombreuses années sur les offres illégales de films ou séries TV piratées, qui ne s’embarrassent pas des considérations juridiques», analyse ainsi Guillaume Champeau, fondateur et rédacteur en chef du magazine Numerama. Et celui-ci de relever qu’«une exception au droit d’auteur légalisant la création de sous-titres serait certainement bien plus efficace qu’un million d’euros ».

Des professionnels déjà étranglés

Quant aux traducteurs professionnels, et même si l’initiative de la Commission se limite au moins pour l’heure à des langues de niche, écartant de fait l’anglais et le français, ceux-ci n’ont pas manqué de faire entendre leur voix dès septembre 2015, par l’intermédiaire d’Untertitel Forum, une association de sous-titreurs germanophones. «Notre branche connaît depuis plusieurs années déjà une pression croissante sur les tarifs, qui n’ont cessé de chuter, contraignant de nombreux collègues à mettre la clé sous la porte», déploraient-ils ainsi dans une lettre ouverte envoyée alors au Berlaymont. Leur crainte: que l’Union n’ouvre finalement une boîte de Pandore et finisse de tirer les prix vers le bas, quitte à sacrifier de nombreux emplois. Une perspective inacceptable pour une profession dont les revendications salariales sont déjà particulièrement malmenées. A titre d’exemple, là où le Syndicat National français des Auteurs et Compositeurs(SNAC) réclame un paiement à 4,65 euros le sous-titre, Arte, son principal client, se refuse déjà à dépasser le seuil des 1,80 euro…

4,65 euros le sous-titre? «Un prix utopique», concède depuis son bureau de l’Institut de traducteurs, d’interprètes et de relations internationales de Strasbourg (Itiri), Sylvain Caschelin, sous l’oeil d’un E.T. de cinquante centimètres trônant sur l’étagère d’une armoire laissée ouverte. Mais «1,80 euros, l’est tout autant», au moins pour qui souhaiterait travailler avec des professionnels du secteur. A la tête, avec Evelyne Noiriel, de la société strasbourgeoise Boulevard des Productions, Georges Prats, confirme l’analyse, au moins pour le marché hexagonal. Subissant déjà la concurrence de studios implantés en Belgique, attirés par un climat fiscal plus clément, la réalité du terrain est qu’«aucun sous-titreur professionnel n’acceptera de travailler en France pour 1000 euros». Et Sylvain Caschelin de compléter, exemple à l’appui: «Avec un long-métrage qui compte entre 600 sous-titres s’il est contemplatif, jusqu’à 1400 si on parle d’un Woody Allen, je vous laisse calculer le prix total», et ce qui revient de l’heure de travail, charge déduites, au traducteur… Miser sur une augmentation du volume de textes pour atteindre un juste milieu financier, pourrait être une part de la solution, avancent Evelyne Noiriel et Georges Prats, mais, dans la pratique, celle-ci entraîne là encore une pression à la baisse sur le prix du sous-titre à l’unité.

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L’exigence de qualité oubliée

A la lecture de l’appel d’offres émis par la Commission, une autre interrogation surgit. Celle d’une exigence de qualité, absente des impératifs de recevabilité. Evelyne Noiriel et Georges Prats ne le cachent pas: cet «oubli» les consterne: «S’ils veulent du sous-titrage gratuit, autant faire ça avec un logiciel de traduction automatique, ironise l’homme, un brin dépité. Là, vous saurez à peu près ce qui se dit dans le film, mais votre texte sera truffé de fautes et de contresens». Une perspective des plus dramatiques sur le plan qualitatif, si l’on se réfère à l’analyse de Sylvain Caschelin qui insiste sur l’importance de la cohérence, de la mise en contexte du propos, de l’adaptation et non de la traduction littérale, sur lesquels s’appuient les traducteurs professionnels: « Prenez par exemple un texte disant ‘You are beautiful’. Tout le monde peut le traduire, mais à qui s’adresse-t-on vraiment? A un animal? A une personne? A plusieurs? Faut-il prendre le terme ‘beautiful’ comme synonyme de ‘mignon’, ‘beau’, davantage encore? Sans sa mise en contexte, cette phrase, pourtant simple, est tout simplement intraduisible». Les algorithmes, les communautés éclatées de fansubbers, qui traduisent chacun un bout d’épisode avant d’en coller les morceaux, peuvent-ils seulement prendre en considération ces exigences… ?

Marion et Cécile, deux étudiantes de l’Itiri, rencontrées alors qu’elles s’exerçaient à traduire un film de l’espagnol vers le français, se veulent quelque peu plus nuancées. Tiraillées entre leur engouement pour la réactivité des fansubbers, qui leur permettent d’accéder en un temps record à une version sous-titrée de leurs séries préférées, et une certaine crainte quant à leur avenir professionnel, toutes deux précisent ne pas vouloir «critiquer le travail de ces communautés, mais (qu’) il faut aussi se rendre à une certaine évidence: lorsque chacun traduit dans son coin une petite séquence sans tenir compte de la cohérence d’ensemble, il est effectivement impossible d’égaler les pros» en terme de rendu qualitatif. Nulle virulence, alors qu’il en va de l’avenir de leur profession, mais un constat qui rejoint en partie l’analyse de Georges Prats.

Un secteur en cours d’«uberisation»

Reste que depuis juillet 2015, l’enveloppe de la Commission a déjà été répartie entre trois projets, respectivement portés par deux sociétés allemandes – EYZ Media et Way Film Translation – et une française, Under the Milky Way, spécialisée dans la distribution de films à budgets modestes à destination des plateformes de téléchargement légal et VOD. Leur approche? Tout à l’inverse ou presque de ce qui pourrait rassurer les professionnels du secteur. Certes, nous n’en sommes pas encore au stade d’une déshumanisation totale de la profession, les algorithmes, malgré leur développement progressif sur des plateformes comme Youtube depuis les années 2010, n’ayant pour l’heure «pas encore su convaincre de leur fiabilité», comme le confirme par téléphone Matthew Way, fondateur et dirigeant de la société Way Film Translation, mais l’appel aux traducteurs low cost est déjà une réalité. Tout comme son concurrent allemand, Under The Milky Way fonde ainsi sa stratégie de développement sur le subbing semi-professionnel, composé d’un public d’étudiants ou de linguistes.

Moyennant une formation accélérée, ces traducteurs à moindre frais, si l’on en croit Jérôme Chung, co-fondateur de la société, pourraient ainsi permettre d’économiser quelques euros par minute de sous-titrage, tout en gardant une qualité honorable et consolider le fameux «retour sur investissement», lorsqu’il s’agit d’adapter un film pour des zones linguistiques à plus faible public que ne peuvent l’être la France ou le Royaume-Uni. «Si l’on réussit à avoir par exemple trois traducteurs dans un pays comme l’Estonie, ce sera un bon début», relève Jérôme Chung. Mais à quel prix, là encore, pour les pros en devenir d’un secteur objectivement en cours d’«uberisation»? Déjà en concurrence avec les fansubbers, d’ici quelques années à peine à n’en pas douter avec des algorithmes généralisés, comme le connaît déjà la presse écrite, où des robots ont commencé à remplacer des rédacteurs, Cécile veut encore croire qu’il lui sera possible de vivre de son métier. Sa stratégie? Avoir misé une partie de son avenir sur la maîtrise d’une «langue rare». Histoire, dans un contexte économique déjà difficile, d’obtenir «des missions de sous-titrage bien payées», parce que de niche. Pari gagnant ? A bien y regarder, plus forcément…

À propos de l’auteur : Pierre Pauma est étudiant en Master 2 Politiques européennes et Affaires publiques, à Sciences Po Strasbourg, membre du groupe de travail Audiovisuel et Cinéma en Europe, du Pôle européen d’administration publique.

Crédits photo: Ivana Vasilj sous creative commons

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