La question migratoire au cœur du référendum sur le «Brexit»

Au cours des dernières semaines, l’immigration est revenue au centre du débat pour ou contre le Brexit outre-Manche. Si la problématique n’est pas nouvelle (la plupart des partis anti-européens sont également anti-immigration), elle semble toutefois avoir gagné une audience médiatique, certains annonçant même qu’elle sera la clé du résultat du scrutin de ce jeudi. Alors que les conséquences d’un Brexit sur la politique migratoire britannique demeurent incertaines, le débat révèle toutefois les tensions actuelles autour de la libre circulation en Europe.

En 2004, le Royaume-Uni est le seul pays européen, avec la Suède, à accorder pleinement l’accès au marché du travail aux citoyens des États qui viennent d’entrer dans l’Union européenne (huit pays d’Europe centrale et orientale ainsi que Chypre et Malte). La Commission européenne autorise en effet les anciens pays de l’UE à retarder jusqu’à sept ans l’accès des nouveaux membres à leur marché du travail. La France, par exemple, ne l’ouvrira qu’en 2008. Entre 2004 et 2014, environ un million et demi d’Européens issus des nouveaux pays membres sont venus travailler au Royaume-Uni, dont une grande majorité de Polonais. Ceux-ci étaient alors loin d’être considérés comme une menace, l’ouverture du marché du travail ayant été pensée dans la continuité des programmes d’immigration précédents, qui facilitaient déjà l’emploi d’Européens de l’Est dans certains secteurs. Entre 2004 et 2008, la demande de travail industriel, en particulier dans les dark stores du commerce en ligne était telle que les agences de travail temporaire publiaient les annonces directement en polonais, voire allaient recruter sur place.

La vérité sur le plombier polonais

Mais avec la crise de 2008, le climat s’est dégradé pour les migrants européens. Non seulement ils ont vu leurs salaires chuter, mais ils ont également été confrontés à la montée des discours hostiles à leur présence. Les jeunes qui autrefois étaient accueillis comme de nouvelles forces vives ont vieilli et ont eu des enfants, aujourd’hui accusés de surpeupler les écoles britanniques. Dès la reprise, cependant, l’économie britannique a continué d’utiliser massivement le travail migrant dans des secteurs qui peinent à recruter en raison de la difficulté du travail, de l’intermittence de l’activité ou encore des horaires asociaux. Ailleurs en Europe, la persistance des difficultés économiques et les politiques d’austérité ont poussé un nombre croissant de personnes à chercher du travail à l’étranger. La suprématie de la langue anglaise motive également le départ de nombreux jeunes diplômés, attirés par ce nouveau sésame de mobilité sociale.

Ainsi, le retour de l’immigration au centre du débat a aussi été alimenté par la présentation de statistiques témoignant d’une hausse importante de l’immigration européenne au cours du mandat de David Cameron, alors que celui-ci avait affiché dès 2011 son intention de la limiter. Cette hausse, bien que réelle, n’est cependant pas uniquement due à l’augmentation de l’immigration roumaine et bulgare, comme l’affirme le parti nationaliste Ukip (United Kingdom independence Party). Si l’on prend en compte le fait que les migrants de ces deux pays étaient déjà employés dans les programmes de travail autrefois réservés aux Polonais, cette immigration semble plus modeste. Par ailleurs, l’immigration nette s’explique également par une baisse de l’émigration des Britanniques (dont deux millions vivent en Europe et en particulier en Espagne) et l’irruption d’une immigration en provenance d’Europe du Sud, en particulier d’Espagne et d’Italie.

Immigration, globalisation et rhétoriques identitaires

L’un des traits distinctifs de l’immigration européenne de ces dernières années est le fait qu’elle se soit majoritairement installée en dehors des grandes villes, dans les localités moyennes et même à la campagne. Cela s’explique par les secteurs économiques dans lesquels les migrants ont été employés, situés hors des grandes métropoles. Bien que l’arrivée de ces nouveaux actifs ait contribué à redynamiser des villes plutôt en déshérence, elle a également rendu le phénomène migratoire visible à des populations qui y étaient peu habituées et qui se sentaient déjà fragilisées et exclues. La concentration sectorielle, c’est-à-dire le fait que les migrants soient employés dans un petit nombre d’entreprises, a également renforcé l’impression d’une immigration massive. Enfin, ces populations ont vu dans les migrants européens, plus jeunes et plus éduqués, une nouvelle manifestation de cette mondialisation qui avait fait fermer leurs usines, et dont l’Europe constitue un avatar. Tout cela explique que, dans les sondages, les Britanniques surestiment largement la réalité de l’immigration dans leur pays.

Plus récemment, la crise des réfugiés est venue alimenter encore un peu plus ces inquiétudes. Le discours identitaire qui sous-tend l’association entre Europe et immigration dans le camp du « Leave » ressemble alors à s’y méprendre à celui que l’on retrouve en France ou aux États-Unis : l’idée qu’il faut revenir à une grandeur passée, une identité perdue, et stopper un changement social venu de l’extérieur et devenu incontrôlable.

Le double visage de l’utilitarisme migratoire

Alors que le camp du « Leave » met en avant la possibilité d’une « immigration choisie » rendue possible grâce à la sortie de l’Union européenne, le camp du « Remain » capitalise également sur le rejet de l’immigration en proposant de limiter l’accès des travailleurs étrangers aux prestations sociales. Plaider pour une modification des conditions de séjour permettrait au Royaume-Uni de continuer à profiter de la main-d’œuvre européenne, tout en créant une catégorie de travailleurs aux droits réduits. Une énième déclinaison de l’utilitarisme migratoire, qui intéresse également d’autres pays. La mesure proposée par David Cameron, qui consiste à limiter l’accès aux prestations sociales aux travailleurs pouvant justifier de quatre années de travail continu, aggraverait encore la précarité de la situation des travailleurs étrangers, déjà surexposés aux risques professionnels et à la précarité. Et n’aurait que peu d’impact économique, puisque les Européens qui travaillent au Royaume-Uni sont jeunes, actifs, et cotisent davantage qu’ils ne coûtent au système britannique. Les allégations de « welfare tourism » (mobilité motivée par l’accès aux aides sociales dans un pays réputé plus généreux), bien que démenties par les études sur le sujet, servent d’alibi à la constitution d’une catégorie de travailleurs rendus hypermobiles par la privation de citoyenneté sociale.

Du côté du « Leave », et bien que les propositions concrètes en matière de politique migratoire restent évasives, les tabloïds pro-Brexit ont abondamment misé sur la peur de l’immigration au cours des dernières semaines pour remporter l’adhésion des derniers indécis, quitte à faire usage de la désinformation. Pour preuve, la une de the Express du 14 juin dernier, qui titrait alors : « Proof we can’t stop the migrants. Five millions EU citizens given right to enter Britain » (Preuve que nous ne pouvons pas arrêter les migrants. Cinq millions de citoyens européens autorisés à entrer au Royaume-Uni, ndlr). Mais capitaliser sur la haine n’est pas sans risques, comme l’illustre de manière dramatique le meurtre de la parlementaire travailliste pro-européenne Jo Cox.

(1) Aurore Flipo est sociologue, enseignante à Sciences Po Grenoble

Photo: David McKelvey sous Creative commons

Première publication dans The Conversation

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