Symbole de la liberté de circulation des personnes dans l’Union européenne, la directive relative au détachement des travailleurs est aujourd’hui en débats. Le mercredi 23 novembre 2016 à l’ENA, Guillaume Balas et Christian Keller s’exprimaient, dans le cadre des Europ’After Hours, sur les enjeux de la révision de cette directive. Le premier en tant que député européen, membre de la commission de l’emploi et des affaires sociales au Parlement européen, le second en tant que Premier Vice-Président de la Chambre des métiers d’Alsace et chef d’entreprise alsacien, ont pu ainsi décrire et comparer leurs visions du travail détaché et des réformes à opérer.
Produit de la volonté des institutions européennes et des États membres d’achever le Marché unique énoncée au début des années 1990, la directive de 1996, relative au détachement, est la base normative pour la mobilité des travailleurs dans le cadre de leur emploi. Les travailleurs étant soumis aux conditions d’emplois minimales appliquées dans le pays d’accueil et les cotisations sociales continuant de relever du pays d’accueil, les travailleurs détachés, comme les employeurs, trouvent dans cette directive un réel intérêt. Le développement de cette pratique s’est accéléré ces dernières années, notamment entre 2010 et 2014 en passant de 1,3 million de personnes concernées à 1,9 million. Dans un mouvement parallèle, les fraudes et les effets pervers de ce mécanisme se sont accentués, sans pour autant faire l’objet de contrôles suffisants de la part des États membres. Pour enrayer cette tendance, l’Union européenne a adopté en mai 2014 une directive d’exécution censée lutter contre la fraude. Jugée insuffisante et qualifiée par le député Gilles Savary, dans le rapport d’information qu’il a produit en mai dernier avec Chantal Guittet et Michel Piron sur la proposition de directive relative à l’exécution de la directive sur le détachement des travailleurs, de «cataplasme sur une jambe de bois», la Commission a proposé, le 8 mars 2016, par l’intermédiaire de Marianne Thyssen, Commissaire européenne à l’emploi et aux affaires sociales, d’aller plus loin en révisant le dispositif «afin de [l’] adapter aux besoins actuels». Du fait d’un détachement presque exclusivement orienté vers les pays à haut niveau de revenu (81% des détachements sont concentrés sur l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France et les Pays-Bas), les débats actuels soulignent de profondes divergences entre les pays d’envoi de travailleurs détachés et les pays d’accueil.
Une révision nécessaire, mais insuffisante…
Les principales propositions inscrites dans la révision de la directive prévoient que les travailleurs détachés bénéficieront des mêmes règles en matière de rémunération que les locaux ; ce qui signifie que la Commission souhaite graver dans la pierre le principe «à travail égal, rémunération égal». La volonté de la Commission est de «faciliter le détachement des travailleurs dans un environnement de concurrence loyale et de respect des droits des travailleurs». Guillaume Balas a cependant quelques craintes: la révision prévue pour la directive ne s’attaque pas assez à l’essentiel et notamment aux fraudes et au non-respect de la législation actuelle; c’est-à-dire «tout ce qui est de l’ordre du faux détachement et des sociétés boîtes-aux-lettres». La France a renforcé dernièrement ses outils règlementaires et autorise maintenant les agents de contrôle à « mettre en œuvre des sanctions administratives qui vont permettre d’échapper aux circuits actuel du procureur et de l’audience pénale, des procédures à la fois longues et contraignantes pour l’agent ». Selon les mots de la Ministre en charge du dossier, Myriam El Khomry, ces mesures répressives ont dévoilé un «iceberg». «Nos services ont commencé à gratter sous la surface et se sont aperçus que l’étendue des fraudes était immense en dessous». Par exemple, dans la région Grand Est depuis l’automne 2015, date de la mise en œuvre des premières sanctions administratives, 800 000 euros d’amende ont été signifiés et environ 130 entreprises et autant de de donneurs d’ordres ont été sanctionnés.
Christian Keller pour sa part, considère que la problématique du « dumping social » ne peut être envisagée seulement sur la base du salaire. Le Premier Vice-Président de la Chambre des métiers d’Alsace souligne que, malgré les actions menées par l’État pour réduire le coût du travail en France, un salarié français payé au SMIC reste plus cher qu’un travailleur détaché. En effet, entre travailleurs nationaux détachés, «les grandes différences vont aussi se faire au niveau des règles que doivent respecter les employeurs. Un chef d’entreprise français est confronté quotidiennement à la médecine du travail, aux certifications ou au compte personnel de formation pour ses employés nationaux».
Une cristallisation des débats dans l’Union européenne
Pour Guillaume Balas, le débat sur la révision du travail détaché en Europe est complexe, car il «pousse à sortir de la question sociale pour parler de manière plus globale de macroéconomie, d’investissement économique européen, d’investissement dans les territoires qui ont été les plus délaissés et des possibilités pour combiner une politique macroéconomique avec une forme d’harmonisation sociale». Le député européen souligne que «la réalité du rapport politique au Parlement européen est aujourd’hui extrêmement difficile» car l’Union européenne a été construite sur une contradiction entre deux visions du monde: un «compromis entre des velléités démocratiques et des conceptions très libérales». Cette opposition se traduit aujourd’hui par un paradoxe majeur pour la législation du travail: une volonté pour certains acteurs de centraliser «un certain nombre de règles sociales au niveau européen» par des négociations collectives entre les partenaires européens, et d’un autre côté, le désir de mettre en place la décentralisation des décisions sociales par le biais de négociations au niveau local, «entreprise par entreprise, voire région par région». Pour le député européen, cette deuxième voie consiste à «organiser la désorganisation.»
De plus, certains pays européens ne peuvent accepter de voir un contrôleur du travail étranger dans leur pays et refusent la mise en place d’une coopération européenne, suscitant ainsi un vif débat au Parlement européen. Au plus proche de ces discussions, Guillaume Balas note que «manifestement il y a des différences culturelles massives, notamment sur la question de ce que représente l’Europe et pourquoi nous sommes ensemble». Le véritable danger autour de cette directive relative au détachement est qu’elle clive les citoyens européens entre eux, car on a «mis en concurrence les peuples, les salariés, les entreprises, sans les avoir soumis aux mêmes règles». Dans les pays de l’ouest se développe un agacement très fort et à l’est, les travailleurs détachés ne «supportent plus d’être dans des situations d’esclavage moderne». Le risque majeur aujourd’hui est donc de voir l’Europe se parcelliser et se désagréger en intérêts particuliers.
Une indispensable liberté de circulation des travailleurs
Si le détachement des travailleurs dans l’Union européenne et un débat clivant, il n’en reste pas moins une nécessité pour de nombreux pays et notamment la France, qui est le «troisième exportateur de travails détachés». La réalité est plus complexe que les clichés véhiculés sur cette directive, notamment sur les clivages est-ouest : les pays qui exportent le plus de travailleurs détachés en France sont la Pologne, le Portugal, et l’Espagne, pour un total de 200 000 travailleurs détachés en France. Selon Guillaume Balas, cette quantité non négligeable s’explique notamment par un «refus culturel [chez les jeunes Français] de travailler dans des secteurs n’ayants par le prestige nécessaire». Cette situation peut, malgré un chômage élevé, introduire à terme «une pénurie de main d’œuvre» dans plusieurs domaines comme le bâtiment. Il est aussi très important de rappeler que la majorité des entreprises qui profitent du système des travailleurs détachés sont les grandes sociétés de l’ouest de l’Europe. Nous ne pouvons pas demander «aux autres de faire des efforts, si nous ne sommes pas nous-mêmes extrêmement strictes par rapport à nos entreprises et si nous ne faisons pas en sorte qu’elles respectent les règles ou, dans le cas contraire, qu’elles soient durement sanctionnées». Pour le député européen, C’est un élément central de crédibilité. Sinon, nous sommes d’une «hypocrisie sans nom à ce sujet».
Un impératif de résultat
Guillaume Balas et Christian Keller revendiquent un «travail détaché inscrit dans un marché de liberté de circulation des personnes, et où la concurrence se fait sur le critère de la compétence». Aujourd’hui, «la concurrence se joue sur le coût du travail et non plus sur la qualification. Alors, il y a dumping social». «Si nous désirons que les secteurs qui connaissent des manques en termes de personnels soient compensés par le travail détaché, il faut mettre en place les mêmes règles sociales pour tous». Le député européen le sait, cet objectif est essentiel et ambitieux. Il est possible de voir un blocage législatif et politique au niveau de la révision directive détachement. Si cela devait arriver, ce serait «la preuve que le système européen est bloqué, notamment entre pays de l’est et pays de l’ouest» ; ce qui ferait le jeu des anti-européens et des nationalistes. Il y a donc une obligation de résultat qui passera, à terme, par «un petit chemin étroit»: la mise en place d’une politique macroéconomique européenne et la construction d’une «meilleure Europe sociale».
Prochaines étapes
- La présidence slovaque a publié un rapport le 25 novembre dernier sur l’avancée des travaux de révision de cette directive
- 12 décembre 2016: 8 ministres du travail de l’Union européenne publiaient une tribune pour que les travailleurs détachés puissent bénéficier d’une rémunération équivalente à celle des travailleurs du pays d’accueil dès le premier jour de son détachement. («Le Monde»)
- 13 décembre 2016: Marianne Thyssen présentait le second pilier de son paquet, comportant la révision des règles de coordination des systèmes nationaux de sécurité sociale.
- Le projet de rapport du Parlement européen de Mmes Élisabeth Morin-Chartier (PPE) et Agnes Jongerius (S&D) sera discuté en commission «emploi et affaires sociales» le 25 et 26 janvier 2017.
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