Gazprom contre l'Europe, ou l'inverse ?

La flamme bleue de votre chauffe-eau ou de votre cuisinière brûle peut-être du gaz venu de l’Oural. Demain, il proviendra possiblement des États-Unis. Idem pour l’électricité : une partie est produite grâce au gaz russe et dans le futur les centrales européennes pourraient tourner avec du gaz de schiste américain. Cette perspective n’enchante ni Gazprom, premier fournisseur de l’Europe, ni le Kremlin, son patron. Bienvenue dans le grand jeu gazier mondial!

Le monde d’avant

Longtemps, le gaz naturel n’a voyagé qu’enfermé dans des tuyaux. Pas massivement transporté dans des méthaniers, bateaux spéciaux ainsi baptisés car le gaz naturel est essentiellement composé de méthane (un atome de carbone et quatre d’hydrogène, CH4, vous vous souvenez sans doute de la formule du plus léger des hydrocarbures). Il y a plus longtemps encore, le gaz consommé ne provenait pas du sous-sol mais de la distillation de la houille. Cette primauté historique du gaz manufacturé pour éclairer les villes explique pourquoi on parle de gaz naturel alors que l’on ne dit jamais pétrole naturel ou bauxite naturelle.

Longtemps, le gaz naturel n’a pas connu de concurrence (autre que celle avec d’autres sources d’énergie, en particulier le charbon et le fioul). En simplifiant à peine, dans chaque pays d’Europe une seule société gazière nationale s’occupait de tout, du transport dans de grands, puis dans de petits tuyaux, jusqu’à la commercialisation au consommateur final. Parfois même, elle incluait la production, lorsqu’il y en avait comme en Hollande, mais pas toujours (en France, Elf Aquitaine produisat à Lacq et GdF s’occupait du reste). À défaut ou en complément de ressources autochtones, la société gazière nationale s’approvisionnait auprès d’un ou plusieurs fournisseurs, des sociétés d’État également, à l’instar de la Sonatrach algérienne ou du russe Gazprom.

Dans le cas d’un acheteur et d’un vendeur uniques, deux monopoles sont donc face à face. Cette situation, dite de monopole bilatéral, a longtemps été mal aimée de l’économie car elle n’aboutit pas à un équilibre de marché. Il n’y a pas une quantité et un prix qui s’imposeraient aux parties comme dans les cas de la concurrence parfaite, du monopole simple, ou de l’oligopole. Il y a plusieurs solutions, une infinité même, et celle qui est choisie dépend de qui est le plus fort. Si le pouvoir de négociation est du côté de l’acheteur, le prix sera bas, s’il est du côté du vendeur, le prix sera haut.

Le monopole bilatéral

Longtemps, le monopole bilatéral a trompé les économistes les plus chevronnés et des solutions incorrectes ont été enseignées dans les meilleurs manuels de microéconomie. En réalité, il y a bien une quantité d’équilibre dans l’échange entre les deux parties. Cette quantité optimale est celle qui maximise la somme du profit joint, c’est-à-dire le profit qui serait récolté si les deux entreprises n’en faisait qu’une.

En revanche, il n’y a pas de prix d’équilibre du bien intermédiaire. Ce prix correspond en effet simplement à l’accord trouvé entre les parties pour se partager le profit joint. C’est une sorte de prix de transfert entre deux entreprises séparées qui discutent entre elles et se coordonnent.

D’ailleurs le consommateur final n’a que faire du prix du bien intermédiaire. Imaginez, dans le monde d’avant, des abonnés d’un Gaz de France alors en monopole (ou l’État représentant leurs intérêts) qui s’approvisionnerait uniquement auprès de son homologue russe. Ils ont seulement à se soucier de savoir si le volume de gaz transitant à la frontière et fixé par les deux parties est égal ou proche de l’optimum. La théorie économique établit en effet que si les deux entreprises maximisent leur profit joint, alors le prix du bien final, celui que paye le consommateur, sera pour lui le plus avantageux.

Est-ce que cela a bien été le cas à l’époque ? Même aujourd’hui avec le recul, c’est difficile à dire car il y a peu de cas purs de monopole bilatéral et les données historiques sur les quantités et les prix restent secrètes. Longtemps, en effet, les échanges bilatéraux ont été exclusivement réglés par des contrats de long terme connus des seules parties. C’était avant la création du marché libre du gaz animé par des bourses. D’une durée de 20 ans ou plus, ces contrats fixent une quantité plancher que l’acheteur doit retirer quelles que soient les circonstances et un prix qui comporte un terme constant et une série de paramètres d’indexation, en particulier le taux de change et le prix du pétrole.

En simplifiant, dans ces contrats dits Take or Pay l’acheteur prend en charge le risque volume et le vendeur le risque prix en assurant la compétitivité du gaz avec les combustibles concurrents. A défaut de connaissance des termes des contrats, il n’est pas possible d’établir rétrospectivement si la quantité négociée correspondait au modèle théorique, ni non plus d’ailleurs de savoir qui s’appropriait la plus grande part du profit joint.

Gazprom contre l’Europe?

Vous souvenez-vous de l’hiver 2008-2009 ? Arrivé tôt, le froid fût très vif. La température en janvier n’avait jamais été aussi basse depuis deux décennies. C’est cet hiver là que la Russie a choisi pour des raisons à la fois financières et politiques de couper le robinet du gaz à sa frontière avec l’Ukraine qui ne payait pas ses dettes. Deux semaines d’interruption totale de livraison en début d’année. Or l’Ukraine est une zone majeure de transit du gaz russe vers l’Union européenne. Les populations du sud-est de l’Europe ont fortement souffert de cette coupure du fait de leur dépendance quasi exclusive au gaz russe pour le chauffage et la production d’électricité. Des dizaines de milliers de personnes frigorifiés se sont retrouvés plongés dans le dénuement énergétique. Cette crise a raffermi la volonté de l’Europe d’agir pour diversifier ses approvisionnements gaziers et renforcer ainsi sa politique de sécurité énergétique.

Jusque là, elle avait surtout mis l’accent sur l’ouverture des marchés à la concurrence et la fluidification des échanges intra-communautaires. Un programme ambitieux qui s’est traduit par l’érosion de la position de monopole des opérateurs gaziers historiques nationaux et par la supervision des infrastructures d’interconnexion entre les États membres. Dans le détail, cela donne de nombreuses mesures techniques : séparation verticale entre la gestion des tuyaux et celle du gaz qui passe dedans, régulation des premiers, création de marchés spots pour le second.

À cela s’ajoute une critique constante des contrats de long terme, en particulier par la Direction Générale de la concurrence de la Commission européenne. Leur longue durée est considérée comme un handicap pour l’entrée de nouveaux opérateurs ; leur indexation au prix du pétrole est analysée comme dénuée de fondements ; enfin, ils sont perçus comme incompatibles avec le droit européen dès lors qu’ils interdisent à l’acheteur d’un État membre de revendre son gaz importé à un opérateur situé dans un autre État membre.

Ou l’Europe contre Gazprom?

Autant dire que la politique européenne de sécurité énergétique et de libéralisation n’a pas fait – et ne fait pas car elle se poursuit encore – les affaires de Gazprom. Donnons-en deux illustrations.

A quelques encablures de la côte lituanienne flotte une plateforme de regazéification de gaz importé par bateau, en particulier depuis la Norvège. Cet investissement aidé par l’Europe a permis à Vilnius de desserrer sa dépendance au gaz russe venant par voie terrestre. Et ce tant sur le plan physique qu’économique. La plateforme procure à la Lituanie un point d’entrée alternatif pour importer du gaz sur son territoire. En outre, même si sa capacité est encore sous-utilisée, cette installation exerce une pression concurrentielle sur Gazprom, l’obligeant à baisser son prix.

La seconde illustration concerne la clause de destination qui empêche la revente. Elle permettait à Gazprom de pratiquer un prix de son gaz différent d’un État membre à l’autre. Elle se justifiait par l’idée de s’adapter aux conditions, variables selon les pays, de la concurrence du gaz avec le fioul. Cette clause a conduit à des prix du gaz décorrélés de leur distance à la frontière russe, c’est-à-dire du coût pour transporter le méthane. Par exemple, le prix du gaz russe en Allemagne, pourtant situé plus près de l’Oural que la France, a durablement été plus cher que celui arrivant dans l’Hexagone. Gazprom exerçait ainsi une discrimination parmi les consommateurs selon l’origine géographique.

Rappelons qu’une stratégie de discrimination est toujours favorable au monopole car le profit empoché avec des prix qui tiennent compte des demandes différentes des consommateurs est plus élevé qu’avec un prix unique pour tous. Or le consentement à payer pour le gaz dépend de nombreuses caractéristiques nationales tels le prix du fioul au consommateur final et les types d’équipement de chauffage et de production électrique. Plus de clause de destination, plus de discrimination géographique possible.

Le dernier avatar de l’évolution des tensions entre Gazprom et la Commission européenne date d’avril 2016. La partie oppose cette fois deux très grands joueurs formés à l’économie. D’un côté de la table, Margrethe Vestager, Commissaire en charge de la concurrence, dont on dit qu’elle a inspiré la célèbre série danoise Borgen ; en face, Alexander Medvedev, Directeur général adjoint de Gazprom, et accessoirement ancien Président de la Ligue continentale de hockey. Ce mois là, une semaine après avoir attaqué Google, Margrethe Vestager accuse le gazier russe d’abus de position dominante dans la partie orientale de l’Union. Elle reproche à Gazprom de s’opposer dans huit États membres aux reventes de gaz et d’y pratiquer des prix déloyaux. Depuis, les deux parties cherchent à transiger. La Commission veut obtenir la fin des restrictions territoriales et de l’indexation des contrats de long terme au prix du pétrole tandis que Gazprom cherche à échapper à une amende de plusieurs milliards d’euros. L’accord était prévu avant Noël. Il se fait encore attendre aujourd’hui…

François Lévêque est Professeur d’économie, Mines ParisTech – PSL
Première publication dans The Conversation, sous creative commons
Photo : Simon & His camera, under creative commons

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