Quelles révolutions à venir pour l'Europe?
Politiques de santé, retraites, douane, police judiciaire, de l’air et des frontières, défense, gestion migratoire, action extérieure : à un an des élections européennes, Alain Lamassoure appelle à une double révolution «des esprits» et «de nos politiques».
Politiques de santé, retraites, douane, police judiciaire, de l’air et des frontières, défense, gestion migratoire, action extérieure : dans une intervention aux accents programmatiques à un an des élections européennes, Alain Lamassoure appelle à une double révolution «des esprits» et «de nos politiques» ; seul moyen, selon lui, pour que la France et l’Union européenne puissent encore peser dans un monde profondément bouleversé par une paix durable, une situation «quasi inédite» dans l’histoire.
«Un certain nombre de nos grands concepts, de nos grands moyens politiques, de nos instruments de gouvernance doivent être modernisés et, dans certains cas, être purement et simplement abandonnés». Adieu aussi souveraineté, frontières intérieures européennes et gare aux conséquences d’un repli sur soi faute d’absence «d’ennemi commun». Mais la chose dite, comment s’adapter ? Dans l’amphithéâtre parisien de l’ENA, les auditeurs de la promotion 2018 «Michel Barnier» du Cycle des hautes études européennes maintiennent leur attention, soucieux de voir jusqu’où le sens de l’observation et la vision européenne d’Alain Lamassoure peut les conduire. Ce dont nous avons besoin est d’«une révolution des esprits au niveau national, européen et mondial» ainsi que d’une révolution de nos politiques», annonce l’ancien ministre français.
Réinventer la communauté française
La révolution des esprits, au niveau national, tout d’abord, suscite qu’en l’absence «d’ennemi extérieur, nous ne nous cherchions pas un ennemi intérieur» ; une «tentation à laquelle beaucoup succombent» aux quatre coins de l’Europe. Au Nord, avec la montée de partis extrémistes de droite ; au Sud, avec leur pendant de gauche radicale ou d’extrême gauche. Entre les deux, en France, enfin, avec l’émergence conjointe de ces deux forces partisanes, dont les idées vont parfois jusqu’à être reprises dans certains partis de gouvernement, jusqu’à celui dont Alain Lamassoure déclare lui-même avoir «claqué la porte» n’y ayant «pas supporté la réapparition de ce discours de haine». Pas d’ennemi intérieur, donc – «ni les réfugiés, ni les Roms, ni les Polonais – plombiers ou pas -, ni les Musulmans, ni les homosexuels, ni les banquiers – mais la construction d’un projet», plaide-t-il en opposition. Un projet national, avant même d’être européen, «parce que si l’Europe avance lentement, cela est dû à l’indécision de chacun de ses membres quant à ce qu’ils veulent pour eux-mêmes». Or, «il n’y a plus de projet politique espagnol, il n’y a plus de projet politique italien. Il y a un projet économique allemand, mais pas encore de projet politique allemand. Dans le cas de la France, notre projet national doit être d’inventer le modèle de démocratie pacifique et apaisée du XXIème siècle. Celui d’une démocratie en paix avec elle-même et avec les autres. Une démocratie qui fait envie et non pas pitié». Et cela passe par la réinvention de la communauté française.
Entretenir une «coopération loyale»
Communauté : le terme n’est pas anodin non plus sur le plan européen pour celui qui dit regretter l’adoption du terme plus banal d’Union. «Au niveau européen, retrouvons l’usage du nom de communauté européenne et apprenons à vivre le sens de ce que j’appelle la famille européenne. Ce que nous bâtissons n’est pas une fédération au sens de la fédération américaine, allemande ou belge. Nous bâtissons une famille de peuples, dont les membres doivent entretenir entre eux l’esprit de famille», de «coopération loyale», inscrite dans les traités et qui suppose des devoirs, récemment encore oubliés : en tant que «Français, ne regardons (ainsi) plus ailleurs, lorsqu’un pays voisin comme la Grèce ou l’Italie est littéralement submergé par des flots de migrants». Ne laissons plus «les Grecs traiter des centaines de milliers d’arrivants au moment même où nous avons assujetti leur aide financière à des conditions économiques telles que leurs douaniers et leurs policiers des frontières ne sont plus payés». «De la même manière, les Pays-Bas ou l’Irlande ne peuvent plus continuer à prospérer en nous volant de la matière fiscale».
Retrouver «le sens du tragique»
Sur le plan mondial, la situation est plus complexe, observe l’élu européen: «c’est une autre paire de manches», qui nous impose de retrouver «le sens du tragique». Etre en paix entre Européens ne retire en effet pas le devoir de «se préparer à faire la guerre aux autres». Mais une «vraie guerre (….) pour se défendre» et qui ne se limiterait pas à «poursuivre des types dans des dunes sahariennes qui sont uniquement armés de mitrailleuses et qui circulent dans des pick-up». «Nous, Français, considérons par exemple que plus aucun pays ne nous menace, mais si vous êtes en Estonie ou en Lettonie et que vous voyez agir le président Poutine, vous n’avez pas du tout le même sentiment, surtout quand vous entendez que le président des Etats-Unis considère que la défense de l’Europe n’est plus une priorité stratégique pour lui». Mettre en place un «outil militaire,» se doter de «moyens qui permettront de dissuader», mais également s’«armer psychologiquement» pour se préparer à affronter d’éventuelles menaces armées – et les milliers de morts qui peuvent aller de pair -, est, pour l’ancien ministre, incontestablement une autre révolution des esprits à mener.
«Faire parler ensemble nos administrations de sécurité sociale»
«Mais une révolution des esprits ne suffira pas», enchaîne-t-il. Parallèlement, devra en être menée une autre, très concrète : celle «de nos politiques» publiques qui, «pour certaines», devront être profondément adaptées à ce nouveau monde, à commencer par la Sécurité sociale et les systèmes de retraite. Prenant exemple sur un récent déplacement à Dublin, Alain Lamassoure rapporte alors une discussion avec son chauffeur de taxi, français d’origine, installé dans la capitale irlandaise depuis 20 ans suite à un mariage avec une dublinoise. «Au cours du trajet, je lui dis que je suis député européen. Là, il m’accable de reproches en me disant : ‘L’Europe ça ne fonctionne pas !’«. L’homme, explique l’ancien ministre, a fait une grande partie de sa carrière dans l’administration française et s’est rendu compte, à l’aune de ses soixante ans, qu’il lui était impossible d’additionner les annuités de retraite acquises en France à celles – moindres – comptabilisées en Irlande. «Et donc il me dit, ‘qu’est-ce que c’est cette histoire ?’. Je lui ai répondu que nos systèmes de sécurité sociale ne se parlaient pas, n’étaient pas branchés les uns sur les autres». En 2008, déjà averti de cette difficulté transposable à tout expatrié, Alain Lamassoure avait pourtant rédigé un rapport sur la question au Président Sarkozy : son «destin glorieux fut celui de la plupart des rapports administratifs ou parlementaires…». Dix ans après, «le moment est venu de se faire parler ensemble nos administrations de sécurité sociale», insiste-t-il. «Il faut le faire dans ce cadre précis, mais aussi pour régler enfin le statut des travailleurs détachés, dont le point le plus difficile n’est pas le niveau de rémunération mais la couverture sociale. C’est une révolution en soi».
Douanes, frontières extérieures : protéger mieux, à moindre coût
Second exemple de révolution des politiques à mener : la douane. «A quoi servent les douaniers français ?», bouscule l’ancien ministre. «Pour la France : à rien ! J’ai dirigé les douaniers français en tant que ministre du Budget. Je leur disais cela, moins brutalement. Par contre, pour l’Europe, ils jouent un rôle considérable puisque, depuis très longtemps, il n’y a plus de frontières douanières françaises». Le constat est identique pour la police de l’air et des frontières, l’agence européenne de protection des frontières extérieures, Frontex, transformée juridiquement en corps européen de gardes-frontières et de gardes côtes, étant amenée à voire ses effectifs rehaussés à 5000 personnes, contre 1600 actuellement. La chose faite, se posera inévitablement un choix politique : «ou bien l’on considère que ces douaniers et ces policiers européens viennent s’ajouter aux douaniers et policiers nationaux et, alors là, bonjour les dégâts, parce que cela veut dire que l’on ajoute au fameux mille-feuilles politico-administratif des personnels, des fonctionnaires, des dépenses et donc des impôts et de l’endettement, et Frontex n’ira pas très loin ; ou bien, ce qui relève du bon sens et qu’il faut naturellement faire, puisque l’on a aboli le contrôle aux frontières internes, transférons à l’Union européenne nos personnels nationaux et attribuons leur un statut européen. A ce moment-là nous pourrons apporter la preuve aux citoyens européens que, grâce à l’action européenne, ils sont mieux protégés (…), au même coût, voire, dans bon nombre de cas, à un coût nettement moindre», contribuant ainsi, en actionnant le principe de subsidiarité, à supprimer plus d’un emploi bureaucratique au niveau national et à réduire d’autant la charge fiscale du contribuable». «Le jour où un homme politique aux affaires aura le courage de dire ça, il aura tous les citoyens avec lui. Mais il aura contre lui son parlement national et les syndicats de l’administration. C’est le combat qu’il faut mener !», tout comme, met-il en parallèle, le fit François Mitterrand lors de l’adoption de l’Euro.
Créer une police judiciaire européenne : une «évidence»
Incontournable pour l’élu européen en matière de santé, de retraites, de douanes, ou encore de protection aux frontières, ces réformes le sont tout autant à son sens en matière de police judiciaire. Prenant pour cas d’école les attentats de Paris et de Bruxelles, celui-ci souligne ainsi que «si nos polices nationales avaient eu à temps toutes les informations dont disposaient leurs partenaires sur ces terroristes, nous aurions été capables d’empêcher des citoyens français de Saint-Denis d’aller massacrer des citoyens français dans le neuvième arrondissement, ou des citoyens belges de Molenbeeck faire de même envers des citoyens belges du centre de Bruxelles». «Les Etats-Unis ont bâti le FBI en réponse à la criminalité transfrontalière initiée par Al Capone». Or, la criminalité, aujourd’hui islamiste, «est infiniment plus dangereuse». Dès lors, «créer une police judiciaire européenne contrôlée par un Parquet ou par un pouvoir judiciaire européen» relève là aussi de «l’évidence» !
Défi de la pression migratoire
Dernière évidence : «adapter notre politique étrangère (…) dans son contenu et dans sa méthode». Certes, pour Alain Lamassoure, la diplomatie classique jouera encore un rôle d’envergure dans les années à venir, mais les «soubresauts invraisemblables» induits par la pression migratoire seront un «extraordinaire défi avec les conséquences en termes d’angoisses identitaires que nous connaissons». Citant en exemple des Etats comme «l’Ouganda, le Kenya, la Tanzanie qui ont 40 à 45 millions d’habitants chacun, l’Ethiopie, qui en a près de 100 millions» et dont, dans l’ensemble de ces cas, la démographie triplera d’ici 20 ans, l’élu questionne : «imaginez la France passer de 67 à 220 millions d’habitants sur la même période. Comment faisons-nous ?». «Si nous savons coopérer avec l’Afrique (sur la base de nos valeurs universelles), alors ce sera pour nous un atout formidable». Autrement : le verdict n’est pas directement prononcé par l’élu, mais le silence vaut presque sentence. Mais pour réussir, encore faudra-t-il, comme dans d’autres dossiers, que «l’esprit de famille européen», prenne enfin le dessus sur les logiques nationales. Parce que, déjà, plus aucun Européen, seul – ni les Anglais, ni les Français, ni les Allemands – ne figure déjà plus autour de la table où se bâtit le XXIème siècle. Dans l’amphithéâtre de l’ENA, suit alors un court silence, réfléchi, et presque reconnaissant d’une franchise et d’une vision – partagée ou non – que l’on avait – en France – presque pris l’habitude ne de ne plus entendre.
Photo : Joe Brusky sous creative commons
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