Coup de tonnerre jeudi, au Parlement européen: le mandat de négociations Voss pour lancer les négociations avec le Conseil sur la réforme du droit d’auteur, pourtant adopté en commission JURI le 20 juin dernier, a été rejeté en plénière par 318 voix contre, 278 pour et 31 abstentions. Un camouflet pour les élus français, soutien du texte à 88,8% d’entre eux.
«Il n’y a pas eu de majorité aujourd’hui au Parlement. Je le regrette, mais la bataille continue», a regretté le rapporteur PPE français pour avis, Marc Joulaud. Une déception d’autant plus grande pour les partisans du texte qu’à l’issue du vote du 20 juin en commission des affaires juridiques (JURI) – remporté à une courte majorité de 14 élus pour, 9 contre et 2 abstentions – la confiance semblait jusque-là l’emporter, jusqu’au vice-président ALDE de la commission, Jean-Marie Cavada : «Nous avons gagné! Les créateurs ont enfin le droit d’être protégés dans la jungle numérique», publiait-il alors sur son compte Twitter. «L’Europe prend conscience que, leader dans la protection des données personnelles, elle doit le devenir dans la protection des données culturelles».
Pour de nombreux élus, jusqu’aux rangs de la délégation socialiste française, l’enjeu du mandat était justement là : protéger les données culturelles. Prenant appui sur une récente étude du cabinet EY, «les activités créatrices, de l’art de la rue à la création publicitaire, dans l’Union européenne, représentent une richesse annuelle de 536 milliards d’euros, soit 4.2% du PIB européen et 7 millions d’emplois», relayait ainsi le 13 mars dernier Jean-Marie Cavada, à l’occasion de son intervention sur le sujet aux Europ’After Hours de l’ENA. «C’est plus que le secteur de l’automobile et des télécoms réunis!». Poursuivant, l’élu européen soulignait alors que le socle de cette richesse annuelle est le droit d’auteur et que si une harmonisation européenne de celui-ci est nécessaire, toute la complexité du dossier repose sur la difficile conciliation entre la protection des œuvres et l’abaissement des frontières numériques en Europe, deux enjeux majeurs d’une meilleure protection des auteurs et des consommateurs. Car, à défaut de «doctrine d’organisation, de protection et de mise à disposition de la richesse créative dans l’Union», le droit d’auteur serait selon lui affaibli et le niveau financier disponible pour la création artistique réduit, entrainant ainsi une baisse de production et de qualité.
Partisan de la réforme, Jean-Marie Cavada défend l’idée que les plateformes comme YouTube, qui diffusent d’importants volumes de contenus, aient pour obligation «d’empêcher la mise à disposition, par leurs services, d’œuvres ou d’autres objets protégés identifiés par les titulaires de droits, en coopération avec les prestataires de services».
Sur la même ligne que l’élu libéral, la délégation socialiste française, confirmait l’analyse à l’issue du scrutin du 20 juin: «Internet est devenu central pour accéder aux œuvres culturelles et un vecteur incontournable de leur distribution. Malheureusement, les artistes européens se retrouvent directement confrontés aux géants du numérique américains, les GAFA, qui diffusent massivement leurs œuvres, souvent sans autorisation, ni rémunération adéquate. Le compromis négocié reconnait un rôle éditorial aux grandes plateformes, demande plus d’équilibre et de transparence dans les accords passés entre les auteurs et les intermédiaires numériques. Il crée également un droit à rémunération des artistes pour la diffusion numérique de leurs œuvres. S’il n’est pas contesté lors de la session plénière de juillet, le texte voté en commission des affaires juridiques sera la position au Parlement européen dans les négociations avec les États membres, qui ont adopté leur position en mai dernier».
Quinze jour plus tard, la situation est tout autre, le tweet de «victoire» de Jean-Marie Cavada est oublié et le Parlement européen amené d’ici septembre à revoir la copie de JURI, afin d’adopter sa position définitive, dans un climat autrement plus tendu, Marc Joulaud n’hésitant par exemple pas à prévenir qu’il mettra «toute (son) énergie pour faire adopter ce texte et rétablir un peu de justice dans le Far West numérique». Et celui-ci de conclure en déclarant: «On ne m’intimidera pas!».
88,8% des élus français en faveur du texte
Du côté de la délégation socialiste française, le rejet du mandat peine également à passer et l’humeur n’est guère meilleure. Pour Virginie Rozière, cheffe de file de la délégation socialiste et radicale de gauche sur ce sujet, le vote d’hier est «un vote dangereux, qui menace directement les artistes, au seul profit des GAFA. L’asymétrie du rapport de force est telle que les revenus engendrés par les artistes sont majoritairement captés par les acteurs du numérique sans que ces derniers financent la création. Cette situation est intenable. Partager équitablement les bénéfices générés par les œuvres artistiques et ainsi garantir la viabilité du modèle économique de la culture en Europe était notre objectif, et après ce vote nous sommes inquiets: le mandat de négociation pourrait être grandement affaibli à la rentrée».
«Une décision inquiétante pour l’Europe»? De l’avis français, indéniablement, mais cette position est loin d’être partagée par de nombreux autres élus européens qui souhaitent réouvrir le débat, afin d’éclaircir certaine zones d’ombre. Si 88,8% des élus hexagonaux ont en effet soutenu le texte, l’ensemble des groupes politiques restent particulièrement divisés, à l’exception des Verts-ALE et de la Gauche unitaire (GUE), très majoritairement opposés à la version actuelle du mandat. Les écologistes n’enregistrent que six élus en faveur du texte, dont trois Français (José Bové, Karima Delli et Michel Rivasi) et la GUE quatre, dont là encore trois Français: Patrick Le Hyaric – également président et directeur du groupe L’Humanité -, Younous Omarjee et Marie-Pierre Vieu, Marie-Christine Vergiat étant la seule élue française du groupe à s’y être opposée.
Le S&D allemand uni contre le mandat
Plus particulièrement au sein du S&D, la France est ainsi relativement isolée sur le plan géographique. Certes, celle-ci peut compter sur le soutien des Espagnols, Portugais, Britanniques, Irlandais et des deux tiers des élus italiens, mais l’Autriche, la Hongrie, la Croatie, l’Irlande, le Luxembourg, la Finlande, la Slovénie, le Danemark, la Lettonie et l’Estonie ont voté à l’unanimité de leurs membres en sens inverse. Sept délégations ont également suivi le mouvement de fronde à une ou deux voix ou abstentions près: la Suède, les Pays-Bas, la Lituanie, Malte, la Bulgarie et surtout l’Allemagne qui a enregistré l’opposition au texte de 25 votants sur 26, la dernière voix manquante étant étrangement celle d’Udo Bullmann, pourtant président du groupe S&D au Parlement européen… Une absence qui n’est pas sans rappeler celle de Joseph Daul, alors président du PPE, quand son groupe se déchirait sur le Traité anti-contrefaçon ACTA. En nombre de délégations nationales le rapport de forces est donc de 17 contre 11 en défaveur des Français. Un point potentiellement non négligeable, en vue des négociations en trilogue, où les Etats membres pourraient avoir à prendre cette donnée en compte.
Côté ALDE, le groupe auquel appartient Jean-Marie Cavada, la situation n’est guère différente. Bien que soutenu par le président de groupe Guy Verhofstadt, le mandat a été bloqué par 36 élus sur 68. Sur le plan des délégations nationales, le rapport Voss a ainsi été rejeté à l’unanimité ou à l’unanimité moins une voix par les Estoniens, Lituaniens, Néerlandais, Britanniques, Irlandais, Croates, Slovènes et… Allemands. Quant au PPE, si les rangs paraissent plus resserrés, les élus polonais n’ont pas manqué de se désolidariser de leur groupe, 13 élus sur 22, soit plus de la moitié de la délégation, ayant également rejeté le projet de mandat.
Les articles 11 et 13 au cœur du conflit
Raisons de cette opposition parlementaire autour du texte: l’inquiétude, chez de nombreux élus de tous bords, suscitée par le contenu des articles 11 et 13 du mandat que ne partage toutefois pas Jean-Marie Cavada pour lequel l’article 13 devrait avant tout permettre de protéger le droit d’auteur des «rouleaux compresseurs» du web en bloquant les publications le violant, c’est-à-dire non achetées (droits patrimoniaux) ou non autorisées à la diffusion par les créateurs (droits moraux), grâce au travail de modérateurs amenés à systématiquement filtrer et retirer les contenus enfreignant ces principes. Avec l’article 11, expliquait en substance l’élu Modem, en mars dernier, les Etats pourraient permettre aux éditeurs de presse auxquels des droits ont été cédés ou concédés sous licence par un auteur, de réclamer, auprès de plateformes telles Facebook et Google, une «compensation financière» pour exploitation gratuite de leurs articles. De quoi autoriser à la presse de se faire rémunérer par les géants du web, dont les recettes reposent sur la publicité apposée aux contenus et qui, actuellement, ne rémunèrent, dans la grande majorité des cas, ni les éditeurs ni les créateurs.
Des «objectifs louables» mais des propositions inefficaces
Mais ces dernières semaines, sous la pression d’élus comme la députée allemande «pirate» Julia Reda (Verts-ALE), qui a obtenu le 20 juin le passage d’un amendement imposant une validation en plénière du mandat adopté en JURI, une vague d’inquiétudes s’est progressivement emparée de certains parlementaires quant aux effets corolaires de ces deux articles. Selon les détracteurs du texte, soutenus par des associations de défense des libertés numériques comme l’APRIL, les droits conférés par l’article 11 seraient susceptibles de «renforcer le pouvoir des acteurs établis et de grande taille au désavantages des start-ups et des PME (comme les petits éditeurs) et d’affaiblir la pluralité dans les médias. Concernant l’article 13, l’imposition d’une obligation de surveillance générale ou de filtrage visant à s’assurer que les œuvres protégées par le droit d’auteur n’apparaissent pas sur les plates-formes, serait susceptible d’aller à l’encontre des droits fondamentaux, en particulier la liberté d’expression et de marquer ainsi le début d’une ère de censure, rejoignant en ce sens les craintes exprimées par Julia Reda selon laquelle «les groupes de pressions des grandes firmes sont derrières ces lois, espérant ainsi réaliser plus de profits en contrôlant davantage le web, après être passés en grande partie à côté de la révolution numérique».
«En public, ajoute Julia Reda, ils insistent sur la nécessité de ces lois en vue de protéger l’industrie culturelle européenne de toute forme d’exploitation par les firmes étrangères qui détiennent l’infrastructure d’Internet. La taxation des liens est même opportunément censée ‘sauver le journalisme’. Cette vision des choses retient l’attention de certains politiciens, car il s’agit d’objectifs louables et le problème sous-jacent est bien réel: les financements du journalisme de qualité sont sous pression. Google et Facebook ont effectivement un pouvoir considérable et problématique et ne contribuent pas suffisamment au financement de l’économie européenne».
Mais, conclue-t-elle, «les experts indépendants sont d’accord: la loi sur le droit d’auteur n’est pas à l’origine de ces problèmes, et ces propositions ne les résoudront pas. En fait, ils pourraient bien avoir des effets indésirables – et il est certain que la liberté d’expression, les créateurs indépendants, les petits éditeurs et les startups souffriront des dommages collatéraux qu’ils infligeront». Côté écologistes français, l’avocat et député européen Verts-ALE Pascal Durand précisait quant à lui le positionnement quasi-unanime de son groupe politique, le 3 juillet, sur France Inter: «On ne se dresse pas contre le principe de rémunération des auteurs, mais il ne doit pas se faire au détriment du maintien des libertés numériques» De plus, «ce texte sert avant tout les intérêts des gros éditeurs et des grandes maisons de presse (et) les journalistes ne seront absolument pas mieux rémunérés avec cette directive». Ceci, d’autant plus que «le modèle de licences tel que proposé dans la directive a déjà été essayé en Allemagne et en Espagne. Résultat: les licences imposées sont désormais gratuites, preuve que le système ne fonctionne pas du tout». Et Pascal Durand de conclure deux jours plus tard, à l’issue du scrutin: à présent, «on va enfin (pouvoir) réouvrir un vrai débat».
Journée européenne d’action le 26 août
A l’instar de la bataille d’ACTA, où seule une poignée d’élus européens s’étaient opposée initialement au texte, le vote de ce jeudi a donc retenti tel un coup de tonnerre dans l’hémicycle d’un Parlement largement divisé au sein même de ses groupes parlementaires, incitant Jean-Marie Cavada à qualifier ce vote de «Munich culturel». A l’opposé, Julia Reda, soutenue par le co-président du groupe Verts-ALE Philippe Lamberts exultait, parlant de «grand succès» et invitant les opposants à la rédaction actuelle du mandat à se mobiliser le 26 août pour une journée européenne d’action contre une réforme du droit d’auteur incluant des outils de filtrage et une taxe sur le partage de liens. Une nécessité pour les uns, une ligne rouge pour les autres qui promettent des débats particulièrement agités en septembre.
Camille Plestan est diplômée de Sciences Po Strasbourg – Master2 Histoire des Relations internationales
Photo: Conférence de presse sur le rejet du mandat JURI sur la réforme du droit d’auteur / De gauche à droite, Jean-Marie Cavada (ALDE), Virginie Rozière (S&D), Axel Voss (PPE), Helga Trüpel (Verts-ALE) / Michel Christen / Copyright © European Union 2018 – Source: EP
Vidéo: Entretien avec Jean-Marie Cavada / Anna Britz, Christophe Nonnenmacher / Eutalk-Alsace20
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.