L’Union européenne a vraisemblablement ouvert ses marchés à l’international comme aucune autre puissance du monde et à cet égard l’Europe a toujours été une région clé dans la course à la mondialisation. Or qui pourrait concevoir aujourd’hui la mondialisation sans la digitalisation ? Nouvelle tendance dominante de l’économie mondiale, la numérisation est devenue la nouvelle globalisation. Cependant, dans des domaines tels que l’intelligence artificielle (IA), le big data ou l’Internet des Objets (IdO), les champions du monde sont les États-Unis et la Chine. Dans le monde de la numérisation, le vieux continent porte bien son nom. La domination de l’Amérique et de la Chine dans cette course met clairement en difficulté l’Europe. Est-ce que l’enseignement (supérieur) pourrait provoquer un sursaut salutaire dans la numérisation de l’UE?
L’ancienne économie, dans laquelle l’Europe puise ses forces, est en train d’être supplantée par la nouvelle économie portée par la rentabilité des grandes entreprises qui nourrissent sa croissance. Or les figures de proue de la nouvelle économie sont américaines ou chinoises, qu’il s’agisse en effet d’Amazon, Apple, Google, Facebook et Microsoft ou d’Alibaba, Baidu et Tencent. Toutes ces entreprises sont très rentables, surtout si on les compare aux géants de l’ancienne économie. Facebook, par exemple, réalise un bénéfice de près de 20 milliards de dollars avec des revenus légèrement supérieurs à 40 milliards de dollars. Daimler, au contraire, avec des revenus quatre fois plus élevés ne réalise qu’un bénéfice d’environ dix milliards de dollars.
Qu’il s’agisse d’une opportunité ou d’une menace : la numérisation est en train de transformer non seulement l’économie mais aussi la société et celui qui remportera ce bras de fer aura une influence mondiale. Certains parlent déjà de « guerre froide technologique » entre les États-Unis et la Chine. Le choc paraît d’autant plus frontal entre ces puissances que l’Europe peine à exister dans cette course. La Commission européenne, qui consacre 1,5 milliard d’euros au développement de l’IA, semble être consciente de ce problème et disposée à s’y attaquer. Pourtant, lorsque la prestigieuse université américaine du MIT, pour n’en citer qu’une, investit à elle seule 1 milliard de dollars pour la même cause, l’UE souffre de la comparaison des moyens déployés par les autres puissances mondiales.
Le potentiel de l’enseignement (supérieur)
Les établissements de l’enseignement supérieur en Europe, certes, ne disposent pas de tels budgets. En outre, l’Europe ne peut en aucun cas compter uniquement sur le secteur de l’éducation afin d’accélérer sa numérisation ; d’autres mesures importantes doivent également être prises. Cependant, le secteur de l’éducation peut instruire un changement de mentalité massif qui permettrait à l’Europe de reprendre pied.
Premièrement, la numérisation doit faire partie intégrante de l’enseignement. Chaque étudiant doit maîtriser le vocabulaire numérique de base et avoir une vision précise des défis et des opportunités futures générées par la numérisation. Par ailleurs, le codage, la manipulation des données et bien d’autres matières similaires devraient faire partie de chaque programme d’études. Bien que ce soit déjà le cas en Chine, en Europe, les tableaux sont encore noirs.
Deuxièmement, une approche multi- et interdisciplinaire est devenue indispensable pour obtenir des bases dans une variété de domaines. Les étudiants doivent apprendre à approfondir leurs connaissances d’eux-mêmes si celles-ci sont nécessaires pour un futur emploi. Les connaissances nécessaires et les exigences des emplois du futur changeront rapidement et régulièrement, ce qui nécessitera un processus d’apprentissage à vie. Au lieu de fournir aux étudiants les cours à mémoriser, les professeurs doivent former les étudiants à rechercher les informations pertinentes de manière autonome. Le professeur doit évoluer du fournisseur de connaissances à l’entraîneur éducatif.
Troisièmement, les universités en Europe doivent encourager les étudiants à oser aller vers l’innovation et rechercher la technologie de rupture. Considérer et accepter les échecs potentiels comme un pas vers la réussite. Comparées à leurs homologues américains et chinois, les entreprises européennes ont tendance à moins investir dans l’innovation, souvent elles préfèrent la prudence. Pourtant, l’innovation est la principale réponse au changement et une condition préalable pour rester dans la course. Un tel esprit entrepreneurial devrait certainement être enseigné aux élèves dès le primaire et le secondaire.
Quatrièmement, celui qui aura accès au plus grand nombre de données remportera la course au développement de l’IA. Les réglementations strictes en matière de protection des données en Europe, associées à une approche culturellement plus prudente des données personnelles, représentent un obstacle majeur au développement de l’IA par rapport à la Chine ou aux États-Unis. Les étudiants, c’est-à-dire les futurs décideurs politiques et législateurs européens, doivent être conscients des conséquences de leurs décisions pour pouvoir trouver des solutions intelligentes garantissant la protection des données et de la vie privée, concepts dont l’Europe est fière à juste titre, sans pour autant empêcher les entreprises européennes de rivaliser à l’échelle mondiale.
L’Europe, le défenseur de l’humanisme numérique ?
Au final, faudrait-il également sensibiliser aux grandes incidences de la numérisation sur la société en général. Il est probable que de nombreux employés perdront leur emploi et seront remplacés par l’automatisation et la robotique. Cela créera sans aucun doute d’énormes défis pour toutes les futures sociétés européennes mais aussi et surtout sur la scène mondiale. Les étudiants doivent être conscients de ces changements et capables de contribuer à un monde durable et équitable dans lequel chacun a sa place dans la société.
L’Europe est souvent fière de ses valeurs humanistes. Cependant, l’héritage du passé et la situation actuelle montrent que ces valeurs peinent à résister à la mondialisation, du moins certains pans de la société expérimentent une perte de repères, voire d’acquis sociétaux. Un débat sur cette question est en cours au sein de l’Union européenne. Concernant la digitalisation, nouvelle globalisation, la tâche sera probablement encore plus difficile. Pour que l’UE défende l’humanisme numérique, il sera certainement nécessaire que l’Europe soit reconnue comme une puissance numérique incontournable et comble donc son retard. L’enseignement (supérieur) pourrait être un facteur clé de cette reconquête.
Andreas Kaplan est Rector, ESCP Europe
Première publication sur The Conversation, sous licence creative commons / Photo : Mike MacKenzie sous creative commons
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