Dans les rues de pierre sombre du cœur de Limerick, la question du Brexit n’est pas encore des plus pressantes. Dans cette ville industrielle nichée le long de la Shannon, dans l’Ouest irlandais, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne inquiète, comme partout sur l’île, mais les conséquences sur les prix de l’énergie sont encore peu tangibles aux yeux des habitants. Lorsque je demande aux commerçants s’ils redoutent de voir leur facture d’électricité augmenter, on nous retourne systématiquement un regard interrogateur: pourquoi devrait-on payer plus cher après le Brexit?
Cette question, les autorités irlandaises se la sont également posée très tôt après la victoire du «Leave» en 2016. En effet, le risque d’établissement de barrières tarifaires ou techniques par le Royaume-Uni à l’issue d’un Brexit «dur» laissait entrevoir des conséquences désastreuses pour la sécurité énergétique de la République d’Irlande. L’île est dépendante en bonne partie des importations d’énergie depuis la Grande-Bretagne: en 2017, l’Eire importait 90% de ses combustibles fossiles du Royaume-Uni, un chiffre bien au-dessus de la moyenne des Etats membres de l’UE, qui se situe autour de 50%. L’Autorité irlandaise pour une énergie durable (SEAI) estimait en outre que ces imports représentaient près d’1,4 milliard d’euros pour l’année 2016. Quant à l’Irlande du Nord, les autorités britanniques s’inquiètent qu’un no deal mène à une multiplication des blackouts et à une hausse de près de 30% du prix de l’électricité pour les consommateurs en Ulster. Ce scénario est inacceptable pour Dublin, qui craint des répercussions désastreuses sur les consommateurs irlandais, mais aussi sur les industries gourmandes en énergie qui soutiennent l’économie de la République.
Protéger les consommateurs, un objectif commun?
Malgré les inquiétudes de part et d’autre de la frontière, la question de la protection des consommateurs n’a pas été laissée de côté. Dès 2007, la mise en place d’un marché commun de l’électricité à toute l’île (le Single Electricity Market, ou «SEM») visait à renforcer l’interconnexion entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni. S’il s’agissait à l’origine d’une exigence du droit européen visant à faciliter les échanges transnationaux, chaque partie en a tiré des avantages considérables. En effet, l’infrastructure commune a permis de faciliter la gestion du transport d’électricité en temps réel et sur toute l’île, ouvrant la voie à une meilleure efficacité allocative et à une réduction du prix de l’électricité pour les consommateurs. Le comité de la Chambre des Commons britannique dédié aux questions énergétiques a d’ailleurs souligné l’importance de la protection du SEM, qui figurait également au nombre des priorités retenues du projet d’accord sur le Brexit rejeté en janvier par le Parlement britannique.
Le gestionnaire du réseau de transport d’électricité irlandais, EirGrid, est également allé dans ce sens. Deux projets d’envergure sont venus renforcer l’interconnexion sur l’île: le North-South Interconnector, qui devrait relier les réseaux du Nord et du Sud, malgré l’opposition des défenseurs du patrimoine naturel irlandais; et le développement du I-SEM (Integrated SEM) qui diversifie les mécanismes d’échange d’électricité et ouvre davantage le secteur à la concurrence. Pour EirGrid, il ne faut donc pas crier au loup trop vite: l’issue du Brexit ne devrait pas avoir de conséquences majeures sur les prix, ni sur la sécurité d’approvisionnement. Il y a un surplus de production de l’électricité sur l’île, qui permet aujourd’hui à l’Irlande d’être bien moins dépendante de la Grande-Bretagne. Cependant, il n’est pas exclu que la transition en cas de no deal affecte temporairement les factures des particuliers et des entreprises.
Des solutions ad-hoc, détachées des négociations entre Londres et Bruxelles
Bien qu’un abandon du réseau binational d’électricité soit peu probable en raison des complications qu’il entrainerait pour Londres, des propositions plus ou moins réalisables ont été envisagées pour préparer l’île à une sortie fracassante du Royaume-Uni. Par exemple, en juillet dernier, le très sérieux Financial Times révélait que le gouvernement britannique n’excluait pas de déployer des milliers de générateurs sur des péniches en mer d’Irlande afin d’approvisionner l’Ulster, où les dernières centrales de production électrique sont en fin de vie. Cette proposition peu commune n’a finalement pas été retenue.
Le projet le plus ambitieux – et le plus réaliste – consiste à établir une ligne sous-marine de 575 km de long entre la France et l’Irlande. Le Celtic Interconnector, proposé par EirGrid et son équivalent français, RTE, a suscité l’enthousiasme le plus vif des parlementaires de chaque pays, mais aussi de la Banque européenne d’investissement et de la Commission. Cependant, la Commission irlandaise pour la régulation des services (CRU) a revu à la hausse ses estimations quant au coût du projet, qui dépasserait le milliard d’euros. La presse irlandaise s’est d’ailleurs inquiétée de la répartition de ces coûts, qui pourrait jouer en défaveur de l’Irlande, bien que la CRU affirme que cette surcharge serait compensée par la réduction des prix dont bénéficieraient au final les consommateurs de chaque pays. Du côté français, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) argue en faveur d’une participation comprise entre 20 et 45 % du coût de l’investissement.
L’interconnexion, le moteur d’une énergie plus verte?
Le Celtic Interconnector permettrait également d’accélérer la transition énergétique de l’Irlande, en réduisant la dépendance de l’île aux importations de combustibles fossiles. Cependant, le projet ne devrait pas être achevé avant 2026. Dans le cadre de l’initiative Europe sans carbone à l’horizon 2030, le projet est particulièrement bien accueilli au niveau institutionnel. En 2018, les énergies renouvelables représentaient déjà un tiers de l’énergie consommée en Irlande.
Dans tous les cas, EirGrid est catégorique: il n’y aura pas de blackout, et la possible hausse des prix post-Brexit ne sera que transitoire. À Limerick, les consommateurs ont peut-être raison de ne pas s’alarmer.
Rémi Constant est étudiant en master Droit de l’économie et de la régulation à Sciences Po Strasbourg / Photo: Capture d’écran Welcome to EirGrid’s new ad – #thecurrentthefuture
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