Un parti présidentiel annoncé pro-européen qui ne convainc pas, des droites radicales et souverainistes qui confortent leur enracinement politique, des écologistes et affiliés qui atteignent les 4 millions de voix et créent la surprise, des partis traditionnels de gauche et de droite qui s’effondrent, et des débats restreints aux limites de l’Hexagone. Portrait de soirée électorale d’une France politique et médiatique déconnectée, dans la pratique, des réalités et des enjeux européens.
«Quand on arrive deuxième à une élection, on ne peut pas dire qu’on l’a gagnée». Les résultats provisoires à peine tombés sur les plateaux des différentes chaînes télévisées françaises, l‘«analyse» du scrutin par le Premier ministre français Edouard Philippe suscite un premier éclat de rire dans le petit salon strasbourgeois de Anne, retraitée du secteur culturel et militante de longue date d’une gauche hexagonale dévastée. Un rire presque salutaire pour celle qui peine à sécher des yeux meurtris par les 23,31% et 5,3 millions de voix obtenus par Jordan Bardella. Jusqu’alors illustre inconnu de la scène politique nationale et européenne, la tête de liste du Rassemblement national de Marine Le Pen exulte, tout sourire, depuis son QG de campagne ; renvoie le Président français Emmanuel Macron – qui s’était personnellement impliqué dans la campagne – à un «leçon d’humilité»; promet la «constitution d’un groupe politique puissant au Parlement européen», dont la mission consistera à «réorienter la politique sociale et migratoire» de l’Union quand Nathalie Loiseau, tête de liste Renaissance d’un parti au pouvoir défait par le vote extrême, s’enorgueillit, face caméras, qu’ «avec ce résultat, deux ans après la présidentielle, six mois après une crise sociale sérieuse, et à l’issue d’une campagne où tous avaient fait d’elle leur cible, la majorité présidentielle fait la démonstration de sa solidité» ! Une ligne que celle-ci martèlera à nouveau le lendemain matin au micro d’Europe1 : «Quand on est à moins d’un point du Rassemblement national (0,9%, ndlr), il n’y a pas à parler de défaite, il n’y a pas à parler de déroute!».
Entre larmes de désespoir et fou-rires nerveux, Anne peine à se contenir; commente, stupéfaite, chaque déclaration politique devant l’écran de son Macbook blanc très ancienne génération. Un ordinateur portable de troisième main, hérité de sa fille pour Noël, la précarité de sa pension, comme pour nombre de personnes en France, lui rendant impossible une telle dépense, même pour du matériel hors d’âge.
Anne fait partie de ces Français aux revenus hautement précarisés, mais elle refuse de se plaindre, rappelle à longueur de journées que d’autres souffrent bien plus qu’elle. Que, d’une certaine manière, avec le soutien de ses amis, le système D qui régente son quotidien, elle – au moins – parvient encore à tirer partiellement son épingle du jeu… jusqu’au quinze du mois… Les élections européennes, elle voulait y croire comme à un signe d’espoir. Que quelque chose en ressortirait, que la France – au moins son flanc gauche – parviendrait à y faire entendre une voix plus sociale et humaine. Gueule de bois.
Effondrement de la droite républicaine
Le regard vissé entre France Info et France 2, cette ancienne professeure d’université et salariée du théâtre public, écoute, essaie de comprendre, se demande ce que tous ces gens réussiront à dire pour justifier l’ampleur de ce qui s’apparente pour elle à un désastre politique et moral. Annie Genevard, élue du Doubs et vice présidente LR à l’Assemblée nationale française prend la parole. Nul ne sait qui elle est, ni pourquoi elle a rejoint l’un des plateaux du service public, à commencer par les scripteurs qui mettent une bonne vingtaine de minutes à porter son nom à l’écran. Sa mission : expliquer la déroute de son parti, relégué à 8,48% des suffrages, soit le pire score de son histoire aux élections européennes – un «record» jusque-là détenu par la liste RPR conduite en 1999 par Nicolas Sarkozy ; mais aussi, imagine-t-on, parler une peu d’Europe.
Son expertise s’affiche sur le site de l’Assemblée nationale quand Anne me demande: «C’est qui la dame? Tu connais?». «Non». Vérification faite, son champ de connaissance du sujet se restreint à sa participation à deux groupes d’études: le premier sur le «statut des travailleurs mobiles en Europe», le second «sur les relations avec le Saint Siège». Elle même visiblement peu à son aise devant les caméras, Annie Genevard récite sa leçon, reprise tout au long de la soirée à l’unisson par l’ensemble de sa formation politique: «Nous n’avons pas pu faire entendre notre voix parce que le Président de la République a concentré cette élection sur un duo (avec l’extrême droite). Nous somme les victimes de cette stratégie». Et Laurent Wauquiez, son chef de parti – dont la stratégie de droitisation n’aura pas réussi à ponctionner les voix de l’extrême droite – d’ajouter en duplex que « nous ne pouvons pas laisser la France dans cette situation où les Français sont pris en otages entre la déception d’En Marche et le chaos du Rassemblement national. Nous avons trois ans pour faire naître une alternative qui soit autre chose qu’un rejet ou un choix par défaut (…)». Sans voix, Anne se noie dans la politique du vide dont la seule métaphore qui vient alors à l’esprit renvoie à Woody Allen: projeter de faire jouer Woyzeck au Metropolitan Opera par une troupe de castors: grande idée mais comment?
EELV et affiliés fédèrent 4 millions d’électeurs
De droite à gauche, dans le camp des partis historiques, les interventions se succèdent, toutes plus ou moins sur le même leitmotiv inspiré: «la faute à» , «victimes de», accompagné d’appels au rassemblement de leurs forces partisanes (ou supposées). Etrangement, nul ne s’étonne que la liste Europe Ecologie les Verts, qui a obtenu 13,47% des suffrages, ait échappé à un tel supplice et rejoigne la seconde vague européenne du moment – non pas brune ou bleue Marine mais verte.. Certes, en France, le score obtenu par EELV est de près de 3% inférieur à celui – historique – obtenu en 2009. Mais en nombre de suffrages exprimées (3.052.406), il lui est supérieur de 200.000 voix! En y projetant les résultats des mouvements idéologiquement proches (Parti animaliste, Urgence écologie, Parti pirate – qui siège au Parlement au sein du groupe des Verts/ALE), les écologistes atteignent même les 4 millions d’électeurs… soit à peine plus d’un million de moins que le parti présidentiel.
6,5 millions de voix pour les droites extrêmes et souverainistes
Cofondateur de Place publique, un mouvement sur lequel se sont agglomérés les vestiges d’un Parti socialiste français discrédité dans les urnes, Raphaël Glucksmann, avec un score désastreux mais quasi inespéré de 6,19%, tente plus ou moins subtilement de surfer la vague verte; appelle à renouer avec l’époque mitterrandienne où il était encore possible de fédérer les gauches… «pour gagner les élections la prochaine fois». Son calcul: en additionnant ses voix à celles d’Europe écologie les Verts, de la France Insoumise (6,31%), de Génération.s (3,27%) et du Parti communiste (2,49%), la «gauche» représenterait 31,73% des votants. Une opération mathématique digne d’un numéro de d’illusionnisme au regard des profondes lignes de fractures personnelles et politiques divisant ces courants et de la réalité du poids électoral d’un tel attelage. Statistiquement, celui-ci ne rassemblerait au mieux que 7,2 millions d’électeurs alors que le cumul des droites radicales et souverainistes (Rassemblement national / Debout la France / Ensemble pour le Frexit / Ensemble Patriotes et Gilets jaunes) – tous quatre bien plus proches idéologiquement qu’une union des gauches – fédère déjà un solide électorat de près de 6,5 millions d’électeurs, en hausse d’un million par rapport à 2014 (Front national – Rassemblement bleu Marine / Debout la République / alliance Force vie – Parti chrétien-démocrate – Maison de la vie et des libertés – Parti de la France / Union populaire républicaine).
60% des moins de 35 ans se sont abstenus
Mais pour Anne, c’est un autre chiffre qui porte le coup de grâce: selon une enquête Ipsos / Sopra Steria pour Radio France et France Télévisions, plus de 40% des votants issus de la classe ouvrière ont fait le choix du Rassemblement national. «La gauche a perdu pied dans les catégories populaires, détail le document. Ni le Parti communiste, ni la France insoumise, ni Génération.s, ni le PS-Place publique ne recueille plus de de 10% des suffrages chez les ouvriers, les chômeurs, les non-bacheliers ou ceux qui ont arrêté leurs études au baccalauréat, ou au sein des foyers qui disposent d’un revenu mensuel compris entre 1200 et 3000 euros».
Face au bégaiement de l’Histoire, Anne accuse le coup, tente de se raccrocher à un autre espoir que celui d’un Wauquiez pour lequel elle ne votera jamais: celui porté par une jeunesse qui s’est détournée des extrêmes pour voter à 25% des 18-24 ans et 28% des 25-34 ans en faveur d’EELV. De quoi donner les apparats d’un petit triomphe à la tête de liste et député européen sortant Yannick Jadot, mais à prendre avec grande précaution: seuls 40% des jeunes de moins de 35 ans se seraient en effet déplacés pour aller voter. Sur le plan socio-économique, le vote écologique ne prend en outre le dessus sur celui en faveur de l’extrême-droite qu’à compter de Bac+3. Combler le fossé de 27% séparant EELV du RN chez les personnes n’ayant pas le baccalauréat restera un lourd défi à relever…
L’interlude européen de Pascal Lamy
D’heure en heure, de chaînes en chaînes françaises, la valse des déclarations politiques se poursuit. Des invectives aussi, dont celle entre Dany Cohn-Bendit et Gilbert Collard qui déclenche le buzz du moment sur la toile. Reconstructions partisanes, municipales, départementales, régionales, présidentielles, toutes les échéances hexagonales des trois prochaines années y passent. Mais rien, désespérément rien sur l’Europe et les enjeux à venir. Pascal Lamy, sur France info, a bien eu quelques secondes de parole, mais l’ancien commissaire européen au Commerce de Romano Prodi, fut aussitôt renvoyé en loge, pour cause de direct avec Marine Le Pen qui appelait à la tenue de législatives anticipées.
Lamy aurait pourtant eu des réponses à apporter aux questions que se posait Anne: Quelles alliances européennes envisageables en l’absence de majorité? Quel véritable poids des partis nationalistes dans la future assemblée? Quelle influence législative du Parlement face à des Etats co-législateurs où les égoïsmes nationaux se muent progressivement en replis nationalistes, voire identitaires? Quel droit de peser sur l’avenir de l’Union pour des députés britanniques appelés à la quitter? Ironie de l’histoire, c’est sur BBC World News qu’Anne, las de cette pantalonnade franco-française, commencera à avoir des réponses à ses questions. France 3, quant à elle, aura bien essayé d’emboîter le pas de ses homologues «brexiters», mais passé 23h00, quand la France ouvrière qui se lève aux aurores est déjà couchée.
Photo: capture d’écran intervention de Jordan Bardella (RN) au prononcé des résultats des élections européennes.
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