Avec plus de 800.000 voix d’écart en faveur d’Ekrem Imamoglu, le scrutin stambouliote du 23 juin matérialise surtout un espoir politique en Turquie: l’AKP d’Erdogan n’est plus invincible. Mais les raisons du succès du candidat CHP tiennent autant d’une campagne bien menée que d’erreurs stratégiques inattendues de la part du Raïs.
«C’est fini! On a gagné avec 800.000 voix d’écart! 13.000, on trouvait que c’était trop peu». Depuis son appartement d’Istanbul, l’écrivaine et journaliste Mine Kirikkanat savoure. Vingt-cinq ans que la ville était aux mains du parti islamo-conservateur AKP. Des années que plus personne n’imaginait son ancien maire depuis devenu président de la République pouvoir vaciller, tant l’homme semblait maîtriser à la perfection l’art de la manœuvre politique. Les purges dans l’administration, l’arrestation de journalistes, la prise de contrôle politique des grands médias, l’art de jouer sur le sentiment national à son profit: rien de cela n’aura cette fois suffit à Recep Tayip Erdogan pour imposer à la tête de la première ville du pays son candidat et ancien Premier ministre et président de la Grande Assemblée nationale de Turquie Binali Yildirim. Et éviter de perdre pied, le temps – au moins – d’une soirée. Car prendre ou perdre Istanbul dépasse de très loin les simples enjeux municipaux. Erdogan l’a lui même concédé par le passé: celui qui gouverne Istanbul a vocation à diriger le pays, tant la capitale économique fédère en son sein toutes les couches de la société, toutes les cultures, toutes les ethnies, tous les courants religieux, toutes les catégories socio-professionnelles. 16 millions d’habitants officiellement, aux alentours de 20 millions dans les faits, Istanbul est depuis longtemps déjà «un pays dans le pays», se plait-on à dire en Turquie. Et, au-delà, une manne unique de pouvoir politique et financier pour qui veut accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat, concentrée entre les mains de celui ou celle qui la dirige.
«Qui ne saute pas soutient Tayip»
Ecarté de la mairie après une première victoire le 31 mars dernier invalidée par un Conseil électoral placé sous la coupe du Président turc, Ekrem Imamoglu avait l’espoir de confirmer sa légère avance de 13.000 voix au soir du 23 juin. Reste que nul, au sein de la direction de campagne du CHP, n’était dupe: Erdogan, soutiendrait par tous les moyens son candidat Binali Yildirim. Ne laisserait rien passer à Imamoglu et utiliserait tous les moyens dont il disposerait pour ne pas perdre la cité Etat. Mais au-delà de la colère de nombreux citoyens de devoir retourner aux urnes, beaucoup d’abstentionnistes y ont vu l’occasion d’y faire entendre leur voix. «Avant le 31 mars, beaucoup de militants CHP ou de l’opposition ne croyaient plus qu’AKP puisse être détrônable. Par dépit, beaucoup s’étaient alors abstenus», commente Hamdi Gargin. «Mais en renversant une première fois le candidat d’Erdogan, Imamoglu leur a redonné de l’espoir, montré que gagner Istanbul n’était plus impossible», poursuit ce membre du Conseil d’administration du TÜSES, la Fondation pour la recherche sociale, économique et politique en Turquie, et ancien directeur du département Stratégie de la municipalité stambouliote de Beylikdüzü, alors dirigée par Imamoglu. Mais de là à pronostiquer un raz de marée défiant l’autorité d’Erdogan, nul ne s’y serait risqué, même si au cours de ces dernières semaines un frémissement s’était fait sentir sur les rives du Bosphore: des jeunes qui défilaient dans les rues de la ville, corps accroupis puis en extension, bras levés vers le ciel, clamant «saute, saute, qui ne saute pas soutient Tayip (Erdogan) / saute, saute, qui ne saute pas soutient Tayip»; certains chanter des «nous sommes les soldats de Mustafa Kemal!» en opposition aux dérives religieuses du régime; ou toute une opposition, encore, déclamer inlassablement «Tout ira très bien, frère Ekrem!», cette phrase symbole de la campagne d’Imamoglu, imaginée par un gamin de 14 ans !
Loin de la simple anecdote, du jamais vu ou presque depuis le «mouvement des casseroles» porté par le front d’extrême gauche Özgürlük ve Dayanisma Partisi (ÖDP) à la fin des années 1990, ou dans une moindre mesure, les événements bien moins pacifiques de Gezi Park en 2013. «Tout a commencé à ce moment là, avec les jeunes», analyse Mine Kirikkanat. Mais de là à imaginer un tel revers pour le candidat de l’AKP, nul, même parmi les militants CHP les plus optimistes, n’avait oser l’imaginer. «A 400.000 voix d’écart, on se disait déjà que c’était énorme. Mais à plus de 800.000, c’est fou!», peinait d’ailleurs encore à réaliser trois jours après le prononcé des résultats provisoires Hamdi Gargin, surpris, également d’observer une marée humaine converger vers les grandes artères de l’ancienne Constantinople, pour fêter ce que certains qualifient déjà de fin de règne d’Erdogan.
Un rôle mobilisateur de la jeunesse
La jeunesse, partie prenante du succès d’Imamoglu? Oui, confirme Kader Sevinç, représentante du CHP à Bruxelles et fondatrice de l’initiative «Democracy 4.0 – Smart Democracy, Smart Citizenship». Mais pas que. Leur rôle mobilisateur, bien sûr, a été essentiel relève-t-elle: «nombreux ont été ceux à convaincre leurs familles de faire des donations au parti pour contrebalancer la puissance financière d’AKP et nous permettre de faciliter la participation au scrutin de la diaspora, en prenant en charge tout ou partie de leurs frais de transport». Au national, «les municipalités CHP ont de même affrété gracieusement des bus pour que les vacanciers puissent se rendre aux urnes», complète Hamdi Gargin. Une stratégie jusque-là connue d’AKP mais cette fois dupliquée par l’opposition.
Mais en rester là ne peut suffire à expliquer l’ampleur du revers subi par Binali Yildirim et l’écart de 790.000 voix creusé entre les deux scrutins. Certes, la mobilisation de l’opposition a sans doute été plus importante mais un tel chiffre n’aurait sans doute jamais pu être atteint sans une multiplicité de facteurs – expliquant entre autres la perte, pour Erdogan, de bastions islamiques tels que Fatih ou Üskudar. «A ce stade, nous n’avons pas encore eu le temps d’analyser en profondeur ce qu’il s’est passé, mais dans certains arrondissements il y a effectivement eu une chute des voix AKP. Ce que l’on ne connaît pas encore c’en sont les raisons précises: si cela tient à une hausse de l’abstention chez cet électorat, au fait que le nombre de candidats était moins élevé qu’au 31 mars avec un report probable de voix de formations telles que le DSP vers le CHP, ou une plus forte mobilisation de l’électorat CHP». Et pour quelles raisons, plus précisément encore, même si des premières pistes d’analyse se dégagent.
Dix-huit jours de mandat pour convaincre
Sur le fond, la crise économique, la paupérisation des ménages, la lassitude des élections répétées, la répression accrue depuis le coup d’Etat avorté de juillet 2016 ont sans doute participé au succès d’Imamoglu. Mais ces éléments n’ont pas fait surface en trois mois, entre les deux scrutins. Avec un taux de participation sensiblement identique entre les deux échéances, autre chose s’est manifestement produit. «Les 18 premiers jours de mandat d’Imamoglu – avant que son élection soit invalidée – ont sans doute participé à ce succès», analyse Mine Kirikkanat. «En un temps aussi minime, celui-ci à baissé le prix de l’eau, réduit de 50% le prix des transports publics pour les étudiants». En termes de transparence, pour la première fois de l’histoire de la mairie d’Istanbul, le conseil municipal décliné en deux à trois réunions «a été diffusé en direct sur Internet et suivi par plus de trois millions d’Internautes». Une dernière mesure presque symbolique mais d’une importance capitale dans un pays livré aux affaires de corruption et à des décisions prises à huis-clos. Mais une mesure en totale adéquation avec la manière dont Ekrem Imamoglu envisage l’exercice politique, celui-ci l’ayant «déjà mise en œuvre dans son ancien arrondissement de Beylikdüzü», se remémore Hamdi Gargin.
Tragédie grecque
Et puis, autre raison invoquée, le positivisme de la campagne du nouvel homme fort d’Istanbul: «Face à une campagne sale, des médias sous contrôle gouvernemental, la multiplication de fausses informations distillées depuis Ankara, l’usage de tous les moyens dont disposait l’Etat pour le discréditer, Imamoglu n’a pas répliqué, n’est pas entré dans la surenchère, s’en est tenu à son programme», remarque Kader Sevinç. «La stratégie de Recep Tayip Erdogan et de Binali Yildirim consistait à le discréditer et à le pousser à la faute, mais ils n’y sont pas parvenus. Ils s’attendaient à ce que ses nerfs lâchent mais en vain», ajoute Mine Kirikkanat. Mieux, pour le candidat CHP, les attaques lancées contre lui se sont pour certaines retournées contre leurs auteurs : «Originaires de Trabzon, la capitale culturelle et historique de la région de la mer noire fondée par des colons grecs autour du VIIᵉ siècle avant Jésus Christ, Imamoglu et sa famille ont été dénoncés comme Grecs de Pontus, donc ‘traîtres’, ce qui a fortement déplu aux habitants d’Istanbul originaires de la même région, et irrité les autres». Une stratégie misant sur un sursaut nationaliste moult fois utilisée par Erdogan, notamment au travers de la question kurde, qui, à la différence des élections générales de 2015, n’aura pas eu cette fois l’effet escompté. Bien au contraire.
Revers kurde
La question kurde est une autre erreur stratégique inattendue d’Erdogan. Sans doute la plus grossière, au cours de cette élection. Conscient que cet électorat communautaire de plus d’1 million de personnes pouvait jouer un rôle d’arbitre dans le scrutin, le président turc a quelques jours avant les élections incité le leader historique du PKK à demander à l’électorat kurde de ne pas voter pour Imamoglu. Comprendre: au mieux, voter Binali Yildirim, au pire, s’abstenir. Sans que l’on ne connaisse les détails de l’accord entre les deux hommes, Abdullah Öcalan s’est exécuté depuis son île carcérale d’Imrali, au sud d’Istanbul, où il purge une peine d’emprisonnement à vie pour trahison à la nation, en raison de ses activités séparatistes armées. Ce courrier, voulu comme un coup de maître d’Erdogan, s’est tout à l’inverse révélé être un naufrage politique pour son parti, relève Mine Kirikkanat: «Avec cette manipulation, le pouvoir islamiste d’AKP reniait sa politique de guerre contre les terroristes du PKK» et questionnait l’électorat nationaliste quant au soutien qu’il lui avait jusqu’alors apporté, à commencer par le parti d’extrême droite MHP, ennemi historique du PKK. Pis, en réaction à cet appel, Selahattin Demirtaş, l’autre homme fort du sud-est anatolien, prenait l’alliance entre Erdogan et Öcalan à contrepied. Arrêté en novembre 2016 dans le cadre des purges menées par le président turc contre l’opposition, et «officiellement» accusé de «diriger», «soutenir» et «faire la propagande» du PKK, le chef de file du parti démocrate kurde HDP affirmait à nouveau ses distances envers l’organisation armée et appelait sans la moindre ambiguïté la communauté kurde à se désolidariser d’Öcalan et à voter Imamoglu.
Un régime en question(s)
Signe d’une fin de règne d’Erdogan, dès lors? Oui, pour Mine Kirikkanat qui, à l’instar de la presse internationale, voit déjà en Imamoglu un présidentiable en puissance, à même de ravir le pouvoir au Raïs. Oui, également, parce que le parti lui même est en plein doute et qu’une ligne de fracture est en train de se créer en interne avec la volonté affichée du très populaire ancien ministre de l’Economie et actuel vice premier ministre AKP Ali Babaçan de créer son propre parti. Pour Kader Sevinç, qui note que près de «200.000 bénévoles ont rejoint la campagne du candidat CHP», cette élection reflète avant tout une volonté nouvelle des citoyens de prendre leur avenir politique en main. Plus sûrement, pour Hamdi Gargin, la confirmation – surtout, à ce stade – d’une tendance lourde: la contestation électorale, dans les grandes villes, d’un nouveau régime présidentiel favorisant un interventionnisme exacerbé d’un Recep Tayip Erdogan de plus en plus fragilisé, jusqu’au sein de son propre parti.
Photo: Christophe Nonnenmacher
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