Le Conseil européen s’est finalement entendu sur les lauréats des postes clés de l’Union après plusieurs semaines infructueuses, au prix d’une méthode démocratique discutable. Grands gagnants de cette redistribution des postes: Paris, Berlin et… Budapest. Affaibli malgré un sursaut d’orgueil ce midi, le Parlement devra quant à lui retrouver un leadership face aux Etats et parler d’une seule voix pour se faire entendre, quitte, pour cela, à tout mettre en œuvre pour écarter des postes de pouvoir sa frange eurosceptique, au mépris d’une partie de l’électorat.
Dimanche 30 juin – Déclaration d’Emmanuel Macron à son arrivée au Conseil européen extraordinaire: «Il faut un esprit de compromis et d’ambition pour l’Europe». Lundi 1er juillet – Déclaration d’Emmanuel Macron après vingt nouvelles heures de négociations infructueuses pour désigner les candidats des Etats membres à la présidence de la Commission, du Conseil, du Parlement, de la Banque centrale européenne et à la haute représentation aux affaires étrangères et à la politique de sécurité: «Notre crédibilité est profondément entachée avec ces réunions trop longues qui n’aboutissent à rien». Douche froide.
Raison première de cette incapacité à s’entendre: une Europe particulièrement fragmentée sur le plan politique. Au Parlement, comme l’a révélé le scrutin des 23 à 26 mai, plus aucune majorité politique forte n’émerge. Au sein des Etats membres, la traditionnelle bipolarisation de la scène continentale fait désormais place un nouvel équilibre des forces incluant les libéraux. Plus précisément, souligne le rédacteur en chef de Bruxelles 2 Nicolas Gros-Verheyde, «il n’y a (aujourd’hui) plus de parti réellement dominant (en Europe), mais un rééquilibrage quasi parfait entre trois forces principales… et donc minoritaires. Au niveau des Etats membres, le parti populaire européen (PPE) détient neuf sièges (avec la présidence indépendante lituanienne), les socio-démocrates huit sièges, les centristes libéraux sept sièges, et l’Autriche est représentée par un gouvernement technique (indépendant). Aucun de ces partis, même en alliance avec un autre, n’a la majorité. Les trois groupes sont condamnés à s’entendre, d’autant qu’ils comptent chacun un grand pays leader (Espagne pour les socialistes, France pour le centre libéral, Allemagne pour les chrétiens-démocrates)».
A ceci s’ajoutent encore de nouvelles dissensions internes dans les familles politiques concernées dont, au sein du PPE, celles entre Berlin et le Fidesz de Viktor Orban. Enfin, sont venues s’additionner d’autres écueils, plus techniques cette fois, liés aux conditions imposées par la France pour s’accorder sur une distribution des cinq postes clés de l’Union: la compétence, l’expérience, les équilibres géographiques et la parité femmes-hommes. L’ensemble couplé à un critère de majorité renforcée soutenu par Berlin, imposant que chacun des lauréats aux postes clés réunisse un soutien minimum de 72% des membres de l’Union représentant 65% de la population, donnait alors une idée du Tetris à assembler.
«D’après nos informations, c’est le colonel moutarde qui tient la corde»
Bien à l’inverse de «l’esprit de compromis et d’ambition» prôné par le Président français, les négociations s’enlisaient donc une nouvelle fois dans la nuit de dimanche à lundi, au point d’en devenir un enjeu de joutes humoristiques sur Twitter entre correspondants de la presse européenne, photographiant au milieu de la nuit les corps exténués, jonchés sur le sol de leurs collègues les moins endurants. Avec pour trait d’humour celui d’Anne-Camille Beyckeulin, correspondante Europe pour les Dernières Nouvelles d’Alsace / Est Républicain: «Un #Euco, en réalité, c’est une soirée pyjama complètement ratée», Le reste des professionnels de l’information encore debout ne cachaient pas moins une ironie de façade, à commencer par Derek Perrotte, correspondant des Echos à Bruxelles: «Sommet #EUCO: d’après nos informations, c’est désormais le colonel moutarde avec le chandelier qui tient la corde ». Puis, vint cette petite lueur d’espoir, affichée par Jurek Kuczkiewicz, Senior writer EU/Chef International au quotidien belge Le Soir, alors que les premières lueurs du jour commençaient à pointer, lundi matin: «Attroupement instantané et quasi hystérique lorsqu’un porte-parole du Conseil arrive dans la salle de presse à 5h15 puis, gêné de voir accourir vers lui tous les journalistes, se met à crier ‘nothing, nothing!’ #topjobs #euco». Ambiance…
«Privation de liberté, pain, eau et démontage du toit»
Habitués à davantage de retenue dans les moments officiels certains experts comme Philippe Perchoc «policy analyst» au Think Tank du Parlement européen et enseignant au Collège d’Europe et à l’Université catholique de Louvain craquaient à leur tour et se mettaient à proposer quelques aménagement à la méthode de travail des membres du Conseil: «Pour les amateurs de #EUCO, je rappelle que l’Eglise, confrontée aux mêmes soucis, a trouvé des solutions pratiques pour les conclaves, comme celui de 1268-1271: privation de liberté, pain, eau et démontage du toit». Une boutade, presque en écho aux propos de la Secrétaire d’État française chargée des Affaires européennes, qui concédait lundi midi que «l’échec de cette nuit montre le besoin de réforme profonde de l’Union européenne». Dans le même temps, continuait à circuler une photo prise en plein Conseil extraordinaire de Theresa May, visionnant en retrait la Coupe du monde de cricket. Re-ambiance.
Camouflet pour les Spitzenkandidate
Réformer ? Peut-être. Pourquoi pas. Mais en attendant – et au moins en ce qui concerne la désignation du candidat à la présidence de la Commission européenne – la règle du jeu, si elle avait été acceptée par les Etats membres – était assez simple: qui gagne la majorité parlementaire voit son Spitzenkandidat prendre la tête de la Commission. Le PPE arrivé en tête des suffrages, sa tête de liste électorale – l’Allemand Manfred Weber – aurait ainsi en toute logique dû être proposée comme nouveau chef de l’Exécutif européen. Le respect de l’exercice démocratique et de la transparence auraient eu tout à y gagner, ce choix reflétant celui des urnes et renforçant le principe selon lequel élire un Parlement revient également à élire le Président de la Commission.
Mais ce principe se heurta rapidement à plusieurs obstacles politiques, portés par les Etats membres, à commencer par l’opposition de Paris et de Budapest à la nomination du Spitzenkandidat du PPE. Côté français, officiellement au motif de son inexpérience politique; côté hongrois, en raison de ses prises de positions, au sein même de sa famille politique, contre Viktor Orban. La boîte de Pandore des tractations interétatiques à huis clos s’ouvrait.
Rapidement scellé, le sort de Manfred Weber fit place à celui d’une autre Spitzenkandidat, celui de la libérale Margrethe Vestager. Certes elle était une femme; certes elle appartenait à la famille des libéraux et pouvait ainsi prétendre au soutien de l’Elysée; certes sa nomination aurait pu envoyer un signal fort à l’opinion publique suite au combat qu’elle mena au sein de la Commission Juncker contre les GAFAM, mais la candidate danoise n’obtint pas davantage de majorité au Conseil, d’aucuns craignant notamment qu’elle ne puisse bénéficier d’une majorité parlementaire confortant sa désignation. Et d’ouvrir ainsi la porte à un camouflet parlementaire pour les Etats membres.
Restait alors, parmi les Spitzenkandiate Frans Timmermans, vice-président sortant de l’exécutif, auquel firent même mine de se rallier la France et l’Allemagne dans la nuit de dimanche à lundi. De lui se murmurait-il en coulisses, devait venir la fumée blanche. Mais là encore, l’étonnant poids d’Orban entra en jeu. Dans un courrier adressé dimanche au Président du Parti populaire européen Joseph Daul, Orban vilipendait un tel projet, le qualifiant d’«erreur historique», «d’humiliation» et de processus «d’auto-destruction du PPE». L’anecdote aurait pu en rester là mais le coup de force du chef du gouvernement hongrois consista parallèlement à fédérer autour de lui une minorité de blocage formée avec les autres membres du groupe de Visegrad (Pologne, Tchéquie, Slovaquie), Ceci à commencer par le ralliement du Premier ministre tchèque Andrej Babis, tout autant opposé à Timmermans en raison de la «perception négative de (leur) région» qu’en avait le candidat social démocrate – une référence à peine voilée aux actions intentées par la Commission Juncker notamment contre la Pologne et la Hongrie pour violation de l’Etat de droit. Son de cloche identique à Varsovie mais également à Rome. Etats 3 – Parlement 0.
Paris, Budapest et Berlin, grands gagnants
Critères de compétences, majorités renforcées, équilibre entre intérêts nationaux, volonté – aussi de renforcer la méthode intergouvernementale face à la méthode communautaire, c’est finalement à ce Tetris procédural et politique qu’ont fini par répondre mardi après-midi les chefs d’Etats et de gouvernement, lors d’une dernière concertation, en accord avec les lignes rouges définies par Paris, Budapest et – dans une moindre mesure – Berlin, grands gagnants de l’exercice en s’accordant sur un package assez inattendu. Viktor Orban et Emmanuel Macron ne voulaient pas de Manfred Weber, celui-ci n’y résista pas. Le groupe de Visegrad – Hongrie en tête – rejetait Frans Timmermans, celui-ci n’y survécut pas davantage. Le PPE voulait l’un de ses membres à la tête de la Commission et Berlin un(e) Allemand(e): Bien que controversée au sein même de son pays, Ursula von der Leyen, l’actuelle ministre de la Défense d’Angela Merkel fut finalement choisie avec l’accord de Paris qui y trouvait un double avantage. Le premier: voir une femme politique proche de ses convictions en matière de sécurité et de défense prendre la tête de l’Excécutif. Une alliée potentielle également pour la tête de liste Renaissance de Nathalie Loiseau appelée à prendre la présidence d’une sous-commission parlementaire dédiée aux questions de défense. Le second: en contrepartie de cette nomination, obtenir de Berlin que soit désignée en lieu et place du président de la Bundesbank Jens Weidmann, l’actuelle patronne française du FMI à la tête de la Banque centrale européenne.
Une équipe résolument francophone, sinon francophile
Ce point scellé, ne restait alors plus qu’à répartir les trois derniers postes clés entre quatre murs isolés. Le poste de Président du Conseil revenait ainsi au Premier ministre libéral belge Charles Michel, exercé à l’art du compromis et politiquement proche de l’Elysée. Celui de Haut représentant aux affaires étrangères et à la politique de sécurité à Josep Borrell Fontelles, l’actuel ministre espagnol des Affaires étrangères et ancien Président du Parlement européen. Deux nominations qui renforçaient encore Paris sur le plan symbolique, chacun des nommés étant francophone mais également perçus comme francophiles. De quoi remettre – au moins sur le papier – la France au cœur du jeu institutionnel européen. Ceci d’autant plus si l’on considère que Michel Barnier devrait conserver son poste de Négociateur en chef chargé de la préparation et de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni au titre de l’article 50 du TUE. Ceci au moins jusqu’au 31 octobre prochain, date «officiellement» butoir pour la sortie de Londres de l’Union, avec ou sans accord…
Première fronde parlementaire
Quant au perchoir de l’assemblée parlementaire, celui-ci se voyait promettre par le Conseil au Président bulgare du Parti socialiste européen Sergueï Stanichev. Mais c’était sans compter sur la volonté d’un Parlement de rester maître (au moins) en ses terres. Dans la soirée, la fronde fut donc d’une certaine manière organisée face aux Etats membres, les groupes S&D, PPE et RenewEurope s’entendant sur une candidature commune autour du député socialiste italien David Sassoli, élu ce mercredi midi au second tour de scrutin avec 345 voix sur 667 exprimés en raison de quelques déperditions de voix au profit de la candidate écologiste Ska Keller qui, alors que son groupe ne regroupe que 74 élus, voyait le nombre de ses soutiens atteindre les 133 voix au premier tour puis 119 au second, laissant suggérer que sept élus frondeurs de la coalition étaient dans ce laps de temps rentrés dans le rang afin d’offrir à Sassoli les quelques voix manquantes du premier tour. L’élection de Sassoli : fronde du Parlement envers les Etats membres ? Sans nul doute. Mais cette élection pointe également une autre tendance: la concrétisation d’un premier rapprochement entre PPE, S&D, RenewEurope et Verts/ALE autour d’un «accord de coalition ou de gouvernance pour piloter le Parlement, pour éviter que ce soient les extrêmes et notamment pour éviter que ce soient les populistes d’extrême droite qui prennent le lead, concédait la députée européenne RenewEurope mardi soir sur France3TV». Et de confier une autre stratégie, plus surprenante sur le plan démocratique: «C’est ainsi, par exemple, que nous tentons d’éviter qu’ils prennent des positions de présidence de commissions (parlementaires) comme l’application directe de la règle proportionnelle l’imposerait». Comme au Conseil, une façon somme toute très «politique», de contourner la règle… pour le meilleur ou pour le pire, quant au ressenti à venir de ces manœuvres au sein de l’opinion publique européenne. Et de garder à l’esprit d’un film de trois jours aux allures de Cuisine et dépendances cette réflexion publiée lundi par Henri Malosse, ancien Président du Comité économique et social européen: «On voit combien l’Union est « à bout de souffle non démocratique » – même si un compromis bancal de marchands de tapis sera trouvé in-extremis – ce n’est pas comme cela que l’on sauvera le projet européen!».
Emmanuel Macron, Conseil européen, 2 juillet – Bruxelles / Copyright: European Union / Service audiovisuel
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