Gaz: Que veut faire l’UE face à Ankara concernant l’exploitation des ressources chypriotes?

L’UE apparait désarmée puisque les sanctions seront plus difficiles que prévu à appliquer

Le Conseil européen des ministres des affaires étrangères qui s’est réuni mardi 15 octobre à Luxembourg a condamné les forages de la Turquie au large des eaux territoriales chypriotes (qui recèlent probablement d’immenses réserves en gaz), fait considéré comme contraire au droit international. Ce n’est pas la première fois qu’en 2019 les autorités européennes réagissent au fait accompli turc et cela devait aboutir à des sanctions économiques, même s’il faudra évaluer leur impact réel.

La position de la Turquie est claire: il n’existe pas d’eaux territoriales exclusives (ZEE) pour la République de Chypre (la seule reconnue internationalement à ce jour et membre de l’UE depuis 2004) et tant qu’il n’y a pas de règlement politique au partage de facto de l’île en une partie «grecque» au Sud et «turque» au Nord, chaque territoire doit pouvoir bénéficier du potentiel énergétique de l’île, d’autant plus que celle vivant sous le contrôle d’Ankara est beaucoup moins favorisée économiquement.

De plus, la Turquie ne reconnait pas la Convention de Montego Bay (1982) sur le droit de la mer, qui régit la question des eaux territoriales et du plateau continental, signée par la grande majorité des Etats du monde.

ll faut aussi préalablement rappeler que Chypre, l’Etat le plus oriental de l’Union européenne, est une petite île de 9.251 km² divisée depuis l’été 1974, au cours duquel la Turquie intervint militairement pour protéger la population musulmane qu’elle estimait menacée par la tentative de rattachement à la Grèce – l’Enosis, décidée par le régime finissant et dictatorial des Colonels, en collusion avec des radicaux chypriotes hostiles à toute politique d’indépendance.

Cet événement faisait suite à la naissance du jeune Etat chypriote en 1960 sur des bases fragiles (sous l’impulsion des anciens colonisateurs britanniques), rappelant le système communautaire mis en place au Liban: les postes et fonctions étaient réservés selon l’origine, turque ou grecque, et non selon les compétences (1), avec un droit de veto de chaque communauté en cas de désaccord sur des sujets importants, tandis qu’un droit de regard de la Grèce ou de la Turquie sur les évolutions du pays le rendait quasi ingouvernable.

En 1983, la partie septentrionale, contrôlée par Ankara, s’est autoproclamée «République Turque de Chypre du Nord» (RTCN), mais elle n’est reconnue que par la Turquie, bien que l’OCI (Organisation de la conférence islamique) lui ait accordé un statut de membre observateur et que le Pakistan ou l’Azerbaïdjan, rejoints à l’occasion par quelques républiques d’Asie centrale, accueillent régulièrement des représentants sécessionnistes, dont le territoire représente près de 40% de l’île, alors que sa population correspond à peine un cinquième de celle-ci.

Situation de blocage(s)

Depuis, malgré de nombreuses tentatives de médiation, notamment sous l’impulsion de l’ONU (plan Annan de 2004), c’est l’impasse et aucune solution ne semble en vue. La Turquie souhaite que la question énergétique fasse partie des négociations sur la réunification, ce que ne semble pas accepter la République de Chypre.

De plus, les projets d’exportation de gaz de Méditerranée orientale (incluant aussi Israël et l’Egypte, voire à terme le Liban ou la Syrie) vers l’Europe représentent une menace pour ses propres ambitions en tant que pays de transit (par lequel les hydrocarbures de la mer Caspienne et d’Asie centrale arrivent vers le vieux continent), et Chypre constitue un «verrou», un passage incontournable, sans lequel rien ne pourra se faire.

L’UE apparait désarmée puisque les sanctions seront plus difficiles que prévu à appliquer, la Turquie disposant d’une arme de dissuasion massive, à savoir sa capacité à laisser venir dans l’UE des millions de réfugiés, issus pour beaucoup de la Syrie voisine, qu’elle accueille en nombre pour le moment et qui pourraient être difficilement stoppés si elle décidait «d’ouvrir les vannes».

Quant à la solution militaire, et malgré de récentes manœuvres navales communes entre la France et Chypre (12 octobre 2019) elle semble délicate car cela signifierait rentrer en conflit avec un allié de l’OTAN, ce qui au passage rappelle la nécessité de penser à une Europe de la défense autonome dans un contexte ou même Trump émet des doutes sur la pérennité de l’Alliance atlantique.

D’ailleurs, les Etats-Unis, les seuls à être vraiment en mesure de faire pression sur la Turquie (d’autant plus que la compagnie américaine Exxon Mobil dispose d’un droit d’exploitation sur les gisements découverts à Chypre comme ENI et Total pour les Italiens et les Français) ne semblent guère pressés et absorbés par l’intervention actuelle d’Ankara contre les Kurdes de Syrie.

La Russie en arrière plan

Dès lors, et dans le contexte de désengagement des Etats-Unis du Proche-Orient, et donc de Méditerranée orientale, on pourrait se demander si la Russie ne serait pas le pays incontournable face à la relative impuissance européenne et celui sur lequel pourrait s’appuyer les chypriotes grecs (voire l’UE à terme, si un rapprochement intervient, comme l’a souhaité Emmanuel Macron).

En effet, des liens sont noués à l’époque de la Guerre froide, même si Chypre n’était pas un pays communiste, mais un parti de ce nom y était fort bien représenté (à contre-courant de l’UE, Chypre et son économie libérale ont eu un président communiste de 2008 à 2013!), et Nicosie après la partition de 1974, va se rapprocher de Moscou pour contrer l’influence d’Ankara, pilier oriental de l’OTAN, et donc ennemi majeur du pacte de Varsovie, d’autant plus que l’URSS (officiellement athée), cultive discrètement les liens culturels liés à une histoire marquée par la même foi orthodoxe.

Moscou, a par ailleurs proposé de renflouer financièrement l’île après la crise financière de 2013, elle-même liée à la crise grecque (tout en se proposant de contribuer à l’exploitation des futurs gisements de gaz), et caresse le projet d’y installer une base militaire (2), car celle de Tartous en Syrie (la seule que possède Moscou en Méditerranée) semblait à un moment menacée.

Cependant, avec la Turquie, c’est davantage un modus videndi qui est recherché qu’un affrontement violent, car la déstabilisation de cet Etat ne profiterait pas forcément à Moscou, qui est un de ses plus importants partenaires commerciaux et avec lequel un partage d’influence est en cours au Moyen-Orient, de concert avec l’Iran. Par ailleurs, la Russie a-t-elle intérêt à favoriser l’exportation de gaz chypriote? Rien n’est moins certain, car cela représenterait une concurrence accrue pour ses propres exportations, à moins que Poutine obtienne d’être lui-même acteur de la stratégie chypriote en tant que partenaire majeur.

Un compromis inévitable?

Au final, il apparait que la crise chypriote est l’archétype de ces «conflits gelés» pour lesquels aucune solution ne semble en vue et où la reprise des armes semble improbable (Sahara occidental, territoires de l’ex-URSS…), si bien que la question risque de ne pas évoluer à court ou moyen-terme d’autant plus que la Turquie a clairement menacé militairement la République de Chypre si elle décidait d’exporter sans son accord ses abondantes ressources ou encore d’annexer la partie septentrionale de l’ile (RTCN), bien que l’hypothèse soit probablement rejetée par les Chypriotes turcs eux-mêmes qui n’ont cependant que peu de marge de manœuvre tant ils dépendent financièrement, politiquement et militairement de la Turquie.

Pourtant, aucun des acteurs de ces affrontements potentiels à venir n’a réellement intérêt à ce qu’elles se transforment en conflit ouvert, dans la mesure où il faut déjà absorber les conséquences des récents changements observés au Proche-Orient, faire face à un ralentissement à venir de l’économie mondiale, et parce que le coût provoqué par les conséquences d’une guerre régionale serait probablement plus élevé qu’un accord imparfait entre les différents protagonistes.

La voie du compromis semble inévitable (à moins que la République de Chypre accepte de continuer à être assise sur un tas d’or quelle ne peut exploiter), dans le cadre éventuel d’un règlement global de la question chypriote. Pour une fois l’énergie ne serait pas une source de confrontation mais un moyen de rapprocher des peuples divisés depuis si longtemps.

(1) De façon déséquilibrée selon les Chypriotes grecs qui n’avaient droit qu’aux deux tiers des sièges alors qu’ils représentent plus des trois-quarts de la population à l’époque
(2) Les Britanniques y possèdent déjà deux bases militaires

Pierre Berthelot est Chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe /IPSE et directeur de la revue Orients Stratégiques / Photo: Vue panoramique de Nicosie / Photographe: Simisa – Wikimedia – Attribution ShareAlike 3.0

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