Ce jeudi, le Parlement européen a remis à Ilham Tohti le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, qui honore chaque année celles et ceux qui ont consacré leur vie à la défense des libertés fondamentales et des droits humains. Coup double pour l’Union européenne, qui à la fois met en lumière ce que les experts dénoncent désormais comme un génocide culturel qui touche des millions de Ouighours; et qui offre aussi un signal fort aux autorités chinoises qui perpétuent ces abus et dont l’influence en Europe ne cesse de grandir. Mais cet acte symbolique sera-t-il suivi de mesures concrètes pour faire cesser cette tragédie?
Pékin, 2014. Cela fait plus d’une décennie qu’Ilham Tohti, économiste à l’Université des minzu, n’est plus autorisé à publier librement. Les quelques cours qui lui sont encore attribués sont systématiquement enregistrés et filmés, pour mieux le surveiller et dissuader les étudiants de se rapprocher de cet enseignant charismatique. Il est devenu impossible d’accéder à son site Uighur Online, qui se voulait une plateforme pour (r)établir un dialogue entre les Ouighours, peuple centrasiatique natif de ce que la Chine appelle «la Région autonome ouïghoure du Xinjiang», et les Han, majorité ethnique chinoise, qui se sont installés massivement dans cette région périphérique – une forme de colonisation directement orchestrée par l’Etat.
Les appels d’Ilham Tohti à une véritable autonomie régionale et à l’application des lois contre la discrimination, tout comme ses critiques des politiques étatiques dans la région – critiques pourtant mesurées, argumentées et fondées sur une connaissance approfondie du terrain – ont été interprétés par l’Etat chinois comme des «actes séparatistes». Le verdict tombe, Ilham Tohti est condamné à la prison à vie dans un procès laconique «pour l’exemple».
Répressions violentes pour «stabiliser» une région riche
La condamnation sans appel d’Ilham Tohti marque l’entrée dans une ère de répressions violentes de la part des autorités chinoises pour «stabiliser» une région riche en pétrole, gaz, minerais et autres matières premières, passage essentiel des «nouvelles routes la soie» promues par la Chine. La sécurisation en marche de la région, sous couvert d’anti-terrorisme ou de lutte contre l’extrémisme religieux, s’appuie sur les technologies les plus avancées: caméra de surveillance à reconnaissance faciale, passeports biométriques, GPS apposés sur chaque véhicule, dispositif d’analyse des données sur les téléphones, etc. Le paroxysme de ce processus visant à éliminer toute opposition au pouvoir: les camps d’internement dans lesquels se trouveraient actuellement au moins un million de Ouïghours, la plupart du temps capturés ou enlevés de force à leur domicile ou sur leur lieu de travail, parfois disparus pendant des années, dont les proches ne savent même plus s’ils sont morts ou vivants. Particulièrement visés, les intellectuels et figures populaires ouïghoures (artistes, chanteurs, acteurs etc.) ont peu à peu disparus de la scène publique, tantôt détenus dans des camps, tantôt condamnés à quelques années de prison, à la perpétuité, voire à mort comme l’ancien président de l’Université du Xinjiang, Tashpolat Tiyip, dont l’exécution est imminente.
«Pensées dangereuses»
Les rapports d’expertise sur la situation dans la région ouïghoure, auxquels contribuent ONG, chercheurs, journalistes et activistes, sont alarmants; les témoignages d’anciens détenus, accablants. Après avoir tout simplement nié l’existence de ces camps, l’Etat chinois est revenu sur ses propos en parlant de «centre de rééducation», avant de modifier encore son récit en tentant de dépeindre les lieux de détention comme des «écoles de formation professionnelle» dans lesquels les Ouïghours sont libres de danser et chanter après avoir reconnu des «crimes» tels que lire le Coran ou avoir des «pensées dangereuses». Certaines expertises estiment aujourd’hui que le travail forcé est une pratique banalisée pour un certain nombre de ces camps.
A l’étranger, plus de 5.000 rapports de disparitions
Même les Ouïghours installés à l’étranger n’échappent pas aux intimidations et au harcèlement de l’Etat chinois. Beaucoup d’entre eux préfèrent se taire, tout comme les anciens détenus, par peur de représailles sur leurs familles restées en Chine. D’autres prennent le risque de parler, en espérant attirer l’attention sur leurs proches disparus et obtenir leur libération. La base de données créée par Gene Bunin depuis Almaty, au Kazakhstan, répertorie ainsi plus de 5.000 rapports de disparitions d’hommes et de femmes de toute la région ouïghoure.
Face à cette situation rapportée par le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale dès août 2018, le Parlement européen a publié une première résolution en octobre de la même année, puis une seconde en avril 2019, pour condamner publiquement les détentions extrajudiciaires dans la région ouïghoure et rappeler à la Chine ses obligations internationales de respecter les principes fondamentaux des droits humains. Parallèlement, la plupart des pays européens ont déployé des efforts notables pour accueillir un nombre croissant de réfugiés politiques ouïghours, même si ce processus n’est pas exempt de quelques épisodes difficiles, comme celui de la famille ouïghoure livrée à la police chinoise par l’ambassade belge de Pékin, ou le renvoi vers la Chine d’un jeune Ouïghour basé en Allemagne en 2018 du à une «une erreur administrative».
En juillet 2019, 22 pays, dont une majorité de pays européens, ont signé un appel conjoint pour demander l’envoi d’observateurs indépendants dans la région à même d’évaluer la situation sur place. Cet appel fait suite à un premier courrier initié par le Canada et co-signé par une dizaine de pays européens en novembre 2018, auquel la Chine a en mars 2019 répondu par une invitation aux ambassadeurs basés à Pékin à visiter la région ouïghoure. Jusqu’à aujourd’hui, les conditions de la visite n’ont pas été négociées de manière satisfaisante, les pays européens craignant d’être entrainés dans des camps ou villages «Potemkine», à la manière des tours proposées à des journalistes et chercheurs étrangers.
Regards tournés vers la Commission et les Etats membres
Le Parlement européen s’est clairement positionné sur la question ouïghoure en octroyant à une grande figure intellectuelle ouïghoure emprisonnée à vie le prix européen pour les droits humains le plus prestigieux. L’Europe franchira-t-elle le pas de sortir du symbolique?
C’est désormais vers la Commission européenne que doivent se tourner nos regards. Sa présidente, Mme Ursula van der Leyen, a répété dans ses auditions au Parlement qu’elle voulait une Europe forte qui renforce les liens «entre les paroles et les actes», et que la nouvelle Commission ne «souffrirait aucun compromis» en termes de valeurs fondamentales. Voilà une occasion pour la Commission de se positionner plus concrètement pour un «commerce libre et équitable» avec des gestes forts et des mesures tangibles pour contraindre la Chine à libérer les détenus des camps et punir les abus recensés. Renforcement de l’équité et de la transparence des marchés publics, et contrôle des investissements et infrastructures font partie des compétences que la Commission recouvre et qui font, de l’autre côté de l’Atlantique, justement le sujet d’un ‘Uyghur act’ et d’un ‘Uyghur Human Rights Policy’.
Il revient aussi à chaque état membre de mesurer les conséquences de ses engagements avec la Chine et notamment avec le géant Huawei, auquel l’Allemagne vient de céder tout son marché 5G. Une aberration dans l’un des pays européens les plus généreux avec les dissidents chinois (l’Allemagne accueille notamment Liu Xia, poétesse et épouse de Liu Xiaobo, Prix Nobel mort en prison en Chine), hôte d’au moins 2000 Ouighours, et parfaitement au fait de la dictature technologique que le régime de Xi Jiping a mis en place et cherche à étendre au delà des frontières chinoises.
Pour l’Europe, le défi reste de taille. Le Prix Sakharov n’est pas un aboutissement mais, on l’espère, le signe d’un nouveau départ dans les relations sino-européennes.
Vanessa Frangville est directrice du Centre de recherche EASt (East Asian Studies) de l’Université libre de Bruxelles (ULB), professeure en études chinoises et spécialiste des questions ethniques en Chine.
Photo: Chine, Urumqi, 3 juillet 2013 ; nord-ouest de la Chine / DaiLuo – sous licence creative commons
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