C’est sans doute le seul aspect positif de la pandémie que nous traversons: elle peut nous révéler à nous-mêmes et, peut-on l’espérer, conduire chacun d’entre nous à «habiter autrement le monde». Or, ce moment de vérité n’est pas uniquement individuel; il est aussi collectif. Tout spécialement pour l’Union européenne.
C’est d’ailleurs ce qui a été répété à l’envi lorsque les États ont décidé de fermer leurs frontières et de réquisitionner les stocks de masques et lorsque, plus tard, ils ont rechigné à mutualiser des dettes sous la forme de coronabonds. Ce défaut de solidarité européenne conjugué au retard de la réaction de l’Union à la flambée du Covid-19 à partir de l’Italie a conduit certains à pronostiquer que l’UE serait la prochaine victime du Covid-19 et à affirmer qu’elle serait déjà en situation de «danger mortel».
Depuis, pourtant, l’Union a réagi, voire surréagi. Les déclarations dans la presse sont quotidiennes, les réunions frénétiques (18 réunions du comité de sécurité sanitaire, 4 réunions des chefs d’État et de gouvernement), les textes dédiés abondants (une soixantaine depuis deux mois). Rappelons également que ce n’est pas la première fois que l’Union vit une crise. Les Communautés puis l’Union européenne en ont, tout au long de leur histoire, connu et, pour l’heure, y ont toujours résisté.
L’état des compétences de l’UE en matière de santé
Et si le moment de vérité ne concernait pas tant «l’état de santé» de l’Union européenne elle-même, mais l’état de l’action de l’Union européenne dans le domaine de la santé? Et si la crise du Covid-19 permettait de révéler crûment ce que cette Union peut faire (et a fait) et pourrait faire à l’égard des patients européens?
Ce que le Covid-19 révèle de l’état de ce que peut faire l’Union européenne dans le domaine de la santé: bien peu, entend-on régulièrement. Les compétences en matière de santé de l’Union relèvent de la catégorie des compétences d’appui qui ne lui permettent que d’appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres sauf pour certains enjeux communs de sécurité en matière de santé publique parmi lesquels on ne trouve pas la lutte contre les pandémies.
L’Union a largement exercé cette compétence et activé les nombreux (et, pour certains, anciens) instruments de coopération, notamment la décision 1082/2013/UE du 22 octobre 2013 en matière de «surveillance des menaces transfrontières graves sur la santé, d’alerte précoce en cas de telles menaces et de lutte contre celles-ci», avec des conséquences parfois tout à fait tangibles (comme le lancement, mi-mars, par la Commission de la procédure de passation conjointe de marchés en vue d’obtenir des équipements de protection individuelle).
Elle a également appuyé l’action des États au plan financier ou encore technique (voir par exemple le système mis en place par la Commission qui permet un échange rapide entre les cliniciens des connaissances et de l’expérience sur la gestion des patients présentant des formes graves de Covid-19). Toutefois, du fait de l’étroitesse de sa compétence, le bilan de l’action ne peut qu’être mitigé.
Peut-on s’arrêter là? De notre point de vue, cela est impossible. Si tel était le cas, il ne s’agirait pas vraiment d’un moment de vérité qui implique, pour en être vraiment un, de considérer l’ensemble et non seulement quelques parties.
D’autres voies d’influence de l’UE dans le domaine de la santé
Il importe d’abord de souligner que l’action de l’Union dans le domaine de la santé s’est construite sur bien d’autres compétences que la compétence en matière de santé, notamment pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur. De nombreuses directives et de nombreux règlements ont été adoptés à ce titre tout en ayant un objectif dans le domaine de la santé (reconnaissance mutuelle des diplômes dans le secteur de la santé, droits des patients européens, fabrication et commercialisation dans l’Union de médicaments…).
D’ailleurs, et c’est assez révélateur, dans le contexte du Covid-19, il a été nécessaire d’adapter, pour un temps, ces obligations parce que précisément elles ne sont pas négligeables. Certains étaient déjà prévus et la possibilité d’y recourir a simplement été rappelée, par exemple celle d’autoriser la mise sur le marché conditionnel des médicaments destinés à être utilisés en réponse à des menaces pour la santé ; celle d’autoriser la mise sur le marché d’un dispositif médical en dehors des procédures d’évaluation de la conformité aux exigences essentielles lorsque l’utilisation de ce dispositif est dans l’intérêt de la santé publique des patients; ou encore celle de déroger aux protocoles nécessaires dans la conduite des essais cliniques pour faire face à des situations extraordinaires.
D’autres aménagements ont été spécifiquement accordés dans le contexte actuel, pour accélérer certaines procédures (par exemple celle de l’évaluation de la conformité des dispositifs médicaux dans le contexte de la menace que représente le Covid-19) ou au contraire pour en retarder d’autres (comme le nouveau règlement 2017/745 relatif aux dispositifs médicaux), voire pour ne plus les appliquer du tout. La Commission a ainsi expliqué aux États que l’obligation pour les patients traités dans un hôpital dans un État membre d’être en possession d’une autorisation préalable de l’organisme de sécurité sociale compétent n’est pas nécessairement à respecter, mais encore que les obligations en matière de déclaration et de contrôle préalable à la reconnaissance des qualifications professionnelles des professionnels de la santé peuvent être assouplies.
Il faut ensuite insister sur le fait que l’influence du droit de l’Union européenne dans le domaine de la santé ne s’est pas uniquement établie sur des compétences spécifiques, mais également à partir de principes, essentiellement les libertés de circulation (des marchandises, des travailleurs et des citoyens) qui ont été appliquées au secteur de la santé et ont parfois imposé des obligations notables aux États (par exemple l’obligation de rembourser un soin ambulatoire obtenu dans un autre État membre de l’Union).
Certes, l’obligatoire respect de ces libertés n’est pas absolu: au contraire, elles peuvent être «mises à distance» lorsqu’un État souhaite adopter des mesures en vue de protéger la santé et la vie des personnes. Logiquement, la protection contre une pandémie permet donc aux États de fermer leurs frontières et d’entraver la libre circulation des marchandises dans l’Union ou des citoyens de l’Union.
Toutefois, la mise à distance ne signifie pas suspension complète de l’application des principes de l’Union. Les mesures nationales dérogatoires doivent en effet satisfaire à un certain nombre de conditions; et ce que rappelle la crise du Covid-19, c’est que loin d’être minimales, de telles conditions sont substantielles. La Commission a ainsi insisté sur le fait que ces mesures nationales doivent être compatibles avec «l’esprit de solidarité» et, par exemple, qu’elles ne doivent pas compromettre le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement de certains biens de première nécessité (parmi lesquels les biens médicaux) et la circulation de certains travailleurs frontaliers (parmi lesquels le personnel de santé) ce qui impose la mise en place de voies réservées.
Repenser les compétences de l’UE en matière sanitaire est-il possible?
Contrairement à ce qui est souvent asséné, une telle perspective n’est pas impossible. N’oublions pas que les crises sanitaires ont, souvent, suscité des évolutions du droit de l’Union européenne. La crise de la vache folle a convaincu de confier à l’Union une compétence partagée, par exception à sa compétence d’appui, pour certains enjeux communs de sécurité en matière de santé publique. La pandémie de la grippe H1N1 a persuadé de faire participer l’Union à la surveillance de menaces transfrontières graves sur la santé. Cela pourrait être à nouveau le cas avec le Covid-19. D’autant qu’au cours de son histoire, l’UE n’a jamais été confrontée à une crise sanitaire présentant une telle ampleur ou se propageant à une telle vitesse.
Certes, pour l’heure, «le débat n’est pas institutionnel: quand la maison brûle, on ne s’occupe pas de la facture d’eau!». Mais, lorsqu’il ne sera plus le temps de l’action, mais le temps de la réflexion, il sera nécessaire à nouveau de (re)poser la question de la nature des compétences de l’Union dans la lutte contre les pandémies. Ne s’agit-il pas d’un enjeu commun de sécurité qui devrait, par exception, donner à l’Union la possibilité d’adopter, aux côtés des États, des mesures communes?
La modification ne serait pas uniquement cosmétique. Rappelons que, du fait de cette contrainte de la compétence, en matière de menaces transfrontières graves, seuls les États membres sont en mesure de gérer, au niveau national, les crises de santé publique. En cas d’insuffisance de la coordination, il n’est pas possible pour la Commission d’adopter elle-même des mesures communes de santé publique. Les vives réactions des États à la décision de la Commission de coordonner la levée des mesures visant à contenir la propagation de la Covid-19 en attestent (en conséquence de ces réactions d’ailleurs, la Commission n’a publié qu’une «feuille de route européenne commune» le 15 avril dernier, plus tardivement que prévu et sans aucune indication de calendrier).
Certes, on passerait ici d’une simple coopération au modèle de l’intégration, mais, outre que ce changement pourrait se limiter aux menaces transfrontières graves, il ne susciterait pas nécessairement une opposition de principe. Le projet de Communauté européenne de la santé, présenté il y a presque 60 ans par la France, témoigne de ce que l’intégration en matière de santé a été pensée il y a déjà bien longtemps. En outre, il a été démontré que l’échec de ce projet n’a pas été lié, comme on l’entend souvent, à l’hostilité structurelle des États à toute perte de souveraineté en matière de santé, mais à bien d’autres éléments plus conjoncturels (les rapports de force politique en France à propos de l’intégration européenne; l’inquiétude des industries médicale et pharmaceutique à propos des prix des médicaments…). Or la conjoncture n’est-elle pas précisément favorable à ce passage? N’est-il pas temps, pour reprendre les propos de Mireille Delmas-Marty, que la souveraineté en matière de santé devienne véritablement solidaire ?
Parce que le virus du Covid-19, comme toutes les pandémies, «chemine de main en main, de souffle à souffle, prend la route, le bateau, l’avion, va de terre en terre, de toux en salive, pénètre en catimini, ici et là, en Lombardie, dans l’Oise, se répand en Europe», la solidarité n’est pas une option mais une nécessité. De solitaires, devenons solidaires.
Estelle Brosset est Professeure de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)
Photo: Photographe: Xavier Lejeune / Union européenne, 2020 / Source: EC – Service audiovisuel / Article initialement publié sur The Conversation sous creative commons
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