«Keep calm and carry on»: le slogan britannique n’a jamais été aussi chahuté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La fuite à l’anglaise de Dominic Cummings, conseiller du Premier ministre Boris Johnson, responsable de la stratégie initiale d’«immunité collective», aperçu quittant précipitamment le 10 Downing Street, en pleine panique covidienne, a affolé le Royaume. Loin d’être un accident de l’Histoire, cette péripétie s’inscrit directement dans la continuité du drame mis en scène par les Brexiters depuis 2016. La crise fait apparaître en creux la mentalité jusqu’au-boutiste des décideurs britanniques d’une campagne qui n’en finit jamais.
Face à la vague européenne de coronavirus, le gouvernement britannique a promu une gestion différente. Alors que le Royaume-Uni a eu la chance d’être initialement épargné, la catastrophe fait rétrospectivement figure d’opportunité gâchée par une défiance continue appliquée à l’ensemble des politiques publiques. Comme sur le climat ou les politiques de solidarités régionales, la politique sanitaire britannique relève d’un a priori consistant à prendre le contre-pied systématique du «politiquement correct», en rupture avec un nouvel «establishment», en l’occurrence les experts médicaux.
Continuant de rompre avec ce qui a longtemps fait la marque de fabrique du pays, l’étiquette victorienne et l’understatement, Johnson a tenu à persister dans sa rhétorique contre vents et marées. À peu près seul en Europe à avoir ostensiblement refusé les gestes barrières, il a attendu jusqu’au 20 mars 2020 pour suspendre ce qu’il a présenté, en réécrivant la Déclaration des Droits de 1689, comme un droit «antique» et «inaliénable» du peuple: celui d’aller au pub!
Puis, comme en 2016, au lendemain du référendum, le soufflé est brutalement retombé, au vu de l’explosion du nombre de cas. L’insouciance a fait place à un nouveau vide politique. Victime délibérée de la pandémie, puisqu’il a lui-même contracté le virus, Johnson n’en est pas moins devenu la figure christique de la Résistance passive, confortant l’image de «strong man» (selon son ami Donald Trump) et réveillant celle plus archétypale de John Bull chez une opinion britannique lasse des crises à répétition.
Une crise historique du berceau de la démocratie
Cette désinvolture ostentatoire n’est pourtant que le symptôme le plus superficiel de la crise démocratique en cours. Alors que la «souveraineté» populaire a été brandie en étendard pour justifier le Brexit, le demos britannique vit l’une des plus importantes spoliations depuis au moins le XIXe siècle. À l’extérieur, la défunte économie-monde se voit dépossédée par les puissances économiques (États-Unis sur le plan culturel et militaire, Chine, Inde et Moyen-Orient pour les investissements financiers et industriels), dont la crise renforce l’emprise, suscitant de nombreux sabotages de citoyens britanniques en réaction au déploiement de la 5G chinoise.
À l’intérieur, le pouvoir politique lui-même est confisqué, Johnson préférant les spin – aux doctors qui lui ont sauvé la vie. Ces conseillers – non élus – influent davantage sur les décisions prises que les partis politiques traditionnels ou certains députés. Un récent docu-fiction rend bien compte de ce hold-up démocratique, du rôle central de la manipulation par Cummings des données personnelles des non-inscrits grâce à Cambridge Analytica pour remporter la campagne du Brexit, ainsi que du caractère purement factice des arguments avancés sur le refinancement du Service national de Santé (NHS). De fait, le Parlement britannique, contesté comme rarement, a été partiellement vidé de sa substance. Dès septembre 2019, Johnson a décidé de demander à la Reine une prorogation du Parlement, faisant fi des conventions non écrites britanniques. La crise permet d’entériner cette dérive, le Parlement ayant acté sa «virtualité» depuis fin avril 2020.
En 2018 déjà, le «désarmement sanitaire» n’était qu’une énième conséquence du Brexitisme : un «projet dumping, consistant à gagner en compétitivité en abandonnant les “monstrueuses” normes sociales, environnementales et de sécurité sanitaire “imposées par l’UE”». Focalisé sur une bataille idéologique de quatre ans ayant déjà coûté 235 milliards d’euros, le Royaume-Uni a autant perdu, et fait perdre aux autres, en anticipation face aux grands défis actuels.
Avant même les premières tentatives d’Europe de la Santé dans les années 1950, le gouvernement britannique a conservé ses distances dans ce domaine. Dès le lendemain du référendum de 2016, le déni sur le NHS a été de mise: le système de santé devait finalement être refinancé par une hausse des cotisations individuelles, et non par les économies réalisées sur la contribution à l’UE, dans une logique de démantèlement néolibérale revendiquée en réalité par Johnson depuis vingt-cinq ans. Un autre député Brexiter influent, Daniel Hannan, a d’ailleurs cosigné un livre appelant au démantèlement du NHS en 2009. Hostile à l’esprit du rapport Beveridge de 1942 à l’échelle nationale, cette idéologie économique ne laisse a fortiori aucune place au Welfare ni au Care au niveau européen.
En février 2018, Johnson a explicitement souhaité que le Royaume-Uni se retire rapidement du financement d’un ensemble de politiques de l’UE, dont la recherche médicale européenne, mais n’a pas hésité récemment à brader le NHS dans les négociations commerciales avec les États-Unis. Dans l’Europe en crise, il n’a pas participé aux livraisons de masques aux autres pays européens; en revanche, il a livré des millions de masques à la Chine en février. Encore récemment, il a préféré ne pas se joindre aux quatre achats groupés européens de fournitures médicales vitales, fruit d’une «décision politique» selon le diplomate Sir Simon McDonald… avant de se raviser.
Londres fait cavalier seul
Le virus a permis d’affirmer la solidarité quasi biologique des Britanniques. Si la Britishness s’est longtemps construite par opposition aux types continentaux, elle ne relevait pas d’une xénophobie ouverte. Du fait des efforts de l’UKIP et d’une certaine presse, les Européens finissent aujourd’hui par être ciblés par ce regain, appuyé sur des références historiques.
Cette mentalité tente en effet de trouver dans l’histoire une justification mythique. Par son intervention, la Reine a définitivement cautionné la rhétorique du Blitz, malgré sa relativisation récente, par exemple par l’historien Richard Overy et les historiens de l’appeasement. Une rhétorique plus outrancière avait déjà présenté l’UE comme l’instrument d’un complot allemand destiné à obtenir par le vol ce qu’Hitler a échoué à obtenir par la force, selon le journaliste Fintan O’Toole. De tous les réducteurs ad hitlerum, c’est Johnson qui est allé le plus loin, utilisant cette formule indifféremment contre l’Union européenne ou le Président français François Hollande, au moment même où la chancelière Angela Merkel révolutionne le cours de l’Histoire en accueillant des migrants.
Cette vision a été colportée par une presse favorable au retrait, ayant déjà abondamment nourri les fantasmes migratoires puis relayé les chiffres fantaisistes des Brexiters, dont la crise vient montrer les limites. Dans le contexte actuel, certains journaux continuent de colporter les rumeurs. Les fake news sont devenues monnaie courante, jusqu’au déni de réalité le plus complet. Ainsi, l’origine du virus, selon une tradition bien éculée, n’est plus chinoise, mais européenne, la presse de caniveau accusant Michel Barnier, métaphore de l’UE, d’avoir contaminé le premier ministre – une accusation qui vient parachever une campagne de dix ans contre le négociateur européen, déjà brocardé en tant que Commissaire, et qui devient malgré lui la figure de l’étranger, comme on dénonçait l’empoisonneur de fontaines au temps de la peste.
Pour justifier à tout prix son «exceptionnalisme», le gouvernement a rapidement imposé une vision alternative aux coûteuses stratégies de confinement, perçues comme une erreur fatale commise par les pays continentaux. La thèse aurait été inspirée de nouveau par l’éminence grise, Cummings, et imposée d’emblée à 66 millions de Britanniques. Même Trump, qui avait été jusqu’à prêter sa caution morale à cette vision en excluant les citoyens britanniques des restrictions visant les Européens désireux de se rendre sur le sol américain, a pris ses distances. À l’origine, l’immunité collective a notamment été défendue par un chercheur, ami de Cummings, qui, le 16 mars, s’opposait au confinement qu’il présentait comme une politique «progressiste» et centralisatrice, attentatoire aux libertés individuelles.
Minorant l’épidémie, Cummings tablait sur un bilan final de 500 morts quand Hannan en prévoyait 5 700. Aujourd’hui il dépasse peut-être les 40 000 selon le Financial Times. Cette idéologie a eu pour conséquences des délais fatals à des milliers de Britanniques. Les Brexiters continuent d’être fâchés avec les chiffres: le gouvernement a retardé la publication du pire bilan européen. Loin de s’avouer vaincus, les apprentis sorciers du libertarisme et du darwinisme social ont clamé que le Royaume-Uni sortirait «renforcé» de l’épreuve.
Menaces sur l’UE
Il sera assurément difficile de sortir de ce schéma devenu, envers et contre tout, la manière de voir de nombreux Britanniques. La crise sanitaire permet au gouvernement de mettre les signes de faiblesse de l’économie britannique sur le compte de la crise globale. En outre, «BoJo» cherche aujourd’hui non seulement à pirater l’économie européenne par la concurrence fiscale mais aussi à travailler ses divisions. Il a beau jeu d’insister sur le manque de cohésion, sur les confinements et déconfinements dispersés, les essais cliniques concurrents ou les réponses diplomatiques tardives… Ce faisant, il grossit les rangs des populistes, des puissances rivales et autres détracteurs de l’UE.
L’accord commercial général voulu par les Britanniques a pour but de renforcer les combinaisons et arrangements bilatéraux et de détricoter un peu plus la construction européenne. D’où l’insistance quasi surréaliste sur une relance des négociations à marche forcée, alors que le sujet s’était volatilisé en février/mars.
La contamination a semblé provisoirement évitée par l’UE lors des négociations sur le Brexit, mais la crise sanitaire de 2020 pourrait tout remettre en cause. Certains europhiles ont prématurément crié victoire, prétendant que les déboires économiques du Brexit «vaccinaient» l’Europe contre le populisme et que le Brexit était une idéologie spécifiquement britannique, difficilement transposable. Or le Brexit crée un précédent pour les autres États, qui peuvent être tentés de se replier. Les populismes y trouvent un encouragement et pilonnent l’UE comme jamais en Belgique, en France, en Italie, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie… Dans un contexte marqué par les crises économique, migratoire, climatique et sanitaire, ils pourraient bien avoir raison de l’UE. Il sera plus facile d’échapper au virus que de mettre un terme aux effets délétères du Brexit.
Fabrice Serodes est Dr./PhD en histoire contemporaine des relations franco-britanniques, Université catholique de Lille, professeur invité, Sciences Po Lille
Photo: Boris Johnson – Audience hebdomadaire avec Sa Majesté la Reine pendant Covid-19 25/03/2020 – Number 10, sous license creative commons / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons
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