Participation à la refonte d’un système institutionnel international défaillant et mise en œuvre de réformes internes profondes et concrètes seront deux enjeux de taille pour l’Ukraine, dans l’après COVID19. Avec pour objectif de se rapprocher un peu plus de deux objectifs «existentiels» pour les Ukrainiens: l’adhésion future à l’Otan et à l’Union européenne.
(Par Pavlo Klimkin et Andreas Umland) Dans leur étude de 2012 intitulée «Pourquoi les nations échouent: Les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté», les économistes Daren Acemoglu et James A. Robinson ont non seulement identifié la peste bubonique de 1346-1353 (entre 70 et 200 millions de morts) comme l’une des les plus grandes calamités de l’histoire de l’humanité, mais également comme un tournant décisif et un bouleversement majeur dans l’histoire politique européenne. Si elle a certes encouragé l’abolition progressive de la féodalité en Europe occidentale, elle a parallèlement contribué à l’instauration du «second servage» dans la plupart des pays d’Europe orientale, à commencer par certaines régions de l’Ukraine actuelle. S’il semble vraisemblable que la pandémie de COVID-19 aura un bilan humain bien moindre, celle-ci pourrait néanmoins être tout autant source de ruptures significatives dans l’histoire mondiale, avec des répercussions considérables sur les affaires intérieures des États et de leur diplomatie. Loin de se désintéresser de ces enjeux, l’Ukraine doit prendre une part active aux discussions internationales relatives à ces nouveaux défis politiques et participer, dans la mesure du possible, à la recherche de solutions et aux moyens de leur mise en œuvre. Car si la crise actuelle et ses répercussions politiques comportent de sérieux risques pour la nation ukrainienne, elle peut tout autant s’affirmer comme une chance à saisir pour les pays autrefois relégués à la périphérie des instances de décision internationales.
De l’«Etat profond» au «mondialisme profond»
Le constat de départ est simple: à l’avenir, les institutions publiques aussi bien nationales qu’internationales joueront un rôle beaucoup plus important et même, dans une certaine mesure, autoritaire au sein des sociétés contemporaines. Les rapports entre les États et leurs administrés vont probablement changer à mesure que les institutions nationales et inter-gouvernementales se concentreront davantage sur la fourniture de biens de première nécessité. La volonté d’assurer une meilleure protection du public et une meilleure expertise professionnelle pourrait notamment conduire au renforcement de «l’Etat profond» (ou deep State, ndlr), un concept ici compris dans un sens neutre et non populiste ou complotiste.
Le terme originel d’«Etat profond» désigne les bureaucrates, diplomates, experts et chercheurs hautement qualifiés dont le travail, souvent invisible assure le bon fonctionnement des institutions gouvernementales ou semi-gouvernementales. Les membres de «l’État profond» sont ainsi censés combiner le dévouement patriotique à leur pays avec un haut professionnalisme dans leur service public. Si d’autres défis mondiaux d’une ampleur comparable à celle du coronavirus venaient à apparaitre dans les années à venir, une tendance au renforcement des structures gouvernementales et de «l’État profond» en particulier pourrait davantage s’observer.
Cette part croissante des institutions de l’Etat dans la défense du bien-être des sociétés pourrait signifier deux choses, au regard des relations internationales. En premier lieu, elle pourrait engager un renforcement des politiques réalistes centrées autour de l’Etat, et exacerber les concurrences entre Etats souverains. Mais elle pourrait tout autant encourager de nouvelles interactions entre les gouvernements nationaux et les «Etats profonds» de plusieurs Etats. A titre d’exemple, cette dernière hypothèse pourrait éventuellement conduire à la transformation de l’ordre international actuel en un «mondialisme profond», bien différent de celui que nous connaissons avec l’Onu ou d’autres organisations internationales. Ce «mondialisme profond», définirait ses orientation autour de réseaux institutionnels d’experts ou de «communautés épistémiques» – tels que ceux existant déjà dans le milieu universitaire. Ces réseaux, qui auraient pour fonction de développer la collecte et l’analyse d’informations vitales sur une échelle donnée, devraient avoir l’autorité nécessaire pour prendre et mettre en œuvre des décisions fondées sur leurs connaissances et analyses. Sur le plan institutionnel, cette évolution signifierait que la démocratie représentative classique et les relations entre les gouvernements fonctionneraient sur un nouveau schéma. Resterait toutefois, pour cela, à mettre en place et à légitimer une telle structure internationale fondée et mue par des valeurs scientifiques, ce qui constituerait à n’en pas douter un défi politique considérable, éloigné des modèles actuels de coopération entre les États, incapables d’apporter des réponses suffisantes aux différentes crises sanitaires, économiques, environnementales et migratoires auxquelles nous continuerons à être confrontés, et dont l’illustration la plus récente en est la stratégie du chacun pour soi dans la course aux masques de protection, observée entre mars et avril 2020. Et si, de manière positive, un «plan Marshall» global en plusieurs phases est certes actuellement discuté par les gouvernements et les organismes internationaux, ces mesures anti-crises n’en resteront pas moins incomplètes tant qu’elles ne se concentreront que sur les transferts de nanotechnologies, le soutien au développement et les incitations à l’investissement.
Tant que les Etats continueront en effet de prioriser la résolution de leurs propres problèmes, seuls les États les plus riches et les plus puissants auront de meilleures chances de s’en sortir et de se développer: les forts deviendront encore plus puissants et les Etats les plus faibles s’affaibliront davantage encore. Pour faire face à ce défi, aussi bien l’Ukraine que d’autres États relativement faibles auraient ainsi tout intérêt à voir émerger de puissantes institutions intergouvernementales – voire supranationales – se distanciant du fonctionnement de celles déjà en place.
Une structure institutionnelle mondiale obsolète
Il ne fait nul mystère que la structure institutionnelle mondiale est depuis longtemps perçue – notamment par les Ukrainiens – comme obsolète, pour faire face aux défis internationaux et humains de notre temps. Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations Unis, a certes été soucieux de réformer son institution, mais aucune transformation majeure ne lui a été permise. Pis, cette volonté d’évolution s’est évanouie, quand bien même elle s’imposait comme une nécessité absolue. Dans un contexte où les institutions mondiales n’ont eu de cesse d’afficher leurs défaillances dans la gestion de l’épidémie de COVID-19 – à commencer par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui n’a su anticiper avec rapidité la propagation du virus, prendre au sérieux la situation sanitaire en Ukraine – premier pays européen à être touché par la pandémie – aurait sans doute pu permettre d’épargner des milliers de vies. Mais rien, au début de la crise, n’a été fait en ce sens en Europe occidentale, par cette organisation directement rattachée au Conseil économique et social des Nations unies, soustraite au «politiquement correct» sanitaire ou aux intérêts d’un Etat tel que la Chine, comme tendent à le souligner les derniers développements relatifs à la gestion politique de la crise. Ceci, avec pour conséquence que les institutions internationales, qui ne peuvent agir sur la base de l’impartialité, sont dès lors condamnées à l’inefficacité perpétuelle et remettent ainsi en question la raison pour laquelle elles ont initialement été créées. Dans un tel contexte, réformer le système de Nations unis n’est plus suffisant. Le réinventer apparaît nécessaire.
Quel futur système international?
Si certains observateurs supputent qu’une relance du système international actuel amènera à la création d’une structure mondiale aux pouvoirs exécutifs étendus – un futur gouvernement mondial? –, cette hypothèse reste néanmoins encore très lointaine, sinon irréaliste en l’état, quand bien même cette institution ne se verrait dotée que de pouvoirs limités. A seul titre d’exemple, l’Europe elle-même n’a toujours pas réussi, plus de soixante-dix ans après la création de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), à effectuer sa transition vers un gouvernement fédéral. Toutefois, rien n’empêcherait de travailler à la création d’une structure mondiale qui n’opérerait qu’en temps de crise.
Cette organisation aurait pour principale tâche de coordonner – sur un temps limité – les pays, afin d’assurer une gestion de crise optimale. Alors que la pandémie n’est toujours pas enrayée et que de nouveaux défis mondiaux se profilent, une telle idée pourrait susciter l’adhésion tant des Etats et de leurs dirigeants, que de leurs opinions publiques. Le financement d’une telle organisation pourrait quant à lui être assuré par une taxe d’urgence mondiale ou par la mise en place d’un régime d’assurance international. Sa direction pourrait être déléguée à un conseil de surveillance composé non seulement d’hommes politiques mais aussi de scientifiques et d’experts mondialement reconnus.
Bien sûr, rien n’indique que la création d’un tel organisme sera aisée. De nombreuses questions devront être discutées et tranchées, notamment quant au comment rétrocéder aux États leurs pleins pouvoir, une fois la crise terminée. Si de nombreux gouvernements pourraient se laisser séduire par un tel projet, d’autres seront sans nul doute réticents à l’idée de partager tant leurs pouvoirs que les coûts budgétaires liés. Néanmoins, au regard des prochaines crises transnationales à venir, rien n’interdit de penser que ces murs de résistances politiques puissent tomber, toute calamité renforçant la popularité des structures internationales d’urgence.
Hybridation des zones d’influence
Parallèlement, nombreuses sont aujourd’hui les interrogations et spéculations sur la transformation des frontières et les éventuels bouleversements géographiques de notre monde. Unification, séparatisme, ces processus restent avant tout conditionnés par la durée et l’intensité des crises. S’il est encore difficile de prévoir avec exactitude ces bouleversements futurs, il est certain que les moyens d’interactions existants entre les pays sont tout autant en cours de mutation. Le système institutionnel et d’équilibres né de la Seconde Guerre mondial ne pourra aucunement être abandonné ni même ravivé. Les conférences sur le modèle de Yalta (1945), où seules peuvent siéger les puissances majeures et où l’on se partage le monde, n’ont plus de raison d’être. Et conserver des espaces d’influence à l’échelle internationale restera par conséquent difficile, sinon impossible, qui plus est dans un monde où la simple puissance militaire peut désormais être contestée par des sanctions économiques ou des campagnes médiatiques, susceptibles d’occasionner autant de dommages significatifs à la puissance attaquante.
Dès lors, si la domination de certaines régions par des puissances restera à coup sûr partie intégrante des logiques du système international futur, les zones anciennement soumises à une influence semi-coloniale s’hybrideront. Elles ne connaitront aucune domination totale de la part d’une puissance étrangère mais deviendront des espaces de concurrence à différents niveaux.
L’urgence de réformes pour rejoindre l’Otan et l’UE
Le Kremlin a parfaitement compris et assimilé cette transformation. C’est ainsi dans cette perspective que l’administration russe a entrepris de délivrer des passeports russes aux citoyens du Donbass et milité pour une «fédéralisation de l’Ukraine» (autrement dit l’application du scénario bosniaque de 1995). Bien que Moscou soit parfaitement consciente de la perte progressive de son influence sur son étranger proche, elle souhaite néanmoins garder dans son orbite certaines ex-républiques soviétiques comme l’Ukraine, en l’empêchant d’intégrer le bloc occidental, à commencer par l’Otan – l’une des priorité stratégiques ukrainiennes – et dont on peut légitimement s’interroger quant à sa volonté d’accueillir un nouveau membre dont plusieurs millions de citoyens seraient détenteurs d’un passeport russe. L’organisation serait-elle encore, dans ce cas de figure, en mesure d’actionner, sans risque de fragmentation interne, l’article 5 du Traité de l’Atlantique qui l’oblige à intervenir en cas d’agression (ici par la Russie) de l’un de ses membres?
Dans ce contexte d’hybridation, quid également de l’adhésion à l’Union européenne. Si celle-ci constitue une autre aspiration ukrainienne, elle ne pourra se faire sans une politique bien plus volontariste de Kiev qu’elle ne le fut par le passé, en réformant cette fois véritablement son système politique et judiciaire, à commencer en matière de lutte anti-corruption. Ceci tant pour converger vers les critères communautaires que pour gagner le cœur et les esprits des autres peuples européens. Français, Néerlandais, Danois, Roumains… ce sont ces peuples qui, un jour, décideront in fine de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union. Si, comme par le passé, l’Ukraine se réforme avec timidité, il lui sera difficile de remporter cette bataille.
Peut-être, la pandémie et ses répercussions profondes pourront-elles donner aux Ukrainiens une chance de surmonter ces obstacles diplomatiques. Contrairement à ce qu’en disent certains politiciens et commentateurs, la crise n’affaiblira, ni ne sonnera le glas de l’Otan ou de l’Union européenne. Tout au contraire, elle devrait très vraisemblablement renforcer leur leadership. Pour l’Ukraine et les Ukrainiens, il ne s’agit ici pas de simples enjeux stratégiques. Ils sont existentiels. Serons-nous une zone hybride socio-économique, une zone grise? Ou allons-nous finalement voir notre destin rejoindre celui des puissances de la zone euro-atlantique? Cet objectif, dans un monde bouleversé et dont le système international reste à repenser, est une occasion à saisir pour nous débarrasser des anciennes mentalités, en construisant de nouvelles institutions capables de nous permettre d’intégrer l’espace euro-atlantique sous l’égide de nos partenaires et amis.
Pavlo Klimkin est ancien ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine (2014-2019), il est à la tête du Programme d’études européennes, régionales et russes de l’Institut ukrainien pour l’avenir à Kiev / Andreas Umland est éditeur de la collection Soviet and Post-Soviet Politics and Society aux Columbia University Press et expert principal à l’Institut ukrainien pour l’avenir à Kiev / Traduit de l’anglais par Adrien Nonjon.
Photo: Pavlo Klimkin, ministre ukrainien des Affaires étrangères / service presse du Parlement européen – 2014
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.