Sur les réseaux sociaux ou dans la presse, on peut très souvent lire qu’il n’aurait jamais été aussi facile d’exploiter l’Arctique qu’aujourd’hui. En réalité, il est surtout facile de confondre capacités d’accès et capacités opérationnelles d’exploitation. La catastrophe écologique en cours depuis le 29 mai non loin de Norilsk incarne parfaitement ce paradoxe de l’industrialisation de l’Arctique.
21.000 tonnes de diesel se sont répandues dans la rivière Ambarnaïa, provoquant une pollution aux hydrocarbures sans précédent dans le Grand Nord depuis la catastrophe d’Usinsk, en 1994. Grignoté par la corrosion, un oléoduc s’était alors rompu en 12 points, déversant quelque 100.000 tonnes de pétrole sur la toundra et détruisant l’écosystème de la rivière Kolva pour des décennies. Médiatisé, l’événement suscita des engagements internationaux forts du gouvernement russe d’alors, qui promit de pomper le pétrole, de dépolluer la zone et de faire inspecter les infrastructures vieillissantes de la région. En 2020, à Norilsk, les événements se sont déroulés exactement de la même manière: médiatisation rapide de la catastrophe, mise en scène de la gestion de crise, annonce d’un grand programme d’inspections et nettoyage de la pollution en quelques jours…
Toutefois, malgré les discours volontaristes à chaud, peu de choses ont changé dans cette partie de l’Arctique. 20 ans après Usinsk, en 2014, l’agence d’analyse des hydrocarbures CDU TEK, sous l’égide du ministère fédéral de l’Énergie, relevait 11.709 ruptures ou fuites de pipelines sur l’ensemble du territoire.
Pourquoi la situation est-elle si dramatique? Est-ce uniquement parce que les infrastructures sont vieilles et en mauvais état? Non: l’effet du réchauffement climatique aggrave aussi la situation. Si celui-ci permet bien un accès accru aux territoires et merritoires de l’Arctique, il augmente aussi sensiblement les risques opérationnels des exploitations et des villes ou villages-dortoirs attenants.
À terre, la fragilité du mollisol et le dégel du pergélisol rendent incertaines les fondations des installations industrielles et des villes de la région. Ils provoquent notamment des affaissements de terrain qui déforment voire emportent des structures. Usines, oléoducs, gazoducs, chemins de fer, routes, aérodromes, réseaux de télécommunication… rien n’est épargné par ce phénomène structurel lié directement au réchauffement climatique qui frappe plus durement l’Arctique russe que toute autre région du monde. Y parer occasionne d’importants surcoûts, qui toutefois n’empêchent pas les projets d’envergure en Arctique d’afficher, pour certains, des seuils de rentabilité tout à fait confortables. Trois options se sont imposées, tant en Russie qu’au Canada ou en Alaska.
Trois options face au changement climatique sur terre…
Première possibilité : fixer les fondations des infrastructures toujours plus profondément dans le sol en tentant d’anticiper l’épaisseur de pergélisol qui dégèlera sur la totalité de la durée de l’exploitation de ladite infrastructure. Dit autrement : pour une mine de fer, par exemple, il faut essayer de mesurer le phénomène de fonte sur 25 à 40 ans et installer les fondations en conséquence, c’est-à-dire aussi profondément que là où l’on pense que le pergélisol restera gelé dans 40 ans. Cependant, pour une infrastructure de transport de surface comme un oléoduc, un gazoduc, ou un chemin de fer, la situation est bien plus complexe puisque ladite infrastructure est supposée être utilisée de manière indéfinie. Il faut donc faire autrement.
Deuxième solution: geler artificiellement les sols, comme cela est pratiqué, par exemple, dans une mine d’uranium au Canada. Le groupe canadien Golder Associates est spécialiste de cette technique dite de «stabilisation des sols», rendus «instables» par le réchauffement climatique. Cela dit, ce n’est pas une méthode nouvelle ni même propre aux Pôles puisqu’en 1899 déjà les architectes de la ligne 4 du métro parisien avaient choisi de congeler temporairement le lit de la Seine afin d’y creuser en toute sécurité. Ce qui est nouveau, c’est de congeler les sols de manière permanente sur des dizaines d’années pour assurer la stabilité d’installations industrielles de surface qui, pour beaucoup, contribuent directement à accélérer le réchauffement climatique qui les menace.
Troisième option : multiplier les pieux soutenant les structures et leur adjoindre des thermosiphons. La célèbre usine de liquéfaction de gaz naturel «Yamal LNG» a établi un nouveau record en la matière avec plus de 65.000 pieux enfoncés de 10 à 28 mètres de profondeur dans le sol. Pour plus de sécurité, 28.000 thermosiphons ont été installés dans les pieux pour contrôler la température du pergélisol et la maintenir à -4 °C au maximum, quoi qu’il arrive.
… et en mer
En mer, c’est pareil : la fonte de la banquise est bien plus complexe et génératrice de risques opérationnels que ce que les représentations graphiques des mesures satellites le laissent penser. En effet, si la banquise ne se forme plus en tant que pack, les navires doivent désormais slalomer entre les icebergs dérivants issus de ladite banquise, ce qui complique sensiblement la navigation.
En d’autres termes, les eaux de l’Arctique dites «libres de glace» ne le sont pas forcément! C’est là un autre paradoxe méconnu du Grand Nord post-polaire: il était et reste finalement moins risqué de faire face à un pack de glaces de mer formé que de devoir manœuvrer entre des icebergs de toutes sortes et de toutes tailles, difficilement repérables et changeant l’environnement en permanence, demandant une vigilance de tous les instants et en particulier de nuit. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Russie, la Chine et les États-Unis construisent de nouveaux bâtiments toujours plus puissants: même si la banquise fond, il faudra encore et toujours des brise-glaces pour y assurer pleinement la sécurité des opérateurs.
En somme, en fonction du niveau de préparation ou, au contraire, de mésestimation des conditions opérationnelles changeantes sur les actifs installés au-delà du Cercle polaire, les opérateurs arctiques connaissent des fortunes diverses plus ou moins prévisibles.
La responsabilité de Norilsk Nickel
Dans son Rapport de soutenabilité 2019, le groupe NorNickel avait effectivement identifié le dégel des sols comme étant l’un des huit risques exogènes susceptibles de nuire à ses activités. Aujourd’hui, NorNickel se défausse sur le réchauffement climatique en affirmant que la fuite de la cuve de diesel sur le site TPP-3 de Norilsk ne peut lui être imputée puisque le dégel des sols sous ses installations n’est pas de son fait. Cependant, lors de trois inspections réalisées par l’autorité russe de sûreté nucléaire, technologique et environnementale, Rostekhnadzor, en 2017-2018, 33 violations des règles de sécurité dont certaines liées à l’exploitation des réservoirs de carburant ont été signifiées à Norilsk-Taimyr Energy (NTEK), la filiale de NorNickel en charge de l’opération du site.
De plus, en 2014, un audit portant sur les réservoirs du TPP-3 ordonnait à NTEK d’y effectuer des réparations. Le groupe était censé nettoyer la rouille et refaire le revêtement anti-corrosion sur la surface extérieure des murs et du toit des réservoirs. De plus, il aurait dû réaliser à l’automne 2016 une inspection de la base de la cuve. Rostekhnadzor a bien noté, lors des inspections en 2017-2018, qu’aucun de ces travaux n’avait été réalisé… sans aller plus loin.
C’est en raison de ces négligences successives que, le 10 juin dernier, quatre responsables de NTEK ont été arrêtés, dont le directeur de l’exploitation du site, Pavel Smirnov. Une procédure a également été ouverte contre l’inspectrice de Rostekhnadzor pour ne pas avoir inspecté dans le détail le réservoir qui a fini par fuiter – une démarche avant tout politique pour prémunir le gouvernement contre toute critique dans la gestion ante de la catastrophe.
En d’autres termes, si le changement climatique a bien précipité le drame de l’Ambarnaïa, sa cause est avant tout managériale.
Une catastrophe écologique permanente
Surtout, ce drame est tout à fait annonciateur d’autres à venir car, bien que spectaculaire et médiatisé, il n’a en fait rien d’un événement exceptionnel. Comme le déclarait Sergueï Donskoï, alors ministre fédéral des Ressources naturelles et de l’Environnement, en 2016: environ 60 % des pipelines du pays sont en mauvais état et, en rythme annuel, les fuites d’hydrocarbures sont de l’ordre de 1,5 million de tonnes. Dit autrement: chaque année, la Russie laisse échapper dans la nature 75 fois plus d’hydrocarbures que lors du seul drame de Norilsk, sans déclencher l’intérêt des médias ni la mobilisation de personnalités politiques se déclarant pourtant écologistes et intéressées par le sort de l’Arctique.
La question n’est donc pas de savoir si de nouvelles catastrophes écologiques semblables à celles d’Usinsk ou de Norilsk se produiront, mais quand. La conjonction des quatre facteurs que sont la multiplication des infrastructures polluantes, l’augmentation des trafics, la montée des températures et le dégel du pergélisol représente un cocktail explosif qui ne peut que donner lieu à davantage de catastrophes environnementales à l’avenir. Même si le ministère fédéral de l’Environnement et les gouvernements locaux mènent des inspections régulières, des actions de sensibilisation et des politiques de cadeaux fiscaux aux investisseurs qui agissent pour prévenir les risques, il était et il restera impossible pour Moscou d’empêcher tous les accidents environnementaux tant la zone est vaste.
En résumé, malgré les bonnes volontés de certains États, malgré les bonnes pratiques et solutions de géo-ingénierie mises en place par les grandes entreprises, et malgré un contrôle de plus en plus strict exercé par les porteurs de projets sur leurs prestataires et gestionnaires de sites, le réchauffement climatique a et continuera d’avoir un effet multiplicateur, à la fois direct et indirect, sur les potentiels d’accidents graves en Arctique. Cependant, ce n’est pas pour autant que l’exploitation du Grand Nord va s’arrêter.
Mikaa Mered est Professeur de géopolitique des Pôles et de l’Hydrogène à l’Institut libre d’étude des relations internationales (ILERI). Chargé de cours en géopolitique et relations internationales à NEOMA Business School, Neoma Business School
Photo: Expédition Polar Kid / Photographie: Loïc Blaise / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.