Clivage entre Est et Ouest, prégnance des nationalités, le dossier de révision pour le détachement des routiers ne manque pas de diviser les États membres. Il suit ainsi le chemin tracé par la révision des travailleurs détachés de 2016. Les oppositions partisanes font ici place aux oppositions entre Etats membres creusant le clivage Est/Ouest au Parlement. Le sort du texte sera fixé en juillet, lors du vote en séance plénière au Parlement européen.
Initiée le 8 mars 2016, la révision de la directive sur le détachement des travailleurs a pour objectif l’application du principe «à travail égal salaire égal». Son aboutissement est majoritairement dû à une concession majeure: l’exclusion du secteur du transport routier (STR) du champ d’application de la directive révisée. L’argument avancé? La trop grande mobilité des travailleurs du secteur. Le secteur routier est un secteur clé pour les pays d’Europe de l’Est, il représente entre 10 et 15% du PIB annuel dans des pays comme la Lituanie ou la Pologne (contre seulement 1% en France).
Suite à l’élargissement de 2004, les entreprises de l’Ouest se sont installées dans les États membres d’Europe orientale. Face à la forte présence de ces entreprises, le STR de marchandises reste l’un des seuls domaines porteurs dans les pays d’Europe centrale et orientale. On comprend ainsi que l’accord sur le renforcement des règles de détachement ne peut se faire qu’avec cette exclusion, et non pas réellement du fait de la forte mobilité des travailleurs concernés.
Le Parlement européen débat du détachement des routiers depuis maintenant trois ans. Le processus législatif a débuté le 31 mai 2017 avec la proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil pour le détachement de conducteurs dans le secteur du transport routier. La révision de la directive s’inscrit dans un ensemble: le Paquet mobilité, composé de trois textes, le détachement, le temps de repos et de conduite, ainsi que le cabotage et l’accès au marché. Aujourd’hui encore, il fait l’objet de vifs débats, et de profondes divisions.
Nationalités, alliances incongrues: une bataille du social contre l’économique
L’une des spécificités du débat sur le détachement des routiers est que l’homogénéité des groupes politiques, pourtant la norme au Parlement européen, tend à s’effacer derrière les tensions entre États membres. Les pays d’Europe de l’Ouest, qui défendent leurs marchés nationaux en matière de transport et les droits sociaux, sont en faveur d’une harmonisation sociale pour le bien du marché unique, tandis que ceux d’Europe orientale, auxquels se joignent l’Espagne, le Portugal, l’Estonie et la Finlande s’y opposent. Pour ces derniers, un renforcement de la législation du secteur routier réduirait leur avantage compétitif.
Une des premières étapes de cette procédure est l’établissement d’un rapport en commission parlementaire, en l’occurrence, en commission des transports et du tourisme (TRAN). En juillet 2018, le rapport présenté par Merja Kyllönen (GUE-NGL/Finlande) la rapporteure chargée du dossier détachement, est rejeté par les pays d’Europe de l’Ouest. La distribution des votes permet d’observer un positionnement par nationalité (sur 14 eurodéputés issus du groupe S&D, les 6 votant pour le rapport ont pour pays d’origine la Grèce, la Pologne, la Roumanie et l’Espagne, reflétant une position géographique périphérique ou un marché du transport particulièrement développé. Les 8 autres, votant contre le rapport, viennent de France, d’Allemagne, d’Italie, du Royaume-Uni et de Suède, où le STR de marchandise recule), mais plus important encore, la formation d’une alliance allant du groupe GUE-NGL au PPE afin de rejeter ce rapport. Pourquoi ce rejet? Un rapport considéré comme bien trop libéral, dont l’amendement de compromis phare tend à exclure le transport routier international des règles de détachement.
Un chemin semé d’embuches, le clivage Est-Ouest se creuse
Le jeu parlementaire prend ici une dimension bien particulière. Les représentants des pays d’Europe de l’Est sont peu favorables à un durcissement de la règlementation. Ils s’emploient alors à élaborer diverses stratégies d’opposition afin de bloquer le texte, tandis qu’à l’Ouest l’inverse est souhaité. Les premiers rapports établis en commission TRAN ayant été rejetés, tout l’enjeu pour cette dernière est d’établir une position qui fasse consensus. Les seconds semblaient mieux convenir aux pays d’Europe de l’Ouest. Mais il en est tout autrement à l’Est, où l’on tente de reporter le vote sur les rapports. Deux rapports sur trois (détachement et temps de conduite et temps de repos) n’ont pas eu l’occasion d’aller jusqu’en plénière pour être votés par l’ensemble des eurodéputés, car rejetés en commission par les députés d’Europe centrale et orientale. Le vote sur le troisième rapport (cabotage) et sur la proposition initiale de la Commission (temps de repos et de conduite, et détachement) se fait tout de même le 4 avril 2019, mais obstruction est le maitre mot. Demandes d’ajournement, renvoi des textes en commission TRAN, demandes de vérifications ou rappels au règlement sont de rigueur dans l’espoir d’un retour en commission transport.
En réponse, et alors que la procédure habituelle est de les voter un par un, eu égard à leur nombre élevé (870) les amendements au texte sont votés par bloc – un choix soutenu par les pays d’Europe de l’Ouest. Pour Marian-Jean Marinescu (PPE/Roumanie), voter ainsi n’est ni pertinent, ni respectueux du règlement, tandis que pour l’eurodéputé belge du groupe des Verts/ALE Philippe Lamberts, les blocs sont «politiquement logiques». Il semble qu’ici encore soit fait usage d’un élément de procédure, car le vote en bloc a été en la faveur des défenseurs du texte.
Les élections européennes sont quant à elles venues complexifier d’avantage encore la procédure. A l’Est, voter le Paquet mobilité avant les élections équivaut alors à prendre un trop grand risque et une majorité trop courte ne serait pas légitime étant donné les dissensions majeures. A l’Ouest, les délégations estiment que le Paquet mobilité doit être adopté avant les élections. «A la fin du dernier mandat, on coinçait encore sur le Paquet mobilité, et du coup, on a décidé de clore la première lecture du Parlement (…) C’est un peu une stratégie, aussi, parce qu’avec la montée des extrêmes etc., on se disait qu’on ne savait pas quelle serait la position du nouveau Parlement», explique ainsi Aude Labaste, l’assistante parlementaire de Karima Delli.
Si la plupart des textes sont votés en première lecture – l’un des premiers stades de la procédure, où le Parlement et le Conseil examinent en parallèle la proposition de la Commission -, la complexité du Paquet mobilité a engendré une deuxième lecture. Lors de cette seconde phase, le Parlement européen étudie la position du Conseil, et peut l’approuver, le rejeter ou proposer des amendements. Le Conseil examine ensuite la position établie par le Parlement, et peut approuver ou non ses amendements.
Session de juillet sous haute tension
Après un accord provisoire obtenu en trilogue – réunions tripartites informelles sur des propositions législatives entre des représentants du Parlement, du Conseil et de la Commission – le 12 décembre 2019, le vote final se fait redouter. Si la commission TRAN vient d’approuver les textes le 9 juin 2020, des amendements ont en effet été déposés en vue du vote en plénière programmé en juillet prochain. Les opposants au texte vont donc saisir cette dernière chance de le bloquer. Si des amendements sont adoptés, la position officielle du Parlement devra être examinée par le Conseil, et si le texte s’éloigne vraiment de l’accord trouvé en décembre, une nouvelle procédure s’ouvrira: la remédiation, lors de laquelle un comité de conciliation est convoqué si le Conseil n’approuve pas l’entièreté des amendements du Parlement en deuxième lecture. Si un accord est obtenu, un texte commun est approuvé par le comité de conciliation.
A quelques jours du vote en plénière, force est de constater les incertitudes sur son issue, ce clivage Est-Ouest ayant même réussi à diviser le plus grand parti du Parlement, le PPE, qui n’a plus de position officielle sur le dossier depuis le rejet des rapports en juin 2018. La crise du Covid-19 a ralenti le processus législatif, mais sa mise à l’agenda pour la séance de juillet interroge dès lors: si l’obstruction continue qu’en sera-t-il du texte final?
Juliette Rolin est étudiante à Sciences Po Strasbourg, stagiaire au Laboratoire SAGE du CNRS
Photo: Photographe: Mauro Bottaro / Union européenne, 2017 / Source: EC – Service audiovisuel
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