La crise en Libye, incessant sujet de préoccupation depuis la chute de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, est venue nous rappeler l’importance stratégique de la Méditerranée Orientale. Emmanuel Macron, lors de son discours aux armées du 13 juillet a insisté sur les «nouveaux jeux de puissances» qui s’y déploient à 250 km des côtes italiennes et donc de l’Union Européenne.
Depuis que l’offensive sur Tripoli lancée en vain, depuis le 4 avril 2019, par le maréchal Khalifa Haftar et son armée nationale libyenne (LNA), semble redonner de la légitimité au Gouvernement de l’Accord national (GNA, sous l’autorité du président du Conseil présidentiel, du Gouvernement d’union nationale, Fayez El Serraj, reconnu par l’ONU) le président français et son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, se montre volontiers disert pour fustiger – à juste titre – l’activisme politico-militaire de la Turquie.
Néanmoins, le président français en évoquant la responsabilité «historique» et «criminelle» d’Ankara, en aurait-il oublier la participation tout aussi active quoique non reconnue officiellement des Emirats arabes Unis? Les EAU prêtent main forte militairement au Maréchal Haftar et au gouvernement dit de Baïda, situé à Tobrouk en Cyrénaïque, instauré par l’ancien parlement dissident – issu des dernières élections législatives en juin 2014 – qui refuse de reconnaître le GNA et lui livre une guerre sans merci depuis son fief de Benghazi.
Les EAU et son prince hériter, Mohamed Ben Zayed (MBZ) y déploie ses drones, véhicules blindés anti-mines, et avions de combat qui ont effectué des centaines de frappes selon les Nations Unies. À cela, s’ajoutent les quelques 800 mercenaires russes de la société militaire privée Wagner, ayant aidé, en vain, Haftar à bousculer le rapport de forces militaires.
«Coup de poignard dans le dos»
Nous devrions ainsi ne pas oublier qu’une bonne partie des armes qui transitent à travers les frontières libyennes, viennent autant par les airs et via la frontière commune avec l’Egypte, que par voie maritime. C’est là, une réalité opérationnelle qui en rendrait presque caduques les résolutions onusiennes qui ont pourtant mis en place depuis février 2011, un bien fragile embargo sur les armes. Les bâtiments de notre marine nationale, pourtant garants de cet embargo, au même tître que ces partenaires, engagés dans l’opération «Sea Guardian» de l’OTAN et EUNAVFOR Med «Irini» de l’UE, en ont fait, il y a quelques jours, l’amère expérience!
La Libye est ainsi désormais l’otage de rivalités extérieures. Ghassan Salamé, l’ancien Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour la Libye, démissionnaire de son poste en mars dernier ne dit pas autre chose quand il évoque un «coup de poignard dans le dos» de plusieurs pays membres du Conseil de Sécurité.
En attaquant le gouvernement faible, quoique internationalement, reconnu (GNA) de Tripoli, Khalifa Haftar – dont la proclamation unilatérale, le 27 avril dernier, comme seul représentant exécutif de la Libye – tendrait à confirmer que le chef de la LNA n’entendait pas depuis le début négocier avec quiconque son aspiration au pouvoir.
Lourde responsabilité de la France
La France porte ainsi la lourde responsabilité d’avoir vu en Khalifa Haftar un négociateur sincère et honnête, alors que ce dernier restera un militaire au sens tactique discutable et au palmarès militaire quasi-inexistant.
Du reste, c’est déjà depuis 2014, que Khalifa Haftar joue sur la «légitimité» d’être le meilleur rempart face au danger que constitue la volonté de Daesh de s’ancrer en Libye, comme il avait réussi à le faire au Levant, en Syrie et en Irak. Le Maréchal n’a eu de cesse, dès lors, de faire miroiter à ses interlocuteurs le projet d’unifier la Libye sous sa botte en éliminant les islamistes de toutes sortes par l’emprisonnement, l’exil ou la mort.
C’est ainsi que l’homme fort de la Cyrénaïque a obtenu le soutien massif des Émirats Arabes Unis, de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite, qui ont en commun, la détestation des Frères musulmans.
Aujourd’hui, les armes affluent pourtant de toutes parts, en violation flagrante et constante de l’embargo décrété par l’ONU en février 2011 et sans cesse renouvelé, toujours en vain.
Pourtant, afin d’éviter que la Libye ne devienne une «seconde Syrie», l’on s’attendait à ce que la France exprime un soutien clair au gouvernement légitime du GNA en cohérence avec son statut de membre du Conseil de sécurité. Il n’en fut rien, alors que la France présidait en juin, le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Séduite par le discours de Haftar qui se présente volontiers comme un rempart contre l’islamisme radical et les groupes armés terroristes en Libye, Paris combat ainsi depuis 2016, à ses côtés quand il s’agit de réduire la menace que fait peser une résurgence de Daesh dans le pays.
Cet engagement reste pourtant incompris par une grande partie des Libyens eux-mêmes et la majeure partie de nos alliés européens, notamment les Italiens. Ces derniers, en maintenant près de 300 soldats pour assurer la protection de l’hôpital de Misrata et en gardant la dernière ambassade européenne ouverte à Tripoli semblent plus enclins à soutenir pleinement le GNA.
C’était là, un des hiatus, qui, en se creusant rendait inopérante la médiation européenne, dans ce qui semble apparaître désormais comme un affrontement «sous-jacent» opposant les Emirats Arabes Unis (EAU), l’Egypte et l’Arabie Saoudite – soutenus diplomatiquement par la Russie – à un axe Tripoli-Ankara-Doha, qui se joue désormais par le biais de supplétifs, sociétés militaires privées et sous-traitants militaires engagés, à grands renforts de livraisons illicites d’armes, notamment de drones, véhicules blindés anti-IED et systèmes anti-aériens.
L’élan généré par la conférence de Berlin
Le récent rapprochement franco-italien sur le dossier libyen, à l’aune d’une «pax turco-russe» marginalisant, de facto, l’Union européenne, pourtant engagée dans une mission de surveillance maritime, devrait ainsi conforter la posture française de puissance médiatrice.
Celle-ci devrait pourtant aussi s’accompagner d’une exigence forte envers nos alliés européens, notamment Rome et Berlin – qui entame sa présidence semestrielle de l’UE et assure la présidence du Conseil de Sécurité des Nations Unies jusqu’à début août.
Il en va de même, et plus encore peut-être, avec les puissances régionales – au premier chef desquels, l’Algérie. Le Président Abdelmajid Tebboune a récemment lancé une initiative dans ce sens. Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, quoique mobilisé militairement aux côtés de Khalifa Haftar, entend désormais garder aussi la main, quoiqu’en changeant de jeu de cartes. Il en résulte au Caire, comme à Moscou, la certitude désormais acquise que Khalifa Haftar pourrait ne pas être le bon interlocuteur.
Ainsi, toute en évitant que les efforts diplomatiques engagées par Paris depuis les rencontres entre Serraj et Haftar en juillet 2017 et mai 2018, ne soient dilapidés par une fuite en avant belliqueuse. la France aurait tout intérêt à user concomitamment de ses relations privilégiées tant avec les Émirats Arabes Unis (EAU) afin qu’ils cessent d’armer les forces du maréchal Haftar, qu’avec le Qatar, qui constitue – bien avant le soutien militaire renforcée militaire turc – le principal allié diplomatique de Tripoli.
Pour sortir de cette impasse, la France aurait dû se saisir de l’élan généré par la conférence de Berlin de janvier dernier. En modérant sa position, notre pays retrouverait sa posture équilibrée et son rôle de médiateur facilitant une sortie de crise, attendu par les Libyens depuis trop longtemps.
Mesures de sortie de crise
Plusieurs mesures concrètes de confiance retrouvée devraient être mises en place.
La première d’entre elles devrait être la nomination immédiate d’un Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, de nationalité africaine, relançant de jure la mission des Nations Unies en Libye (MANUL) et de facto l’appropriation régionale du processus de stabilisation
Le maintien prolongé de Stéphanie Williams, en intérim du poste de Représentant spécial du SG des Nations Unies en Libye et à la tête de la MANUL, expliquerait et conforterait la position américaine visant à créer un levier d’influence diplomatique, tant en Libye qu’au Sahel.
Cette stratégie de blocage systématique des nominations se joue concomitamment tant au niveau de la MANUL en Libye que de la MINUSMA au Mali. Dans les deux cas, les Etats Unis n’ont jamais réellement cru aux deux missions onusiennes, sauf, si bien sûr, c’est l’américain David Gressly qui venait à succéder au tchadien, Annadif Khadir Mahamat Saleh, Représentant spécial du SG de l’ONU pour le Mali, chef de la MINUSMA et que Stéphanie Williams soit maintenue en poste !
Cela permettrait à Washington d’exercer une habile pression sur les états de la région et les états engagés sur le terrain – dont la France.
C’est bien pour cela qu’il conviendrait de renforcer l’embargo des Nations Unies sur les armes imposé à la Libye, en renforçant l’opération maritime de l’UE en Méditerranée (EUNAVFOR Irini), en l’équipant pleinement et en lui donnant les moyens de sa mission, tout en exigeant une extension de l’embargo par voie aérienne, compte-tenu de l’accélération des vols ayant amené hommes et matériels des deux côtés.
Il faudrait également, au-delà des mots savamment prononcés par Emmanuel Macron, à l’Hôtel de Brienne, le 13 juillet, non seulement exiger un cessez-le-feu immédiat, mais surtout exhorter le maréchal Khalifa Haftar et le gouvernement de Fayez-el Serraj à participer aux pourparlers de cessez-le-feu de Genève et à toute négociation internationale, régionale ou intra-libyenne, soutenue par l’ONU, tout en visant à élargir ces négociations «intra-libyennes» au Président du Parlement de Tobrouk, Aguila Salah Issa ainsi qu’au ministre de l’Intérieur, vice-président du Conseiller présidentiel de Tripoli, Fathi Bechaga.
Dans ce jeu de chaises musicales des porte–paroles légitimes et représentatifs, il conviendrait, en outre, de ne pas oublier le Président de la National Oil Corporation (NOC), Mustafa Sanalla, tant la question pétrolière – sur terre et gazière – sur mer demeure la clé de voute de tout processus inclusif de stabilisation.
Enfin, il conviendrait d’engager l’Union européenne, par le truchement de la présidence allemande de l’UE – depuis le 1er juillet 2020 – à participer aux négociations turco-russes, pour l’instant repoussées, sur l’éventuel modèle du processus d’Astana qui avait démontré son efficacité et capacité à fonctionner en parallèle du processus onusien pour la Syrie.
Alors que la Libye constitue aujourd’hui une véritable poudrière menaçant directement la sécurité et la stabilité de la rive sud de la Méditerranée, et de la zone sahélo-saharienne, elle-même déjà lourdement impactée par la prolifération de groupes armées terroristes (GAT) qui augmentent et étendent leur rayon d’action dans toute l’Afrique de l’Ouest, la situation actuelle en Libye nous impose de sortir des atermoiements diplomatiques, fruits des mésinterprétations occidentales des rapports de force issus des «Printemps arabe».
Le constat d’un indéniable blocage libyen issu tant de l’aventurisme militaire, soutenu par certains de nos alliés, du Golfe Persique et de la péninsule arabique, que des relations diplomatiques contradictoires – en apparence – de nos autres alliés européens, nous offre, paradoxalement, une formidable opportunité de mettre en exergue une position d’équilibre. Seule la France peut parler au Qatar comme aux EAU avec la même détermination et des leviers de pression semblables.
Penser une sécurité collective sur tout le pourtour méditerranéen, alors que nous allons célébrer en novembre prochain, 25 années de coopération euro-méditerranéenne et 70 ans de francophonie, en terre tunisienne, limitrophe de la Libye exige de la France une cohérence qui prenne enfin en compte les intérêts du peuple libyen et des autres pays de la région.
Emmanuel Dupuy est Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
Photo : Think Defence, sous licence creative commons
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