Plus d’un an après que certaines municipalités polonaises ont commencé à se déclarer «zones libres d’idéologie LGBT», l’Union européenne, après une résolution symbolique votée en décembre 2019, a réagi plus sérieusement, au moment de la prise de la présidence tournante par l’Allemagne cet été, à l’apparition de ces entités dont l’existence même paraît aberrante au cœur de l’Europe au XXIe siècle. De quoi ces «zones libres» sont-elles le nom? Et que disent de la Pologne actuelle leur instauration et les réactions qu’elles ont suscitées?
En quoi ces «zones libres» consistent-elles exactement? Il s’agit de communes dont les élus locaux ont voté des résolutions – dont les contenus divergent – déclarant leur volonté de freiner l’expansion de «l’idéologie LGBT».
L’idée même de leur création vient de l’adoption par le maire de Varsovie Rafal Trzaskowski de la Charte LGBT en janvier 2019, ce qui a provoqué une vive opposition des conservateurs. La presse locale qui informe de ces votes, rapporte aussi les précisions des élus qui tiennent à souligner qu’il s’agit de «s’opposer à l’idéologie et non pas aux personnes». La question de savoir s’ils croient eux-mêmes en la possibilité de faire cette distinction reste ouverte, mais il semble qu’ils soient effectivement convaincus que l’existence d’une «offensive LGBT» sévissant dès l’école maternelle, où l’on enseignerait désormais aux enfants la masturbation (cette pseudo information correspond à une interprétation erronée d’un document de l’OMS sur l’éducation sexuelle des enfants, faite par des organisations chrétiennes dans plusieurs pays).
Juridiquement, le statut de ces zones est uniquement symbolique. Leur création ne s’accompagne pas de mesures concrètes, mais c’est la mairie qui donne les autorisations pour les marchés de fiertés, les événements culturels et les financements de divers projets. Les résolutions constituent ainsi un point d’appui pour interdire ou limiter les activités sociales, culturelles et politiques assimilées à ladite idéologie.
Ce qu’elles symbolisent, en revanche, est tout à fait réel: une permission tacite octroyée par les autorités locales de considérer les personnes LGBTQI comme des menaces à l’ordre social, car porteuses de la prétendue «idéologie». Au lieu de protéger les minorités vulnérables – élément constitutif de la démocratie libérale –, on les stigmatise. Les discussions mêmes autour de ces votations ont créé depuis 2019 une ambiance insupportable pour les jeunes LGBTQI, notamment pour les jeunes. Des mentions de suicides et de départs vers d’autres pays apparaissent régulièrement sur les réseaux sociaux..
Des juristes ont signalé que ces déclarations politiques vont à l’encontre d’au moins deux articles de la Constitution polonaise:
Art. 7: «Les autorités de puissance publique déploient leurs activités en vertu et dans les limites du droit.»
Art. 32: «Tous sont égaux devant la loi. Tous ont droit à un traitement égal par les pouvoirs publics. Nul ne peut être discriminé dans la vie politique, sociale ou économique pour une raison quelconque.»
La carte des municipalités concernées évolue: le sud-est y est de plus en plus rouge, car les résolutions y établissant des «zones sans LGBT» y ont été votées, et une grande partie du centre y devient verte, les résolutions y ayant été rejetées. De grands pans du territoire n’ont pas voulu voter sur ces résolutions étonnantes, mais le travail de lobbying continue.
Que dit l’Union européenne?
L’existence de ces zones va également à l’encontre de la législation de l’UE. Le Parlement européen a déjà signalé son malaise par un vote en décembre 2019. Ce vote a été accompagné d’une demande adressée à la Commission de «contrôler l’utilisation de tous les fonds de l’UE, de rappeler […] que de tels fonds ne doivent pas être utilisés à des fins discriminatoires». En juillet 2020, la commissaire européenne à l’Égalité Helena Dalli a annoncé que six municipalités polonaises ayant adopté des résolutions sur les «zones sans LGBT» ne recevront pas les fonds européens prévus dans le cadre du jumelage de villes. En réaction à ses restrictions, le ministre polonais de la Justice a promis à ces collectivités que le budget de l’État compenserait ces pertes. L’une de ces municipalités a reçu du gouvernement polonais une somme apparemment trois fois plus élevée que celle prévue par l’Union européenne, pour encourager la façon dont la commune en question «a le courage de défendre les valeurs familiales».
Le Conseil de l’Union européenne, dirigé par la Finlande (deuxième semestre 2019) puis par la Croatie (premier semestre 2020), n’a pas vraiment réagi à l’apparition de ces zones. Ce n’est donc que l’arrivée de l’Allemagne en juillet 2020 qui a changé la situation, associée à l’élection d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission. Ces réactions sont bienvenues et nécessaires, mais en Pologne, elles vont sans doute renforcer la méfiance à l’égard de l’Allemagne, déjà exprimée de façon de plus en plus intense. Notons que le 14 octobre 2020, à l’occasion du lancement du Plan national d’actions pour l’égalité des droits, contre la haine et les discriminations anti-LGBT+, Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du premier ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, a fait part de son indignation devant la situation des personnes LGBT+ en Pologne, et déclaré avoir cosigné, avec le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes Clément Beaune, une lettre à l’attention de la Commission européenne pour soutenir les initiatives menées par l’Europe pour défendre ces personnes.
Réactions en Pologne
La «guerre culturelle» qui a lieu en Pologne et puise dans la tradition des culture wars américaines, est menée par le parti au pouvoir, le PiS, ultra-conservateur et nationaliste, l’Église catholique et le think tank Ordo Iuris, comme le souligne Agnieszka Zuk.
En Pologne, le débat est très vif. L’idée de la mise en place de ces fameuses zones a commencé avec la distribution par un hebdomadaire de droite d’autocollants imprimés d’un arc-en-ciel barré et de l’inscription «zone libre de LGBT». En conséquence, la presse d’opposition a riposté en publiant par exemple des autocollants «zone libre de haine», des marques ont distribué des pins arc-en-ciel indiquant «zone de liberté», des hommes et des femmes politiques d’opposition, des intellectuels, des scientifiques ont exprimé leur indignation.
Avec la détérioration graduelle du langage public, devenu véritablement un langage de la haine, les institutions culturelles et scientifiques les plus anciennes (l’Académie polonaise des sciences, le théâtre TR, l’Université Jagellonne de Cracovie, l’Université de Varsovie entre autres) ont publié des déclarations condamnant sans ambiguïté la dégradation du discours sur les questions LGBTQI dans la sphère publique.
Le militant et artiste Bart Staszewski a lancé un projet photographique troublant. Il a invité des personnes issues des communes concernées par les résolutions anti-LGBT à se faire photographier à l’entrée de ces communes, avec un panneau de signalement en plusieurs langues préparé pour l’occasion: «Zone sans LGBT/LGBT Free Zone», etc. Ces panneaux matérialisent les résolutions homophobes adoptées localement, et Staszewski veut, à travers ces photos, montrer que les prétendus ennemis sont membres concrets des communautés. De façon non surprenante, les interviews qui accompagnent les photos témoignent que les personnes LGBTQI concernées pensent sans cesse aux discriminations subies par des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, sur ces mêmes terres.
Quelques mois plus tard, un collectif de militants queer, «Stop Bzdurom» («Arrêtez les foutaises»), a mené une action de protestation en réaction à une vague de suicides de jeunes LGBT. Elle consistait à accrocher des drapeaux arc-en-ciel sur des monuments au centre de Varsovie (figure du Christ, personnalités politiques, Nicolas Copernic). Cette action a été accompagnée d’un manifeste: «À la mémoire de celles et ceux qui sont morts dans la lutte contre la haine quotidienne. Ceux qui avaient la force de sauter dans le noir. On veut donner la foi en un avenir meilleur aux personnes qui ont été privées de liberté et de sécurité par l’État. Ceci est un appel à une guerre ouverte contre la discrimination.»
L’une des personnes derrière cette action, Margot, a été en conséquence détenue en prison pendant plusieurs semaines. Elle avait déjà eu des problèmes avec la justice polonaise pour avoir détruit une bâche portant des inscriptions homophobes accrochée à un camion. Cette fois-ci, elle s’est retrouvée en prison, de surcroît pour les hommes (Margot utilise un prénom et des pronoms féminins), ce qui a provoqué des manifestations massives aussi bien à Varsovie qu’à l’étranger. Les députées de l’opposition de gauche (Wiosna/Lewica/Razem) ont formé un arc-en-ciel de leurs tenues dans l’enceinte du Parlement polonais le 6 août, jour de l’investiture du président Duda (PiS) pour un nouveau mandat pour exprimer leur solidarité avec Margot et avec toutes les victimes queer des violences policières.
Démocratie illibérale ou démocratie en déclin?
La Pologne est-elle en train de devenir un régime autoritaire, après avoir traversé une période où elle cultivait la démocratie illibérale? Parmi les critères qu’un régime qui se présente comme démocratique doit remplir se trouve celui de la liberté des médias. Contrairement à la Hongrie, la Pologne semble respecter ce point.
Bien que la télévision publique y soit devenue un organe de propagande, les médias privés (presse – Gazeta Wyborcza, le site OkoPress, télévision TVN) demeurent libres. Même si l’ONG Reporters sans frontières s’est récemment alarmée du processus de «re-polonisation» des médias (qui vise à faire sortir une partie des médias polonais du contrôle financier des groupes de presse allemands), qui peut apparaître comme une tentative du pouvoir de reprendre le contrôle total des médias, la situation polonaise reste moins préoccupante que celle de la Hongrie du point de vue de la liberté des médias privés.
Le danger demeure cependant présent. RSF attire l’attention sur une démarche que les conservateurs polonais ont empruntée à leurs homologues américains: le lawfare, la «guerre juridique» par des procès ou des menaces de procès. On freine le bon fonctionnement des institutions ciblées (du journal Gazeta Wyborcza par exemple) en leur faisant des procès, sans même nécessairement croire en une victoire devant les tribunaux. Cela limite la marge de manœuvre du média visé, lui coûte du temps, de l’énergie et de l’argent et risque de provoquer des moments d’autocensure. C’est d’ailleurs l’effet qui était escompté par les promoteurs de la fameuse loi de janvier 2018, visant à punir toute personne qui accuse le peuple polonaise de porter une quelconque responsabilité dans la Shoah.
Conséquences de la symbolique de la haine
Ordo Juris, le think tank responsable de la stratégie idéologique de cette vaste opération, nie toutes les accusations de discrimination dont il fait l’objet. Les zones libres de LGBT «n’existent pas», affirme-t-il depuis des mois. Ses positions sont reprises par l’ancienne première ministre conservatrice Beata Szydlo. En septembre 2020, en réagissant aux critiques de l’UE, elle a déclaré que l’existence de «zones libres de LGBT» était une «fake news» colportée par les pays membres pour détourner leur propre opinion publique de la crise de la Covid sévissant chez eux.
Que signifie ce déni? Les conservateurs jouent sur l’ambiguïté entre l’expression «zones libres de LGBT» et «zones libres de l’idéologie LGBT». Ordo Juris stipule que «ces résolutions ne visent pas les personnes ayant des penchants homosexuels, mais constituent une opposition à l’idéologie promue par le mouvement LGBT qui […] porte atteinte aux droits des parents, à la liberté d’expression, à l’indépendance des écoles et à la liberté des entrepreneurs». Notons l’expression «penchants homosexuels», qui reflète l’idée de l’Église catholique d’autrefois, selon laquelle l’homosexualité n’existe pas mais se réduit à des actes contre lesquels on devrait lutter car ils vont à l’encontre de l’ordre naturel (une idée dont on oublie parfois qu’elle est relativement nouvelle puisqu’on peut situer ses origines autour du XVIe siècle).
Mais est-il possible de «s’opposer à l’idéologie LGBT» sans promouvoir des actes de discrimination? Les chercheurs Michał Bilewicz et Wiktor Soral sont très sceptiques: «L’exposition à un langage dérogatoire à propos des immigrés et des groupes minoritaires conduit à la radicalisation politique et détériore les relations intergroupes. […] L’exposition au discours de haine provoque le remplacement de l’empathie par le mépris intergroupe, et ce dernier devient le biais principal dans la relation aux autres. Ce remplacement est à la fois un facteur de motivation et une conséquence d’un langage dérogatoire. La présence accrue de discours de haine dans son environnement crée le sentiment d’une norme descriptive qui permet une dérogation externe. Cela conduit à l’érosion des normes antidiscriminatoires existantes.»
Certes, ces résolutions vont disparaître, tantôt grâce aux tribunaux administratifs locaux qui commencent déjà à les invalider, tantôt du fait des sanctions financières de l’Union européenne. Mais leur invention aura infligé une profonde marque aux jeunes Polonais et Polonaises LGBTQI qui ont le malheur d’être aujourd’hui dans l’âge de découvrir leur sexualité.
Anna C. Zielinska est Maître de conférences en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, et membre des Archives Henri-Poincaré à l’Université de Lorraine / Article publié initialement sur The Conversation sous licence Creative commons / Photo: Helena Dalli, commissaire chargée de l’égalité / Photographe: Dati Bendo / Union européenne, 2020 / Source: EC – Service audiovisuel
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.