L’annonce par le Royaume-Uni du retrait du programme de mobilité Erasmus+ a été accueillie avec consternation et émotion dans tous les pays de l’Union européenne.
Parmi les diverses conséquences du Brexit, cette décision a sans doute une portée symbolique plus forte que d’autres tant, dans l’imaginaire collectif, le Royaume-Uni est indissociable des séjours linguistiques et d’études à l’étranger.
Beaucoup de commentateurs ont exprimé de l’inquiétude quant à l’avenir de la mobilité étudiante, dont on dit qu’elle sera plus chère et plus compliquée vers les universités britanniques.
Le Premier ministre Boris Johnson justifie sa décision par le besoin de réaliser une économie budgétaire en supprimant le coût d’adhésion à un dispositif dont les étudiants britanniques bénéficient peu.
Pourtant, les représentants du monde académique anglais tirent depuis des mois la sonnette d’alarme quant à l’impact économique de la baisse anticipée du nombre d’étudiants européens inscrits, qui serait de 57 % dès la première année selon le think tank HEPI. Le manque à gagner net pour le pays s’estimerait, d’après le groupement d’intérêt University UK, à 243 millions de livres sterling par an.
Vers une destination de niche
Ces estimations se fondent sur l’hypothèse que l’arrêt des bourses Erasmus + donnera un coup d’arrêt de la mobilité vers les universités du Royaume-Uni. En effet, Erasmus – devenu Erasmus+ en 2014 – est un dispositif créé en 1987 précisément pour encourager la circulation des étudiants dans l’espace européen.
En trente-trois ans d’existence, ce programme s’est élargi géographiquement, passant des 11 pays fondateurs (dont le Royaume-Uni) à 34 membres en 2020, incluant des pays qui, comme la Turquie ou l’Islande, ne font pas partie de l’Union.
Erasmus a également étendu son objet au-delà des séjours d’études (d’une durée comprise entre 6 mois et un an) pour inclure les stages, les apprentissages, les échanges de personnel universitaire. Doté d’un budget annuel de 3 milliards d’euros (chiffre 2019), soit près de 1,5 % du budget de l’Union européenne, le dispositif repose sur l’attribution de bourses aux individus et aux universités, ainsi que sur un mécanisme de validation des crédits, reconnus dans le cadre du diplôme dans le pays d’origine.
Plus récemment Erasmus+ a servi à promouvoir l’enseignement et la recherche sur des sujets liés à l’UE, mais aussi à soutenir les doubles diplômes et les formations européennes intégrées dans le cadre de partenariats stratégiques, visant à faire de l’espace économique européen une zone d’attraction des talents du monde entier.
On pourrait se demander si, au lieu de s’arrêter, cette mobilité ne changera pas simplement de bénéficiaires. Aux étudiants boursiers Erasmus se substitueront autant d’étudiants autofinancés, qu’ils soient en provenance de la zone Erasmus + ou plus largement du reste du monde.
De fait, quand on regarde de près la mobilité actuelle, il est légitime de se demander si la fin de la mobilité Erasmus sera réellement la catastrophe annoncée pour l’industrie de l’enseignement supérieur britannique. En nombres absolus, selon les données de l’Unesco, les quatre premiers pays d’origine de ses étudiants internationaux sont la Chine, l’Inde, les États-Unis et Hongkong, loin devant les pays de l’Union européenne. Sa mobilité entrante dépend donc relativement peu de sa participation à Erasmus.
Quant à la mobilité sortante, les étudiants britanniques ont la particularité – commune à beaucoup de pays anglophones – d’être peu nombreux à partir à l’étranger pour leurs études. Les étudiants en mobilité représentent 0,7 % du total de la population étudiante. Le taux net de flux des étudiants en mobilité, c’est-à-dire le rapport entre le nombre des étudiants entrants et sortants, est de 16,74%, l’un des plus élevés de la zone Europe, indiquant par là le fort déséquilibre entre les deux flux (par comparaison ce taux est de 4,9 pour la France).
De plus, lorsqu’ils partent, les étudiants britanniques choisissent massivement une destination hors périmètre Erasmus, à savoir les États-Unis qui accueillent à eux seuls plus de 10.000 étudiants britanniques par an, soit un gros tiers de la mobilité sortante. En cumulé, les pays membres de l’UE en accueillent 17.000 par an.
Un «soft power» menacé?
Alors, que change vraiment cette décision de «sortie» d’Erasmus? Outre les aspects symboliques déjà évoqués, elle est porteuse d’un fort message politique adressé aux autres pays européens. Renoncer à Erasmus c’est renoncer au projet de ses fondateurs, à savoir la création d’une identité commune et partagée, au service de la construction européenne et de la vision de paix des origines.
Paradoxalement, le grand perdant de ce choix de retrait d’Erasmus pourrait être le Royaume-Uni lui-même, plus que les étudiants européens qui se tourneront vers d’autres destinations anglophones – notamment l’Irlande et l’Irlande du Nord – ou continueront d’aller au Royaume-Uni s’ils en ont les moyens.
Sans bénéficier du programme Erasmus, une année d’études au Royaume-Uni coûte en moyenne entre 10 000 € et 20 000 €, pour certaines filières encore plus, auxquels s’ajoutent les frais de visa, de logement, de couverture médicale. D’autres bourses existent mais elles sont sélectives et réservées aux meilleurs candidats et qui ont déjà un excellent niveau d’anglais certifié par un test tel que l’IELTS. Le pays, qui en 2019 a accueilli près de 143 000 étudiants en provenance de l’Union européenne, pourrait vouloir devenir une destination de niche, réservée aux plus fortunés.
En se privant du flux entrant des boursiers Erasmus+, le Royaume-Uni risque à long terme de perdre l’un de moteurs les plus puissants de son soft power. Boris Johnson l’a souvent rappelé : son pays est un contributeur net d’Erasmus (tout comme l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, les pays scandinaves, les Pays-Bas, la Belgique ou l’Autriche). A la différence de l’Italie ou de la France, il accueille donc plus d’étudiants qu’il n’en envoie, signe du succès et de la capacité d’attraction de ses universités.
Ouverte à tous les étudiants du supérieur, à partir de la 2e année jusqu’au doctorat inclus, la mobilité Erasmus intervient généralement au cours du premier cycle d’études. Constituant souvent le première étape d’un parcours international, elle influence les choix ultérieurs. Ainsi, depuis plus de trente ans, de nombreux étudiants ayant goûté au système éducatif d’outre-Manche grâce à Erasmus y reviennent ensuite à leur frais ou avec d’autres bourses pour poursuivre les études en master ou doctorat.
L’influence des établissements britanniques risque de pâtir aussi de l’arrêt de la mobilité des personnels enseignants et administratifs, et surtout de leur éloignement progressif des divers consortiums, coalitions et groupements d’universités européennes qui se constituent de plus en plus nombreux pour bénéficier des financements de recherche européens.
Le Royaume-Uni parie sur sa capacité à maintenir son excellence et son influence mondiale par ses propres moyens, suivant sans doute le modèle des États-Unis. Avec un financement public qui se réduit constamment depuis le début des années 2000 (Marginson, 2018), le pays ne dispose toutefois pas du même potentiel offert par la philanthropie privée qui permet aujourd’hui aux grandes universités américaines d’entretenir leur prééminence par des bourses, des chaires, des postdocs et des programmes de recherche.
Alessia Lefébure est Directrice des études, sociologue des organisations, École des hautes études en santé publique (EHESP) / Article initialement publié sur The Conversation / Photo: Photographe: Peter Endig / European Union, 2017 / Source: EC – Audiovisual Service
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.