En mars dernier, le Parlement européen a voté le principe d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Ce projet de taxe carbone aux frontières s’intègre dans le cadre, à la fois, de sa nouvelle stratégie commerciale, intitulée Une politique commerciale ouverte, durable et volontaire, et du «Green Deal» («pacte vert»), visant à faire de l’Europe, d’ici à 2050, le «premier continent neutre en carbone». Le texte indique que le MACF devra être non discriminant, c’est-à-dire respecter les articles I (clause de la nation la plus favorisée) et III (traitement national) des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et être compatible avec les dispositions de l’Article XX (les exceptions générales), particulièrement ne pas générer de distorsions aux échanges.
Afin d’éviter d’être associé à une restriction quantitative aux échanges (prohibée par l’OMC), le dispositif n’impose ni l’achat de quotas, ni la participation à un marché parallèle réservé aux importateurs. De fait, le mécanisme s’apparenterait à une taxe à l’importation calculée en fonction du contenu carbone des importations et dont le taux serait fixé en fonction du prix de la tonne de CO2 dans le système communautaire d’échange de quotas d’émission (SEQE).
Trois réserves peuvent toutefois être émises sur ce projet. Il n’est en effet pas certain que les précautions citées précédemment suffisent à ce que le MACF soit adopté, soit compatible avec le régime OMC, et soit effectif.
La décarbonation sacrifiée?
La première concerne l’effectivité de la mesure. En indiquant que le MACF doit inciter à la fois à décarboner, à améliorer la compétitivité des produits européens tout en ne nuisant pas aux opportunités commerciales de l’Union européenne (UE), nous sommes au cœur du trilemme globalisation-compétitivité-commerce.
Selon la recherche, il n’est pas possible d’obtenir simultanément une économie globalisée, s’appuyant sur des stratégies d’ouverture compétitive tout en étant sur une trajectoire ambitieuse de décarbonation. Du Sommet de la Terre de Rio de 1992 à l’Accord de Paris de 2015, la gouvernance climatique internationale s’interprète comme un arbitrage, constamment réaffirmé, en faveur d’une globalisation, dont l’un des moteurs est les politiques de compétitivité, au dépens de l’angle décarbonation.
La nouvelle stratégie ne tranche pas ce dilemme: elle affirme que l’accès au marché intérieur de l’UE sera un levier pour amener les partenaires à accroître leurs efforts en matière climatique et environnementale. En parallèle, elle réaffirme la doctrine libre-échangiste et le fait que la politique commerciale est un soutien à la politique de concurrence. La décarbonation sera-t-elle dès lors sacrifiée une nouvelle fois sur l’autel de la realpolitik commerciale?
La deuxième réserve renvoie à la compatibilité avec le régime OMC. Ce dernier n’a pas de doctrine fixe concernant les mesures d’ajustement aux frontières.
Trois points méritent d’être rappelés. Primo: une mesure d’ajustement aux frontières ne peut s’appliquer que vis-à-vis de pays présentant une «situation similaire» ou des «conditions comparables». Cela exclurait les pays les moins avancés (PMA) mais également les pays en développement (PED) tels les émergents, cette catégorie n’existant pas à l’OMC.
Deuxio: le MACF risque de buter sur le test de nécessité selon lequel, pour qu’une mesure soit tolérée, il faut démontrer qu’elle est nécessaire à défaut de tout autre dispositif à la réalisation des objectifs énoncés par le régulateur.
Ne perdons pas de vue que l’article 3.5 de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) empêche le recours aux mesures commerciales pour atteindre les objectifs de politique climatique. Aussi, le MACF ne peut être la seule option de l’UE pour décarboner les échanges, comme nous l’avions souligné dans un article de recherche récent.
Tertio: l’OMC étant une organisation conduite par ses membres, la compatibilité d’un MACF dépendra, en dernier ressort, du consensus des États membres.
C’est pourquoi l’UE devra engager une diplomatie du «consensus building» et engager une procédure au titre de l’article IX.3 de l’accord instituant l’OMC. La prochaine conférence ministérielle qui se tiendra à Genève en novembre 2021 pourrait être l’occasion d’avancer dans ce sens.
Une piste prometteuse mais problématique
La troisième réserve porte sur l’articulation avec le SEQE. Deux éléments doivent être gardés à l’esprit pour la comprendre.
Le premier est que la mise en place d’un MACF implique la fin de la gratuité des quotas d’émission aujourd’hui en vigueur. Celle-ci devrait intervenir en 2030, mais si la mesure entre en vigueur en 2022, le SEQE devra être réformé au risque que l’UE soit attaquée pour double protection de ses producteurs : ils ne paient pas pour leurs émissions et ils sont protégés par le MACF.
Ce dernier pourrait même inciter les firmes les plus émettrices à localiser leurs sites en Europe. Paradoxe climatiquement intenable.
Le second élément renvoie à la comptabilité carbone des importations: comment calculer, en l’absence de toute méthodologie consensuelle internationale, l’empreinte carbone des biens importés/produits hors de l’UE. Le projet laisse entendre que les importateurs devraient avoir la possibilité de prouver que la teneur en carbone de leurs produits est inférieure à celle de leurs équivalents européens.
Certes, mais quelle institution certifiera cette information et selon quelles modalités de calcul ? Faut-il se limiter au produit en tant que tel ou inclure les procédés et méthodes de production, et le bilan carbone des entrants et le prix local du carbone? Le chantier est immense et d’une redoutable complexité.
L’option d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE représente une piste à la fois prometteuse et problématique. Elle est prometteuse car le projet entend compléter la stratégie de décarbonation de l’UE, accompagner la révision du système européen des quotas d’émissions (acter la fin de leur gratuité) et contribuer à la réindustrialisation décarbonée de l’économie européenne.
Elle est cependant problématique car la géoéconomie du carbone et les nouveaux rapports de puissance dans l’économie globale la rendent hautement conflictuelle. Le mécanisme implique en effet une action au niveau multilatéral (OMC), susceptible d’en retarder l’adoption et/ou de grandement en neutraliser les effets.
Le projet de taxe carbone aux frontières dépendra donc, dans une large mesure, de la capacité de l’Europe à construire un consensus international, c’est-à-dire à convaincre et à peser sur les rapports de force, talon d’Achille de l’UE.
Mehdi Abbas est Maître de conférence, Université Grenoble Alpes (UGA) / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons / Photo : Emissions de gaz à effet de serre à Bruxelles / Photographe: Mauro Bottaro / European Union, 2018 / Source: EC – Audiovisual Service
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.