Il n’y aura pas d’Europe verte sans politique industrielle à Bruxelles

La politique industrielle verte fait le pari que l’industrie, bien que faisant partie du problème, est aussi une partie de la solution.

L’Union européenne s’est fixé des objectifs ambitieux pour le climat. Elle ne peut espérer les atteindre sans une politique industrielle d’une même ambition. Drôle de thèse! N’est-ce pas l’industrie qui pollue et s’active pour défendre ses intérêts dans les couloirs de la Commission européenne? Et puis, les politiques industrielles se décident à Paris, Rome ou Berlin. Est-ce l’affaire de Bruxelles? Ne fleurent-elles pas bon aussi la planification bureaucratique et le protectionnisme économique? Les tentatives de la Commission de créer des Airbus de tous poils – des batteries pour véhicules électriques à l’avion zéro carbone en passant par l’hydrogène propre – ne sont-elles pas dès lors inévitablement vouées aujourd’hui à l’échec? Eh bien non!

Il est difficile de saisir l’ampleur des transformations industrielles qu’exige le passage à une économie européenne complètement décarbonée pour le milieu du siècle. Déjà, l’étape intermédiaire en 2030, qui prévoit une réduction de 55% des émissions de carbone (par rapport au niveau de 1990), suppose des mouvements tectoniques. Imaginez un parc de véhicules pour moitié fabriqués sans moteur thermique contre environ 1% aujourd’hui. Imaginez encore des usines d’aluminium, d’acier ou d’ammoniac passées à l’électricité ou à l’hydrogène verts. Vous n’y arrivez pas? Disons alors qu’il faudrait 5 réacteurs nucléaires ou 10.000 éoliennes pour remplacer seulement le dihydrogène produit à partir de produits pétroliers ou de charbon et utilisé aujourd’hui en France par l’industrie. Si j’alignais les centaines de milliards d’euros d’investissements supplémentaires nécessaires pour la seule augmentation de l’objectif à atteindre en 2030 qui a été décidée cet été (de 47 à 55% de réduction), cela ne vous parlerait sans doute pas plus.

Emplois en moins

Oublions donc les chiffres un instant et rappelons-nous des révolutions industrielles de nos manuels scolaires d’histoire, qualifiées de première et de seconde, ou plus joliment nommées de la machine à vapeur et de l’électricité. Eh bien, décarboner l’économie revient à réaliser intentionnellement une révolution industrielle et lui fixer en plus une date butoir. Une date très proche de surcroît puisque nous nous laissons maintenant un peu moins de 30 ans pour accomplir ce tour de force.

La référence à la notion de révolution industrielle permet également de prendre conscience de la déflagration destructrice qui l’accompagne: pas de révolution industrielle sans élimination de pans entiers d’activités, de technologies dépassées et de compétences et métiers devenus inutiles.

Pour rester dans la tonalité historique et offrir un seul exemple, prenons celui de l’abandon programmé du charbon et du lignite en l’Allemagne. Il revient à déclasser une technologie qui représente plus du quart de la production d’électricité du pays, entraîne une perte de 200.000 emplois directs, en particulier du secteur minier, et retire plusieurs milliards d’euros de valeur ajoutée à l’économie de trois petites régions.

Il convient donc d’accompagner cette nouvelle révolution d’aides publiques massives à la reconversion des personnes, des entreprises et des territoires condamnés au déclin. L’Union européenne l’envisage déjà à travers le Fonds pour une transition juste destiné aux régions et secteurs à forte intensité de carbone. Ce volet social et économique, essentiel pour limiter les effets négatifs considérables de la transition, ne doit cependant pas être vu comme un pilier central de la politique industrielle verte. Il n’en est même pas une composante dès lors que l’on en adopte une définition resserrée, à savoir une intervention publique ciblée sur des technologies et des secteurs pour accroître leur rôle dans l’économie de demain ainsi que la productivité, le moteur de sa croissance.

En d’autres termes, la politique industrielle vise à orienter le système productif vers des activités qui offrent les meilleures perspectives. Il ne faut pas la comprendre comme l’ensemble des actions de l’état qui affectent l’industrie et les entreprises et inclurait donc la taxation des profits ou la politique de concurrence. Dans le jargon économique, ces interventions sont dites horizontales car elles affectent toutes les entreprises et industries, tandis que la politique industrielle est sélective parce que centrée sur certaines d’entre elles. Elle est verticale.

Pas de boules de cristal fiables…

Sur le plan théorique, la politique industrielle ne manque pas de justifications économiques. Le changement structurel d’un système productif se heurte en effet à de nombreux effets externes qui freinent et rendent moins efficaces les initiatives privées. Les principaux concernent les retombées de l’innovation et les bénéfices de la coordination. Les innovations sont souvent utiles à d’autres entreprises que les pionnières et même à d’autres industries que celles où elles sont nées.

Ces bénéfices n’entrant pas dans la poche des innovateurs, le niveau d’investissement dans les nouvelles techniques pour les inventer, les développer ou encore les déployer sera insuffisant par rapport aux besoins de la société. De même lorsqu’une entreprise investit dans telle zone ou dans tel segment d’activité, d’autres vont en profiter, et ce manque à gagner individuel pénalisera la constitution d’écosystèmes industriels cohérents et efficaces. La politique industrielle sert à pallier de telles externalités.

Cette légitimation n’empêche pas des prises de position défavorables à l’idée même de politique industrielle, y compris de la part de nombreux économistes. Elles trouvent leur source dans des obstacles à sa mise en œuvre, jugés rédhibitoires: faute des bonnes informations et de boules de cristal fiables, la puissance publique est incapable de sélectionner les technologies de demain ainsi que les entreprises qui en seront les futures championnes; elle devient dès lors la proie rêvée des lobbies les plus puissants et aide finalement ceux qu’il ne faut pas. La meilleure politique industrielle serait alors de ne pas en avoir.

Cette vision d’un remède pire que le mal est de moins en moins partagée, même parmi les économistes, car les gouvernements adoptent des approches nouvelles et plus avisées: transparence des discussions, approfondissement des motivations, suivi et contrôle des aides, évaluation d’étape, clause d’extinction, ou encore subvention remboursable sont devenues choses courantes.

La politique industrielle verte s’inscrit dans ce cadre général, même si elle connaît quelques particularités. En premier lieu, d’autres externalités les justifient. Il s’agit principalement de l’absence d’un prix du carbone suffisamment élevé et d’une visibilité sur sa trajectoire future. En second lieu, elle concerne un ensemble technologique et industriel très large: du secteur de l’énergie (infrastructures, production, services) en passant par les activités de l’économie circulaire et de la gestion de l’eau jusqu’aux industries qui sont obligées de verdir leurs procédés et leurs produits (chimie, automobile, transport aérien, etc.). En troisième lieu, elle doit permettre de réaliser des gains de productivité y compris en capital naturel, c’est-à-dire en économisant les ressources naturelles.

Les premiers penseurs de l’économie, les physiocrates, considéraient seule la Terre comme facteur de production de richesse; leurs successeurs uniquement le travail et le capital. L’état de la planète exige d’ajouter le facteur Terre, mais cette fois comprenant aussi bien l’atmosphère et l’océan que le sol nécessaire à la production agricole. Ces ressources étant le plus souvent d’accès peu restreint et exploitables à bon marché, tout l’enjeu des politiques climatiques est d’en réduire l’accès et d’en renchérir l’utilisation pour inciter à les économiser. Mais elles doivent s’accompagner de politiques industrielles pour y parvenir plus vite et de façon plus efficace, et surtout sans que ces gains soient obtenus par pure substitution en utilisant plus de capital et plus de travail.

J’espère vous avoir éclairé sur le bien-fondé des politiques industrielles et la pertinence d’en lancer des vertes mais reste alors la question de l’implication de Bruxelles. L’Union européenne n’est pas un État souverain et la politique industrielle n’est pas de son ressort, contrairement, par exemple, à la politique de concurrence. La Commission a pourtant pris début 2020 une série d’initiatives, un «paquet de politique industrielle» dans le jargon bruxellois qui comprend explicitement un volet pour aider la transition verte. Il contient une série d’objectifs, comme la création de marchés porteurs pour les technologies propres, ainsi qu’une série de programmes d’action dans certains domaines à l’instar de celui de l’acier zéro carbone. Dans le cadre du plan de relance post-Covid (750 milliards d’euros sur 2021-2024), l’UE a également requis que près du tiers soit consacré à des investissements verts.

Ces exemples illustrent bien l’un et l’autre deux façons d’agir au niveau européen, soit classiquement par une politique verticale, soit en «verticalisant» une politique horizontale. Pour cette dernière, citons aussi le fléchage du programme de R&D européen à hauteur de 35% de son budget pour les travaux liés à la conservation de la planète et son climat.

Stratégie d’alliance

On aurait pu aussi mentionner le Semestre européen, instance de discussion et de coordination des politiques nationales et son agenda sur les politiques industrielles vertes. Pour la première façon d’agir, développons le cas des alliances. Il porte sur l’instrument le plus spécifique et novateur de la politique industrielle européenne ainsi que le plus emblématique de son volet vert. La première du genre, «l’Airbus des batteries» en langage journalistique, a été lancée en 2017. Elle a depuis été suivie par la création d’alliances industrielles dans l’économie circulaire des plastiques, des matières premières et de l’hydrogène propre.

Le principe des alliances est de constituer des chaînes de valeur transnationales en favorisant la création de consortiums européens. Elles mettent en réseau les acteurs privés et publics, les laboratoires et entreprises impliquées dans les différents stades de l’innovation ainsi que les entreprises intervenant aux différentes étapes de la chaîne de valeur.

L’alliance des batteries pour les véhicules électriques réunit ainsi dans une communauté de la connaissance et de l’innovation près d’un demi-millier de participants. Cet instrument original de politique industrielle ne propose pas de financement mais il ouvre les portes pour en obtenir via le dépôt de projets d’intérêt européen commun et la Banque européenne d’investissement.

C’est astucieux, car l’absence de guichet attitré permet de limiter le lobbying des chasseurs de subvention et facilite ainsi la formation de consortiums pertinents sur le plan des complémentarités techniques et industrielles. En outre, la perspective d’obtenir des fonds dans un second temps augmente les incitations des entreprises à se découvrir, s’échanger des informations, se réunir et élaborer des projets communs innovants et risqués.

Les projets de l’alliance des batteries bénéficient aujourd’hui d’un engagement de 20 milliards d’euros de financement, dont 6 d’aide publique. Celle-ci provient essentiellement des pays membres et la Commission s’est assurée que ces aides d’État étaient bien compatibles avec le maintien d’une concurrence loyale sur le marché européen.

La jeunesse des alliances industrielles rend difficile leur évaluation empirique en particulier la mesure de leur efficacité. Il me semble cependant que le succès devrait être aux rendez-vous. Elles correspondent en effet à l’approche nouvelle de la politique industrielle et leurs premiers résultats en matière de coordination et de diffusion des connaissances sont encourageants.

Les alliances industrielles illustrent plus largement l’intérêt de l’implication de l’Union européenne en matière de politique industrielle en général, et verte en particulier: elle permet de coordonner les politiques nationales, de limiter une compétition stérile entre les États à coup de subventions au détriment des voisins, tout en tirant bénéfice d’une émulation entre pairs, et d’inciter au développement de relations pan-européennes entre entreprises.

La politique industrielle verte fait le pari que l’industrie, bien que faisant partie du problème, est aussi une partie de la solution. L’Europe l’a compris et son implication en la matière est nécessaire pour espérer atteindre les objectifs climatiques ambitieux qu’elle s’est fixés.

François Lévêque est Professeur d’économie, Mines ParisTech / François Lévêque vient de publier chez Odile Jacob «Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global?» / Article initialement publié sur The Conversation / Photo: Berlaymont / Photographe: Lukasz Kobus / European Union, 2021/ EC – Audiovisual Service

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