Réunis de manière informelle début septembre en Slovénie, les ministres européens de la Défense ont largement débattu du conflit afghan et de l’incapacité des Vingt-Sept à se défendre seuls. L’urgence, selon eux: définir une «boussole stratégique» pour l’avenir de l’UE sur la scène internationale, accompagnée – désormais – du projet de création d’une unité militaire mobilisable en urgence. Mais pour quels résultats dans un climat de désunion stratégique sur la question de l’Otan et de rupture de confiance entre alliés suite à l’affaire Aukus?
Cette réunion, des jeudi 2 et vendredi 3 septembre 2021, intervenait peu après la publication par le Corriere Della Sera des propos du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, qui appelait à «tirer des leçons» de l’expérience afghane: «En tant qu’Européens, nous n’avons pas été capables d’envoyer 6.000 soldats pour sécuriser la zone de l’aéroport de Kaboul. Les États-Unis l’ont été, mais pas nous». Cette large dépendance militaire de l’UE vis-à-vis des États-Unis y apparaît comme un problème majeur pour l’Union. En dehors de la France, depuis le départ du Royaume-Uni, très peu de pays de l’UE disposent d’une armée dotée de moyens de projection satisfaisants pour des opérations extérieures ponctuelles. Les ministres européens de la Défense, s’accordent sur ce point: la débâcle afghane doit servir d’électrochoc pour mettre enfin sur pied un outil militaire permanent. Certes, la constitution d’un corps de 50.000 hommes avait été discutée juste après les guerres de Yougoslavie, mais rien n’avait suivi. Dix ans plus tard, en 2007, des groupements tactiques de 1.500 hommes avaient de même été constitués, mais pour un résultat similaire.
Sortir de l’unanimité peut-il faire unanimité?
La réunion de début septembre s’inscrit dans ce cadre et d’une réflexion, entamée l’an dernier, sur un renforcement de la Défense européenne et d’une «autonomie stratégique» des Vingt-Sept dans la gestion des crises extérieures. Au vu du désengagement américain des zones de conflits, les Etats-Unis ayant – au moins pour l’heure – définitivement renoncé à être les «gendarmes du monde», cette réflexion devrait s’accélérer. Mais de sérieux doutes subsistent quant à la capacité des Européens à faire aboutir un tel projet, l’UE n’ayant jamais été en mesure d’utiliser son système de «groupements tactiques» faute d’une unanimité requise des Etats membres pour être activée. Interrogé sur ce point, Josep Borrell appelle en réponse à la constitution de «quelque chose de plus opérationnel». Lui emboîtant le pas, le ministre slovène de la Défense, Matej Tonin, dont le pays assure la présidence tournante de l’UE, a plus précisément appelé à en finir avec la règle de l’unanimité et à lui substituer un nouveau système qui permettrait d’envoyer des troupes de «pays volontaires» au nom des Vingt-Sept, si une majorité d’États membres l’acceptait. Et la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer, de proposer, dans un tweet publié jeudi 2 septembre, que «des coalitions de pays volontaires» puissent permettre de gérer de futures crises. Bien plus que de d’inquiéter ou de d’offusquer, à Washington, cette perspective a bien davantage suscité l’ouverture de la Maison Blanche.
L’Europe fragile s’interroge
Les Européens n’en font pas mystère: en dépit de leurs différents passés et actuels – Royaume-Uni fermement opposé à la constitution d’une armée européenne et fortes réticences des pays de l’Est, très attachés au parapluie de l’Otan et à la protection américaine face à Moscou – le Brexit et la débâcle en Afghanistan constituent deux facteurs importants qui devraient aider la reprise du débat sur la création d’une défense européenne. Autre élément à prendre en compte quant à l’opportunité d’un tel projet militaire: le Sahel, dont dépend en partie la stabilité méditerranéenne de l’Union. Si la France venait à s’en retirer, il est fort probable qu’une série de pays en ressortiraient fragilisés, voire tomberaient aux mains de groupes criminels et terroristes. Au regard de la proximité géographique avec l’Europe, les conséquences pourraient être particulièrement inquiétantes pour l’UE: vagues migratoires massives, constitution de bases terroristes arrières susceptibles d’opérer au sein de l’Union et consolidation de trafics en tous genres.
Affaire des sous-marins, Aukus: les «trahisons» de trop?
Et puis, cette autre affaire: mercredi 15 septembre au matin, la France recevait une lettre exprimant la satisfaction du gouvernement australien quant au programme de livraison à Canberra de 12 sous-marins d’attaque par Naval Group, estimé à 56 milliards d’euros. Quelques heures à peine après, celui-ci était dénoncé par Canberra au profit d’une commande d’au moins huit sous-marins à propulsion nucléaire développés sur la base de technologies américaine et britannique, dans le cadre de l’annonce de la constitution de la nouvelle alliance militaire tripartite AUKUS formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, dans la zone Indo-Pacifique – dont était également exclue Paris et l’Union, par voie de conséquence. Solidaires de la France, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président du Conseil Charles Michel n’ont pas manqué d’afficher leur «étonnement», et condamné le «manque de loyauté», que Paris allait jusqu’à qualifier de «trahison» de leurs partenaires et alliés.
En France, du Parti Communiste au Rassemblement National, plusieurs représentants politiques se sont, en réponse, depuis prononcés en faveur d’un retrait de la France du commandement intégré de l’Alliance atlantique nord. Un point qui pourrait être débattu lors de la campagne présidentielle française de 2022, où le positionnement d’Emmanuel Macron ne manquera sans doute pas d’être scruté à la loupe. Lui, alors que la France avait, à la demande de Nicolas Sarkozy, à nouveau rejoint son commandement intégré en 2009, n’avait déjà pas manqué de parler de «mort cérébrale» d’une organisation militaire transatlantique qui se cherche passablement une raison d’être et une finalité, depuis la chute de l’Union soviétique.
Car, au-delà de la simple affaire budgétaire des sous-marins, l’annonce de la constitution du pacte militaire tripartite Aukus, jusque-là tenu secret par ses initiateurs, pour contrer les avancées chinoises dans la zone indo-pacifique, est de la même manière considérée par Paris et certains européens comme un «coup dans le dos» entre partenaires, rappelle depuis deux semaines Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères. Et de comparer les méthodes de Joe Biden à celles de Donald Trump «sans les tweets», alors que leurs conséquences affectent directement les intérêts géostratégiques d’un pays allié membre de l’Union dans cette région du globe.
Miroir et division(s)
Cette rupture de confiance doit-elle pour autant conduire, en réaction, au départ de la France du commandement intégré de l’Otan, comme l’avait fait le 7 mars 1966, le général de Gaulle, qui avait déjà signifié, dans un mémorandum adressé aux Américains et aux Britanniques le 17 septembre 1958, que – miroir de l’Histoire – l’Otan «ne correspondait plus aux nécessités de notre défense»? Fort de la légitimité que lui donnait sa réélection à la tête de l’Etat, celui-ci décidait ainsi de faire un coup d’éclat diplomatique: «La France, écrivait-il le 7 mars à son homologue américain Lyndon B. Johnson, se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté, actuellement entravé par la présence permanente d’éléments militaires alliés ou par l’utilisation qui est faite de son ciel, de cesser sa participation aux commandements intégrés et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’Otan», tout en précisant néanmoins que le pays restait prêt à «combattre aux côtés de ses alliés au cas où l’un d’entre eux serait l’objet d’une agression qui n’aurait pas été provoquée».
Difficile de dire à cette heure où conduiront ces successions d’affaires, tant pour la France que pour une Union européenne dont on attend depuis bien longtemps déjà qu’elle accorde ses actes à son discours en matière de Défense. Mais un rappel paraît déjà évident: une alliance n’est pas une soumission, encore moins l’instrument d’un manque de respect et de trahisons. Et, à ce jeu des «petits meurtres entre amis», Biden semble avoir d’une certaine manière aidé Vladimir Poutine et les ennemis de nos démocraties à se rapprocher d’un projet militaire qu’ils caressaient depuis longtemps: diviser – au moins temporairement – le camp occidental.
Olivier Védrine est Professeur (h.c.), Rédacteur en chef de The Russian Monitor, membre du Comité d’orientation de l’Association Jean Monnet / Photo: Olivier Védrine
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