Le 16 septembre 2021, le Parlement européen a approuvé à une quasi-unanimité une résolution en faveur de mesures visant à accélérer le passage à une innovation sans recours aux animaux dans la recherche, les tests réglementaires et l’enseignement. Autrement dit, ce texte appelle à mettre fin à l’expérimentation animale dans l’Union européenne.
L’objectif n’est pas nouveau. En 2010, la directive européenne 2010/63/UE, destinée à encadrer l’expérimentation animale en Europe, fixait déjà comme objectif ultime le «remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants […] dès que ce sera possible sur un plan scientifique».
Dans la résolution de 2021, les parlementaires font le constat que le nombre total d’animaux utilisés à des fins scientifiques en Europe a peu évolué depuis l’entrée en vigueur de la directive de 2010, alors qu’ils estiment que les méthodes alternatives se sont développées. En conséquence, selon eux, le recours à l’expérimentation animale pourrait être remplacé par d’autres approches en sciences du vivant, et ce, sans affecter l’innovation scientifique ni mettre en danger la santé humaine. Il suffirait pour atteindre cet objectif ambitieux d’imposer des contraintes réglementaires accrues sur l’expérimentation animale et de mieux financer le développement des dites méthodes.
Mais est-ce réellement le cas? Le fait que l’Europe soit la seule à s’engager dans cette voie, ainsi que l’opposition systématique des scientifiques à ce projet, suggère que la situation est loin d’être aussi simple.
Pourquoi cette remise en question de l’intérêt de l’expérimentation animale?
En se fixant l’objectif de mettre un terme à l’expérimentation animale, le Parlement affirme répondre à une demande des citoyens européens qui auraient «régulièrement fait montre de leur soutien à l’arrêt de l’utilisation des animaux à des fins scientifiques».
En 2015, la Commission européenne avait dû faire face à une initiative citoyenne européenne baptisée «Stop vivisection» qui demandait l’abrogation de la directive 2010/63/UE et la fin de l’expérimentation animale. Les promoteurs de «Stop vivisection» argumentaient que l’expérimentation animale avait un caractère «non éthique» et qu’il existait «des principes scientifiques solides qui invalident le modèle animal pour prédire la réponse humaine».
L’initiative ayant reçu plus d’un million de signature, la Commission européenne l’avait étudiée, comme le prévoient les dispositions du Traité de Lisbonne. Sa décision avait fait l’objet d’un communiqué publié le 3 juin 2015 dans lequel on pouvait notamment lire que si la Commission «trouve aussi qu’il convient de supprimer progressivement l’expérimentation animale en Europe, son angle d’approche pour la réalisation de cet objectif diffère de celui proposé par l’initiative citoyenne en question».
La Commission a donc rejeté l’initiative «Stop vivisection». Toutefois, sa déclaration a validé implicitement les critiques de celle-ci concernant l’intérêt scientifique de l’expérimentation animale. Le problème est que l’argumentation soutenant cette initiative relève de la désinformation et du révisionnisme historique.
L’information sur l’expérimentation animale est biaisée
Le nom même de l’initiative «Stop vivisection» prête à confusion. La vivisection est une «dissection opérée sur un animal vertébré vivant». Or, dans les faits, peu d’expérimentations animales impliquent une dissection. Et quand c’est le cas, cette dernière est réalisée sous anesthésie, comme n’importe quelle opération chirurgicale sur un humain.
Sur Internet, les premiers résultats des requêtes concernant l’expérimentation animale redirigent majoritairement les lecteurs vers des sites l’assimilant, là aussi, à de la vivisection. Les animaux subissant des expériences en laboratoire y sont généralement présentés comme étant en souffrance extrême. En outre, il s’agit souvent d’animaux de compagnie ou de primates. Dans les deux cas, cela ne traduit pas la réalité.
En 2019, un rapport sur les statistiques relatives à l’utilisation d’animaux à des fins scientifiques dans les États membres de l’Union européenne avait établi que sur la période 2015-2017, 51% des expériences étaient associées à un niveau de douleur léger, 32% à une douleur modérée et seulement 11% à une douleur sévère. Le rapport mentionne également que les expérimentations ont porté principalement sur des rongeurs (souris et rats, 73% des animaux utilisés), des lapins (9%) et des poissons (13%). Les chats, chiens et primates ne représentaient au total que 0,3% des animaux utilisés.
Sur les sites qui la combattent, l’expérimentation animale est par ailleurs généralement associée aux tests de toxicologie réglementaires. Or, là encore, la réalité est quelque peu différente: en 2019, 69% des animaux utilisés l’ont été en recherche fondamentale et appliquée, principalement en immunologie, cancérologie et neurophysiologie. Seuls 23% des animaux ont été utilisés pour des tests réglementaires, la majorité desquels visait à tester des médicaments humains (61%) et vétérinaires (15%). Rappelons que les tests de produits cosmétiques sont quant à eux interdits depuis 2009.
Des arguments dénués de fondement scientifique
Le principal argument des promoteurs de l’initiative «Stop vivisection» est qu’«un principe de base dans les sciences du vivant est qu’aucune espèce animale n’est un modèle biologique pour une autre».
Il ne serait de ce fait pas possible d’extrapoler les résultats obtenus dans des modèles animaux à l’espèce humaine. S’appuyer sur de tels résultats comporterait le risque de tester sur l’humain des substances dangereuses (qui seraient toxiques pour lui, mais pas pour les animaux), tout en rejetant des médicaments potentiellement utiles (parce qu’ils n’auraient pas d’effet sur les animaux). L’expérimentation animale constituerait de ce fait un gaspillage d’argent et de temps.
Toujours selon les promoteurs de cette initiative, il serait également faux d’affirmer que l’expérimentation animale aurait permis de faire de nombreuses découvertes scientifiques, d’augmenter nos connaissances et serait indispensable au développement de nouvelles thérapies. Si elle est encore pratiquée, ce serait uniquement en raison d’une «inertie mentale qui a toujours retardé toute forme de renouveau culturel et d’autre part à cause des intérêts économiques et professionnels qui s’y rattachent». En l’éliminant, nous nous débarrasserions «d’un grand obstacle au progrès scientifique et au traitement de nombreux problèmes de santé humaine graves».
Ces affirmations sont difficilement compatibles avec l’analyse de la littérature scientifique, et avec le fait que l’expérimentation animale est aujourd’hui pratiquée au sein de toutes les universités du monde, par des dizaines de milliers de scientifiques. Son importance en recherche est reconnue par l’ensemble des académies, des institutions et des associations scientifiques, telles que, par exemple, l’Association européenne de recherche animale (EARA), la Fondation pour la recherche biomédicale (FBR) et les Instituts américains de la santé (NIH).
L’explication de cette unanimité tient en une phrase: les arguments dénigrant l’intérêt, en sciences du vivant, de l’expérimentation animale sont faux, ou à tout le moins très éloignés de la réalité, alors que les arguments en sa faveur sont légion.
À quoi sert vraiment l’expérimentation animale?
Loin d’être inexistants, les apports de l’expérimentation animale en matière de technologies médicales sont innombrables: vaccination, greffes de tissus, techniques de contraception, de fécondation in vitro, thérapies permettant de traiter le diabète, les allergies, les maladies auto-immunes, les maladies neurodégénératives et les cancers ont toutes bénéficié d’expérimentations menées sur des modèles animaux. Ce qui bat en brèche l’argument selon lequel aucune espèce animale ne serait un modèle biologique pour une autre.
Car si cet argument est partiellement vrai lorsqu’il s’agit de prédire la toxicité d’une molécule ou l’effet d’un traitement, pour des tests réglementaires notamment, il est totalement faux en ce qui concerne la valeur explicative de l’expérimentation animale en recherche. Les mécanismes fondamentaux (division cellulaire, métabolisme, etc.) sont en effet hautement conservés au sein du vivant.
C’est ce qui explique que les études de Grégor Mendel sur les petits pois et de Thomas Hunt Morgan sur la mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster) ont permis d’établir les lois l’hérédité et d’identifier le support de l’information génétique pour l’ensemble des organismes eucaryotes (dont les cellules possèdent un noyau renfermant leur ADN), dont fait partie l’espèce humaine.
De même, les récepteurs de type «Toll», qui permettent au système immunitaire de reconnaître les agents pathogènes, ont eux aussi été identifiés chez la drosophile. Cette découverte a permis de développer de nouveaux adjuvants pour les vaccins (non seulement humains, mais aussi animaux), et a grandement amélioré notre compréhension du fonctionnement du système immunitaire.
La distance évolutive ne constitue donc nullement un obstacle en recherche fondamentale. Au contraire, les différences entre deux espèces, quand on en observe, nous renseignent sur leur histoire évolutive.
Par ailleurs, en recherche appliquée, les animaux fournissent des modèles permettant de mieux comprendre les maladies humaines. Plus de 1.300 maladies humaines disposent d’un ou de plusieurs modèles expérimentaux chez la souris. Un exemple concret? Le rôle de l’interleukine-5 dans l’asthme a été identifié à l’aide de souris rendues génétiquement déficientes pour le gène codant pour cette protéine. Ce qui a permis de développer un traitement améliorant significativement l’état des patients asthmatiques.
Enfin, l’animal peut être un sujet d’étude en soi, et non un simple modèle, comme en médecine vétérinaire ou en écologie. Si, par exemple, on analyse en laboratoire l’impact de polluants sur la truite arc-en-ciel, c’est bien pour connaître leurs effets sur cet animal, et non sur l’humain.
Les problèmes éthiques sont pris en considération
Le fait d’utiliser des animaux pour l’expérimentation scientifique pose des problèmes éthiques réels et importants. C’est la raison pour laquelle, dès 2010, la directive 2010/63/UE a largement intégré la vision antispéciste développée par le philosophe utilitariste Peter Singer dans son livre La Libération animale.
Le texte reconnaît en effet en l’animal un être sensible, dont les intérêts doivent être pris en considération. Il exige que le nombre d’animaux utilisés en expérimentation soit réduit autant que possible et que toute souffrance soit déclarée et justifiée. Cette directive impose également au chercheur de démontrer l’intérêt potentiel de sa recherche ainsi que l’impossibilité de se passer d’expérimentation animale pour la mener à bien. Ainsi, l’expérimentation animale constitue le seul cas d’usage d’animaux en Europe qui doit légalement être justifié éthiquement, au cas par cas, devant une commission d’experts validée par une autorité nationale.
Soulignons enfin que la recherche scientifique ne concerne qu’une infime fraction des animaux exploités ou impactés par nos sociétés. En Belgique, par exemple, 535.829 animaux ont été utilisés en expérimentation en 2016. Mais, durant la même année, plus de 300 millions d’animaux ont été abattus dans les abattoirs belges, soit plus d’un million par jour. Et que dire de l’impact des activités humaines sur la faune sauvage? La circulation routière aurait, à elle seule, causé la mort de 10,9 millions d’animaux.
Pourquoi, alors, une telle focalisation des militants de la cause animale sur l’expérimentation animale, en dépit de son encadrement légal très contraignant et de son évident intérêt pour la société?
Une politisation des enjeux menant à la construction d’une polémique scientifique
Une mise en perspective historique révèle que, pour certains militants, l’animal soumis à l’expérimentation incarnerait «le faible» cruellement exploité «par le fort». L’expérimentation animale serait également le signe d’un affranchissement des scientifiques de la morale commune. S’y opposer reviendrait donc à lutter non pas uniquement pour le «bien être animal», mais s’inscrirait aussi politiquement dans la continuité des luttes sociales contre le racisme, le sexisme et l’oppression en général.
Cependant, plusieurs sondages indiquent que le public accepte majoritairement l’expérimentation animale à condition que celle-ci contribue à l’amélioration de la santé humaine et qu’aucune autre alternative n’existe. Une majorité de citoyens semblent donc favorable à une morale utilitariste, qui ne fait pas de l’expérimentation animale un tabou.
Cette situation explique probablement le choix stratégique de certains opposants à l’expérimentation animale de discréditer cette méthode via des associations se présentant comme des comités d’experts scientifiques indépendants, qui ne s’opposeraient à l’expérimentation animale que «pour des raisons strictement scientifiques».
Faute d’études sur le sujet, il est difficile d’évaluer l’impact de la communication de ces structures, très actives sur Internet et dans les médias, sur la perception de l’expérimentation animale par les décideurs politiques. Néanmoins, l’attitude des administrations publiques et des politiques envers l’expérimentation animale semble parfois soumise à leur influence, forçant les chercheurs à réagir publiquement face à ce qu’ils considèrent comme une tentative de désinformation.
Parmi les arguments les plus souvent mis en avant revient le fait qu’il serait possible de s’affranchir de l’expérimentation animale. Qu’en est-il réellement?
Les limites de l’approche réductionniste
Les systèmes vivants sont des systèmes hautement complexes. À titre d’exemple, on estime qu’un être humain de 70kg est composé d’environ 10.000 milliards de cellules, dans chacune desquelles s’expriment jusqu’à plus de 20.000 gènes. Ces cellules interagissent en outre avec une flore microbienne symbiotique, composée elle-même de plus 10.000 milliards de cellules bactériennes appartenant à plus de 1.000 espèces différentes. Le tout, au sein d’un environnement complexe et dynamique.
Cette immense complexité constitue un obstacle majeur pour la reproductibilité des expériences visant à comprendre les mécanismes du vivant, et pour l’interprétation de leurs résultats. En conséquence, l’expérimentateur choisit généralement de réduire la complexité du système étudié en isolant certains éléments afin de mieux analyser leurs interactions en milieu contrôlé. Cette approche, dite réductionniste, est en grande partie arbitraire. Elle dépend beaucoup de ce que nous connaissons et comprenons du système et, en conséquence, évolue sans cesse.
On distingue trois principaux niveaux de complexité dans les modèles expérimentaux. Les plus complexes, et donc les plus proches des systèmes naturels, sont les modèles in vivo, qui impliquent des animaux vivants. Viennent ensuite les modèles in vitro, plus simples, qui ne comportent que des cellules isolées ou organisées en tissus. Enfin, les modèles in silico, les moins complexes, sont des modèles mathématiques.
Une des limites bien connues de l’approche réductionniste est qu’elle ne permet pas de rendre compte de certains phénomènes dits «phénomènes émergents», expression désignant les comportements qui apparaissent à partir d’un certain niveau de complexité et sont absents à un niveau inférieur. Le développement d’une mémoire immunitaire suite à une infection ou une vaccination est un exemple d’un tel phénomène, qui ne peut être étudié que sur des organismes vivants.
Les modèles in vivo, in vitro et in silico sont considérés comme complémentaires. Par exemple, l’approche in silico s’appuie souvent sur des données provenant d’études in vitro et in vivo pour déterminer, parmi les nombreuses interactions d’un système, celles qui doivent être incluses dans le modèle mathématique. Les prédictions obtenues par ce dernier sont ensuite validées in vitro ou in vivo.
Durant la dernière décennie, de nouveaux types de modèles expérimentaux ont été développés: les «organoïdes» et les «organes sur puce». Ceux-ci présentent un niveau de complexité intermédiaire entre les cellules isolées en culture et les organismes vivants. Les organoïdes sont composés de cellules souches qu’on laisse s’auto-organiser en tissus au sein d’un gel, tandis que les organes sur puce sont des systèmes miniaturisés conçus en s’inspirant de l’architecture d’un organe pour mimer ses fonctions physiologiques.
Si ces modèles représentent des avancées technologiques majeures et aident à mieux comprendre le fonctionnement de nos tissus et organes, ils ne doivent cependant pas être considérés comme des «copies in vitro» de ceux-ci, et encore moins comme des substituts possibles aux modèles animaux en recherche.
Ils sont en effet beaucoup trop simples pour refléter la complexité de l’environnement physiologique des cellules in vivo, la diversité des types cellulaires présents dans un tissu ainsi que l’interconnexion des organes entre eux. Ils ne permettent pas non plus de reconstituer les interactions complexes entre l’organisme et son environnement, par exemple l’impact d’un stress psychologique ou d’une modification de la composition de la flore microbienne sur le développement et le comportement d’un organisme.
Un choix lourd de conséquences
L’expérimentation animale pose d’évidents problèmes moraux. Mais son importance en recherche biomédicale ne fait aucun doute dans la communauté scientifique. Il faut donc veiller à ne pas laisser travestir une polémique morale en polémique scientifique.
Il est certes possible de réduire progressivement l’usage d’animaux pour les tests réglementaires en ayant recours à des méthodes in vitro ou in silico. Cependant, ces méthodes ne constituent pas actuellement des alternatives à l’expérimentation animale en recherche et il est peu vraisemblable qu’elles en constituent une un jour, tant la différence de complexité entre un organisme vivant et un modèle in vitro est abyssale.
On peut dès lors légitimement se demander sur quelles bases scientifiques s’appuie le Parlement européen pour prétendre que l’on pourrait interdire l’expérimentation animale sans affecter négativement la recherche biomédicale ou notre capacité à définir des normes environnementales respectueuses des écosystèmes, et donc, à terme, la santé publique.
Eric Muraille est biologiste, immunologiste, Maître de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB) / Article publié initialement sur The Conversation sous licence creative commons / Photo : Conférence de presse de Kristalina Georgieva, vice-présidente de la CE en charge du budget et des ressources humaines, sur les actions qu’elle entendait mener en réponse à l’initiative citoyenne européenne (ECI) «Stop Vivisection» / Photographe: Lieven Creemers / European Union, 2015 / Source: EC – Audiovisual Service
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.