Qu’est-ce que la démocratie européenne ? Comment fonctionne-t-elle véritablement ? Le lien entre citoyens et institutions fonctionne-t-il encore ou a-t-il seulement un jour fonctionné ? A l’occasion des premiers EuTalkS – une nouvelle émission en ligne et en direct portée par le Pôle européen d’administration publique de Strasbourg et la revue EuTalk.eu, experts, journalistes, artistes questionnent une réalité souvent ignorée par les uns uns, dévoyée par les autres. Entre les deux, quels point de convergences, quels possibles, quels devoirs pour que celle-ci ne s’éteigne pas?
«Les arts de la scène, le théâtre, adoptent avec la démocratie, une forme scénique assez commune: un lieu vivant, où l’on partage des idées et de la parole, en présentiel, quand le ciel le permet». Par ces quelques mots, Frédéric Simon, ancien directeur du Théâtre Le Maillon, de Strasbourg, pose le décor, ouvre le débat des premiers EuTalkS – une nouvelle émission en ligne et en direct portée par le Pôle européen d’administration publique de Strasbourg et sa revue EuTalk.eu. Le thème: Quelle démocratie citoyenne, demain? Vaste question, aux multiples écueils, dans une société européenne en construction où, très souvent, rien ne vient les mots une fois posés.
«Méfiance de la foule et des masses»
L’analogie, peu commune, dans le débat européen, entre théâtre et démocratie, interroge le plateau. «Que reste-t-il au temps du distanciel, celui que l’on est en train de vivre aujourd’hui?», poursuit Frédéric Simon. «Distanciel qui préexistait: distanciel de la globalisation, distanciel digital, distanciel sanitaire. Ils semblent encore aujourd’hui liés dans leurs difficultés, ce théâtre et cette démocratie, à associer les citoyens ou les spectateurs passifs de choix souvent élaborés en cercles autorisés d’experts, représentants, amateurs passionnés. Le théâtre et la démocratie ont peut-être aussi tous deux une méfiance commune, la méfiance de la foule et des masses». Alors comment la faire vivre, cette démocratie européenne, souvent perçue comme trop institutionnelle, comme trop éloignée des citoyens. Voire inaccessible, presque interdite.
Dans les micro-trottoirs qui structurent l’émission, des Strasbourgeois issus des quartiers populaires, ceux que l’on entend jamais sur l’Europe, prennent la parole. Et depuis la scène, José Manuel Lamarque, Grand reporter, en extrait cette phrase: «Nous, les petits». «Il ne faut pas oublier ça. Les citoyens se considèrent comme petits et loin des questions européennes. ‘Nous les petits’, c’est très important mais c’est très grave aussi». Pourtant, la démocratie devrait être tout à l’inverse, intervient Vitor Freire. Elle devrait justement renvoyer à un monde de petits, presqu’enfantin. Elle devrait être ce «terrain de jeu», ouvert à toutes et à tous, dans lequel repenser des sujets hautement importants. Dans lequel repenser «des espaces, physiques ou digitaux, des espaces de frictions, de désaccords, dans un dialogue sécurisé et sain». Ce devrait être la règle première, relève en Duplex depuis Amsterdam, le designer et artiste digital.
«Une représentation mise en forme derrière des portes closes»
Théâtre et la démocratie européenne: ‘quelle meilleure analogie?’, note Jean-Paul Jacqué, président du Pôle européen d’administration publique. Pourquoi? «Parce que l’on joue la démocratie dans un théâtre à l’italienne et, surtout, parce que les interprètes lisent un livret qui a été écrit en dehors de la scène; et c’est cela le problème qu’on peut voir au Parlement européen: ce que voient les citoyens c’est une représentation négociée, mise en forme, ailleurs, derrière des portes closes». Une «contradiction profonde», pour lui, «entre ce que devrait être la démocratie représentative liée aux citoyens et ce qu’est la réalité politique». Certes «ce n’est pas le propre de l’Europe, sans doute. C’est aussi celui d’autres systèmes démocratiques», mais c’est une problème qui «se pose pour permettre une véritable démocratie».
Mais qu’en disent les gens, ces «vrais gens», selon une expression tristement consacrée, comme pour marquer, dans l’inconscient populaire, une rupture de fait, presque intégrée entre celles et ceux qui décident et celles et ceux auxquels s’adressent leurs décisions? «Liberté de parole et de pensée», «consultation des populations», «égalité entre les gens», «vote» sont les termes qui, selon eux, renvoient à la notion de démocratie. Avec un regret, une lassitude, une amertume, presque: celle ne pas se sentir concerné, impliqué, ou si peu. La faute aux uns, la faute aux autres, la faute aux deux, relève, songeur, Sofian: La politique européenne? «Je ne fais pas forcément l’effort de m’y intéresser, avoue-t-il. Mais peut-être est-ce aussi un problème de communication. Selon moi, un travail doit être fait des deux côtés: par les citoyens et par l’Union». Mais pas simple lorsque l’on se sent déconnecté, exclu d’un monde qui n’est pas perçu comme étant le sien: «On ne connaît pas, nous, les petits, ce qui se passe entre ces gens là», regrette Albert. Alors non, «je ne vois pas comment apporter ma contribution. On se laisse porter par les flots». Et Alain de conclure: «Moi, je ne pense pas pouvoir être d’une grande aide sur les décisions politiques». Et pourtant: Union ne veut-il pas dire «décider ensemble?», démocratiquement, comme s’y risquent Bilal et Samir.
«Télespectateurs» et dysfonctionnement de l’alchimie politique
Pour Beillal Astitou, journaliste à Sp3ak3r, en charge des micro-trottoirs, là réside l’une des plus grande difficultés dans le lien des populations à l’Europe. Un «sujet sur lequel les gens ne se sentaient pas légitimes de répondre», faute de connaissances, de lien, pour la plupart d’entre eux. «Sur l’Europe, les problématiques qui touchent les gens interviewés à travers Strasbourg sont principalement des thématiques nationales, françaises. Leurs problèmes du quotidien. Ils savent qu’ils appartiennent à l’Europe, ils y voient beaucoup de bons aspects mais ils ne se sentent pas directement concernés par les problématiques européennes. Pourtant, ils ont aimé participer, ils ont aimé qu’on leur tende le micro, qu’on leur demande leur avis». L’Europe, relève Sofian, «ça concerne davantage les entreprises, des organisations». L’Europe, une affaire de «grandes pointures qui se réunissent pour discuter et qui ne nous demandent pas notre avis, ajoute Alain. On a cette impression que nous n’avons rien à voir là-dedans et que ce sont eux qui décident de tout pour nous». De ne pas être les personnes «ciblées», notamment quant aux objectifs mis en place par l’Union européenne». D’être, bien plus que des citoyens, de simples «télespectateurs» d’une Union qui se définit, se construit malgré nous, déplore Toupik.
Le cœur du problème est là, intervient Henri Poulain, fondateur de #DataGueule et co-réalisateur du documentaire Démocratie(s), aux côtés de Sylvain Lapoix et Julien Goetz. «Je ne suis pas surpris par ces retours, analyse-t-il. Ce qui revient c’est l’égalité. La démocratie, fondamentalement, c’est l’égalité de toutes et de tous à participer à la décision commune, dans l’intérêt général. C’est le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple. La démocratie, c’est davantage un principe qu’un régime. Et les régimes trahissent très souvent ce principe». Ces régimes représentatifs «où les citoyennes et citoyens délèguent sur un temps plus ou moins long le pouvoir à des représentants qui bien que censés représenter l’intérêt collectif ne font pas toujours».
«Le problème de la démocratie est celui du lien entre les institutions et les citoyens»
Pourtant, «si l’on réfléchit à ce qu’est la démocratie, on a les députés européens qui sont élus tous les cinq ans par les citoyens. On a le Conseil, qui tire sa légitimité des élections nationales. On a des systèmes de représentation qui permettent que les décisions qui sont prises soient le plus proche possible des convictions des citoyens », nuance Awenig Marié, doctorant l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et fondateur du site Datan.fr. «Le système européen est en réalité relativement simple, complète Jean-Paul Jacqué: en France, vous avez deux chambres législatives: le Sénat, qui représente les collectivités locales et l’Assemblée nationale qui représente directement les citoyens avec des représentants élus dans des circonscriptions. Ce n’est pas tellement différent au niveau européen. Le Conseil représente les Etats membres par l’intermédiaire de leurs représentants démocratiquement élus. Le Parlement européen représente directement les citoyens. Une loi ne peut être votée que si le Conseil – c’est-à-dire les Etats – et le Parlement sont d’accord. C’est donc un système dont on ne comprend pas qu’il puisse être difficile à comprendre parce qu’il est d’une simplicité extrême. Ca fonctionne comme chez nous ou ça fonctionne plutôt comme en Allemagne parce que c’est plus proche d’un Etat fédéral. Donc jusque-là, je pense qu’il n’y a pas de problème. Mais le problème de la démocratie, c’est le lien entre les institutions et les citoyens. Pour les citoyens, c’est ‘one shot’, une fois tous les cinq ans. Et, après, plus de contact avec l’Union européenne, sauf à travers de rares articles de presse. Et ce qui se passe pendant, et en quoi ce qui se décide au Parlement me concerne, en tant que citoyen, c’est autre chose. Les textes adoptés sont d’une relative complexité, voire technicité. C’est beaucoup plus difficile quand on statue sur le mix énergétique que lorsque l’on statue, chez nous, en matière de libertés publiques ou sur le pass sanitaire. Deux sujets que tout le monde comprend. Il y a donc une difficulté d’appréhension, de voir en quoi ce que ces gens font là haut me concerne. Et ce que je peux faire, pendant les cinq années qui me séparent de deux élections européennes, pour leur dire que je ne suis pas d’accord».
Recréer un lien fort entre institutions et citoyens
Depuis Rome, Roger Casale, ancien député britannique et président-fondateur du Think Tank citoyen Neweuropeans acquiesce. «Le problème de la démocratie en Europe n’est finalement pas tant institutionnel. Il tient plutôt à notre capacité à la faire vivre. Nous devons apporter de l’énergie, de l’inclusion dans notre vie démocratique. Et cela passe par un apport d’innovation. L’Union essaie actuellement d’y répondre au travers de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, et il est très important que les citoyens y prennent part pour faire entendre leur voix. Mais notre rôle et celui des institutions est également de mobiliser les citoyens. Si vous avez suivi la campagne du Brexit au Royaume-Uni, vous pouvez voir ce qui se passe quand vous ne défendez pas les valeurs de la démocratie. Et nous devons faire bien plus que ce que nous faisons aujourd’hui en Europe pour mobiliser».
Et Henri Poulain de conclure: «Oui, c’est vrai: il y a des organisations, une ingénierie très savante mais qui contribue à ce qu’on entend dans les micro-trottoirs qui s’ont d’une grande pertinence, d’une grande lucidité et qui menace par une monté des radicalités, des fascismes, des nationalismes, qui sont le corolaire des crises» que nous vivons et qui «s’amplifieront si on ne recréer pas ce lien fort, vital intense entre les 447 millions de personnes qui composent l’Union et les décisions collectives». Parce que «pour reprendre l’analogie théâtrale, l’un des fondamentaux de la démocratie tient à ce que chacun se sente impliqué. Parce qu’à force de ne pas pouvoir œuvrer, de ne pas pouvoir agir sur les décisions politiques, sur ce qui imprime nos vies, on finit par se lasser, voire déconsidérer l’idée même de démocratie».
Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg. Photo: Plateau EuTalkS #1 Europe: quelle démocratie citoyenne, demain?
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.