A moins de 24h de la rencontre à Moscou entre Vladimir Poutine et le Président français Emmanuel Macron, dont le pays est en charge de la présidence de l’Union européenne, et alors que la tension semble – une fois de plus – à son comble entre la Russie et l’Ukraine, sait-on précisément comment la population russe voit la situation? Serait-elle prête à soutenir le Kremlin si celui-ci s’engageait dans une guerre ouverte avec ce pays si proche de la Russie à maints égards? L’examen des enquêtes d’opinion conduites en Russie au cours de ces dernières années permet d’appréhender l’évolution des sentiments des habitants sur cette question cruciale.
Si l’expression de convictions allant à l’encontre de la ligne officielle est certes, pour le moins difficile dans l’espace public russe, il n’en demeure pas moins que les sondages effectués par des organisations comme le Centre Panrusse d’étude de l’opinion publique VTsIOM ou le Centre Levada paraissent globalement crédibles: leurs résultats, qui concordent généralement, reflètent les mouvements de mécontentement, par exemple lors de la réforme des retraites de 2018, et il est permis de penser que le pouvoir lui-même est intéressé à connaître l’état de l’opinion publique, et n’incite donc pas les instituts de sondages à falsifier leurs enquêtes.
Un large consensus sur la question de la Crimée
Début 2014, deux ans après le retour de Vladimir Poutine à la présidence en Russie, le taux d’approbation de son action se situe autour de 65%. Lorsque la Russie annexe la Crimée en mars de cette même année, des manifestations de joie éclatent sur tout le territoire. Plus de 90% des Russes appuient l’annexion. Pour eux, ce rattachement permet de corriger une erreur datant de 1954, à savoir le «don» de la Crimée à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev.
Pour le Kremlin, la prise de la péninsule est une manière d’exprimer sa volonté de conserver une sphère d’intérêts autour du territoire russe et de montrer aux dirigeants ukrainiens que le tournant enclenché avec la «Révolution de la Dignité» de l’hiver 2013-2014, qui s’est soldée par la fuite du président Ianoukovitch et son remplacement par une équipe pro-occidentale, n’était peut-être pas la meilleure option pour leur pays.
Une conquête territoriale comme celle de la Crimée ne peut que satisfaire la majorité des citoyens d’une puissance révisionniste comme la Russie. Plusieurs opposants de Vladimir Poutine expriment même leur satisfaction à l’égard du président, dont la popularité monte en flèche. Alors qu’elle était graduellement descendue depuis 2010, elle dépasse les 80% en mars 2014.
L’importance de la Crimée pour la Russie s’explique par différents facteurs, le plus important étant certainement l’emplacement stratégique de la flotte de la mer Noire. Malgré des années de recherches pour trouver un port donnant accès à une mer chaude, Sébastopol reste le meilleur endroit pour la marine russe. Quand un gouvernement proeuropéen s’installe à Kiev, l’administration Poutine craint de perdre ce privilège et de devoir déménager sa base navale.
Le gouvernement cherche à présenter l’annexion de la Crimée non pas comme un acte de guerre, mais bien comme le règlement d’une injustice historique. La Crimée, rappelle le Kremlin, est russe depuis qu’elle a été conquise par l’armée de Catherine II en 1783. En 1954, elle a été transférée administrativement à la République soviétique d’Ukraine car il était beaucoup plus simple pour Kiev d’approvisionner la péninsule; mais les frontières des républiques soviétiques n’ont jamais été pensées par l’administration centrale comme étant des futures frontières d’États indépendants.
Le déclin progressif de l’appui aux séparatistes du Donbass
Selon les sondages de l’été 2014, la majorité des Russes – 65% à 70% – nient complètement que la Russie est en guerre et 95% estiment qu’elle n’est responsable en rien événements qui se déroulent alors dans l’Est de l’Ukraine.
Après l’annexion de la Crimée et les sécessions des «Républiques populaires» de Donetsk et de Lougansk, qui provoquent une véritable guerre avec l’Ukraine, les médias russes assurent à la population que ce nouveau conflit – dans lequel la Russie n’est officiellement pas impliquée, même si son soutien militaire aux séparatistes ne fait aucun doute – sera tout aussi rapide que la récupération-éclair de la Crimée.
Début 2015, seulement 12% des Russes estiment que la guerre s’éternisera plusieurs années, et 38% pensent que les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk deviendront des républiques «indépendantes» comme la Transnistrie (Moldavie), l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (Géorgie).
Il est important de noter à cet égard que la Russie ne cherche pas à annexer le Donbass comme elle l’a fait avec la Crimée. Elle considère qu’il est plus avantageux pour elle que ce conflit demeure dans l’impasse. Les conflits gelés ayant déjà fait leurs preuves en Transnistrie, en Abkhazie et en Ossétie du Sud permettent à la Russie de déstabiliser ses voisins par le biais des forces pro-russes en place; elles lui permettent, aussi, de préserver ses intérêts dans la région, car avec des frontières contestées, les États auxquels ces entités appartiennent officiellement auraient beaucoup de mal à adhérer aux organisations internationales comme l’OTAN ou l’Union européenne (même si l’exemple de Chypre, qui a intégré l’UE en 2004 alors que le nord de l’île échappe totalement à son contrôle, montre que ce n’est pas totalement impossible).
Les médias officiels russes présentent évidemment aussi bien la campagne de Crimée que l’aide (officiellement seulement humanitaire) au Donbass comme une manière de se défendre contre l’expansion de l’OTAN: par ses actions en Ukraine, la Russie n’attaque pas un État indépendant, elle ne fait que protéger ses intérêts vitaux. L’opinion nationale est largement convaincue depuis longtemps que l’OTAN est hostile à la Russie et que la «Révolution de la Dignité» a été organisée par les Occidentaux.
Cependant, plus le conflit s’étire, plus les pertes du côté russe sont importantes, et moins la population souhaite que Moscou s’implique à grande échelle dans l’Est de l’Ukraine.
Une opinion très divisée sur la conduite à tenir en cas de guerre
Selon les derniers sondages, 48% des Russes estiment que les États-Unis et l’OTAN sont responsables de la nouvelle escalade des tensions en Ukraine et 20% des Russes affirment que le premier responsable est le gouvernement ukrainien. Ils ne sont que 4% à incriminer le gouvernement russe. Et pourtant, environ 50% de la population russe a une opinion favorable de l’Ukraine. Chez les personnes de moins de 40 ans, ce ratio est de près de 60%, alors qu’il n’est que de 42% chez les 55 ans et plus.
La population est également partagée sur le rôle que devrait jouer la Russie si un conflit actif reprenait dans l’Est de l’Ukraine. Selon un sondage du Centre Levada effectué en mai 2021, les positions sont très équitablement réparties: 43% des Russes estiment que la Russie devrait intervenir, 43% pensent que non et 14% ne se prononcent pas. La différence est plus marquée selon les classes d’âge: un tiers des moins de 40 ans pensent que la Russie devrait intervenir, mais la proportion passe à 54% chez les 55 ans et plus.
Parallèlement, les sondages réalisés à la fin de l’année 2021 et jusque dans les dernières semaines notent que seulement 37% des Russes croient qu’il y aura un conflit armé avec un pays voisin dans la prochaine année, alors que 53% estiment que ce ne sera pas le cas. Pourtant, lorsqu’ils sont interrogés sur leurs plus grandes peurs, 56% des Russes ont mentionné craindre une nouvelle guerre mondiale.
En bref, la population russe demeure très partagée sur la ligne à suivre en cas de guerre ouverte avec l’Ukraine. Comme le dit Andreï Kolesnikov du Centre Carnegie de Moscou, «la guerre est l’affaire des jeunes et des conscrits, mais 66% des Russes âgés de 18 à 24 ans ont une attitude positive envers l’Ukraine. Avant de lancer une offensive, il convient donc de se demander qui combattra dans cette guerre, avec quelle volonté, et dans quelle mesure un conflit actif incitera les gens à se rallier derrière Poutine.»
Sophie Marineau est Doctorante en histoire des relations internationales / PhD candidate in History, International relations, Université catholique de Louvain (UCL) / Première publication sur The Conversation France sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0) / Photo: 20 janvier 2014, Kiev: Manifestants portant des bandeaux «Au secours» et criant des slogans pendant leur action «Imposer des sanctions – arrêter la violence» devant le bureau de la délégation de l’UE en Ukraine / Photographe: Yuriy Kirnichny / European Union, 2014 / Source: EC – Audiovisual Service
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