L’analyse détaillée des politiques des dirigeants russes montre que leurs stratégies ne sont pas autant guidées par la folie que ce que l’on pourrait a priori supposer. Celles-ci reposent bien plus sur la «théorie des jeux», qui est une branche des mathématiques appliquées. Plus précisément, l’étude d’options, utilisées dans les sciences sociales (surtout en économie), la biologie, les sciences politiques, l’informatique (principalement pour l’intelligence artificielle) et la philosophie. Cette théorie a ceci d’instructif qu’elle qu’elle tente de corriger mathématiquement une conduite dans des situations stratégiques où le succès de la stratégie mise en place par un sujet dépend des choix des autres participants.
Les théoriciens des jeux utilisent l’«équilibre de Nash», une situation où chaque joueur prévoit correctement le choix des autres et maximise son gain, compte tenu de cette prévision. Cela permet d’anticiper ce qui va se passer lorsque plusieurs personnes ou plusieurs institutions prennent des décisions en même temps; et le résultat dépend non seulement de sa propre décision, mais aussi des décisions des autres. L’idée de John Nash est qu’il est impossible de prévoir les résultats des choix de plusieurs participants dans un jeu en analysant ces décisions séparément les unes des autres. Au lieu de cela, l’on doit considérer ce que chaque joueur fera et les décisions probables des autres participants.
Le «dilemme du prisonnier»
Sur le plan politique, la stratégie de la Russie en matière de politique étrangère semble être largement basée sur le «dilemme du prisonnier» issu de la théorie des jeux, une situation «où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où, en l’absence de communication entre les deux joueurs, chacun choisira de trahir l’autre si le jeu n’est joué qu’une fois». «La raison est que si l’un coopère et que l’autre trahit, le coopérateur est fortement pénalisé. Pourtant, si les deux joueurs trahissent, le résultat leur est moins favorable que si les deux avaient choisi de coopérer». Plus concrètement, si l’on se réfère au «Paradoxe du maître-chanteur», introduit par Robert Aumann, le cas de figure devient celui-ci: des joueurs se voient offrir une grande somme d’argent, à la condition qu’ils prennent une décision quant à la façon de la répartir dans un délai limité. Si les joueurs ne prennent aucune décision dans le délai imparti, personne ne reçoit l’argent. Ici, tout semble a priori simple: diviser l’argent de manière égale. Mais le jeu se complique dès lors qu’un maître-chanteur apparaît, et annonce prendre 90% du montant, et ne laisser aux autres joueurs que 10% de la somme initiale, en clamant que «c’est à prendre ou à laisser!». L’un des autres joueurs relève alors que 10% est mieux que zéro et accepte. Or, les décisions des joueurs peuvent varier, selon qu’il s’agit d’un seul jeu ou d’une série de jeux. Dans un jeu unique, l’offre peut être satisfaisante et logique à accepter dès lors qu’elle se situe au dessus de zéro, comme dans le cas du joueur acceptant de ne se contenter que de 10% Mais dans une série de jeux, une stratégie la plus efficace reviendra à chercher à donner une leçon au maître-chanteur.
La politique étrangère est un jeu à long terme, et les actions de la Russie ont pu et peuvent encore être considérées comme un chantage: violation des accords internationaux, annexion des territoires, financement des organisations terroristes, et ainsi de suite. Les partenaires occidentaux n’ont d’ailleurs pas caché leur inquiétude, tout en considérant néanmoins qu’imposer des sanctions sévères à Moscou les affaiblirait sur le plan économique. Choix a donc été fait par ces dernier de limiter leur riposte à une peine minimale avec sursis, concédant de fait la victoire au «maître chanteur». Il est clair que les dirigeants russes ont utilisé cette stratégie à plusieurs reprises, s’appuyant sur la peur des partenaires occidentaux de perdre davantage qu’il n’auraient à y gagner. De quoi inciter le pouvoir russe à aller plus loin.
L’«automobiliste fou»
Le «jeu du lâche» est un élément clé de la théorie des jeux. Ce jeu comprend deux équations de Nash à la fois. Deux automobilistes se font face, à pleine allure, et le premier à braquer son volant pour éviter le danger perd, et se voit affubler pour toujours du surnom de «lâche». Celui qui ne tremble pas, garde sa trajectoire, gagne le jeu et devient une célébrité locale. Si ni l’un ni l’autre ne dévie de la ligne droite, tous deux peuvent décéder dans un accident. Quelque chose de très familier, n’est-ce pas…? L’équilibre de Nash, c’est-à-dire la stratégie la plus efficace, implique que l’un des joueurs décroche le titre de «gagnant» et l’autre de «lâche»: un jeu très difficile, car il intègre des facteurs complexes qui influencent les décisions des joueurs. Par exemple, lorsque l’un des automobilistes commence à prétendre qu’il est fou ou ivre et prévient que rien ne le détournera de sa route, qu’il ira jusqu’au bout sans dévier de sa ligne, l’autre joueur pourra considérer que le bon sens serait, pour lui, d’éviter la collision et d’endosser le rôle du «lâche»; à ceci près que la présence de sa petite amie dans la foule de spectateurs, et du regard qu’elle portera sur lui, lui rend cette option raisonnable impossible.
L’analogie entre ce jeu et la situation conflictuelle engendrée en Ukraine par Moscou est ici particulièrement saisissante. Ici, c’est le chef de l’Etat russe qui adopte le comportement de l’automobiliste fou: «Regardez, je vais attaquer l’Ukraine! Qu’allez-vous faire?». En réponse, l’autre automobiliste – le monde occidental – n’a que deux options: accepter raisonnablement le rôle de «lâche» ou adopter la même posture et se muer en second automobiliste fou, fonçant tel un bélier en affichant encore plus d’agressivité que le premier joueur. Dans le cas présent, la Russie met l’Occident dans une position où accepter le rôle du «lâche» lui est a priori inacceptable, restreignant son choix à une seule option.
Parallèle avec la crise des missiles de Cuba
Cette situation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la crise des missiles de Cuba quand, le 15 octobre 1962, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev annonçait son intention de déployer sur cette île une batterie de missiles nucléaires, à moins de 200 kilomètres des côtes américaines. Khrouchtchev envoya alors un message clair au président John Fitzgerald Kennedy: Je suis ici dans ma voiture, et je viens directement pour vous. Je porte des lunettes de soleil, je suis un peu ivre, et bientôt je vais jeter le volant. Qu’allez-vous faire? Kennedy convoqua alors une équipe de conseillers, qui lui posèrent sur la table cinq options: ne rien faire; appelez l’ONU et déposez plainte; organiser un blocus de Cuba; lancer un ultimatum aux Soviétiques pour qu’ils retirent leurs missiles, à défaut de quoi Washington se lancerait dans une guerre nucléaire; déclenchez, sans autre sommation, une guerre nucléaire. Kennedy choisit alors l’option du blocus, ce qui eu pour conséquence que le rôle du «lâche» fut soudainement assumé par l’URSS, parce que sa propagande pourrait finalement justifier une telle mesure. Dans le cas ukrainien, rien n’interdit à Poutine de dire à tout moment: «Vos craintes n’avaient rien de fondé, étaient vaines. Il ne s’agissait en fait que de manœuvres militaires – voici les ‘lâches’». Mieux, Moscou ne risque que peu à jouer ce jeu. Alors pourquoi s’en priver et, ce faisant, détruire l’économie ukrainienne en y participant? Bien sûr, sur le papier, l’économie russe aurait aussi à perdre, du fait des menaces de sanctions à grande échelle qui pèsent sur Moscou. Mais, avec le retrait des troupes, le marché boursier et le taux de change du rouble se stabiliseront rapidement, et ceux qui sont proches du pouvoir russe feront également fortune. Nord Stream 2 sera probablement enfin immédiatement approuvé, avec l’espoir, par intérêt financier, de disposer d’un moyen de pression pour contenir toutes velléités russes à l’avenir.
Mais en s’appuyant sur l’équilibre de Nash, il est pourtant assez facile de prédire les actions du Kremlin: il aggravera la situation au maximum et menacera l’Occident, sachant que celui-ci ne mettra sans doute pas à exécution ses menaces économiques en l’absence d’attaque sur le sol ukrainien. En conséquence, l’automne prochain, nous verrons de nouveau les troupes russes à la frontière avec l’Ukraine, en nombre encore plus menaçant.
Affirmer que Poutine joue avec un certain talent le rôle de l’«automobiliste fou» n’est de loin pas exagéré; en témoignent le contenu de ses dernières conférences de presse. Sans doute y-a-t-il quelque chose d’exaltant à endosser les habits du «méchant maître», alors qu’il n’a pas encore brandi la menace nucléaire. Mais le temps aidant, rien n’écarte qu’il n’use de ce scénario dans le prochain round de ce qui prend les atours d’un jeu ou d’un film d’horreur. Reste que dans la théorie des jeux, il est important de ne pas se surestimer et d’évaluer correctement les risques, car, à un tel niveau, les erreurs ont un coût bien trop élevé.
Aleksandra Klitina est ancienne vice-Ministre ukrainienne de l’Infrastructure (2019) / Photo : oriana.italy / sous Licence creative commons Public Domain Mark 1.0
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