Vendredi 25 février: 16h03: «Hi! », m’envoie Alexander. En route pour Kiev! Suis à un check point autoroutier. J’ai finalement accepté l’offre d’un journal Finlandais. Je vais faire des papiers pour eux», m’informe-t-il, tout en m’envoyant quelques vidéos de son trajet. Kiev demain, Poltava ce soir, où Alexander doit retrouver Andrey, l’un de ses amis: «un célèbre politologue russo-ukrainien». «Bonne nouvelle, les Finlandais, lui dis-je. Et CNN, ils ne t’avaient pas proposé de couvrir pour eux la situation à Mariupol?». «Si, mais ils se conduisent comme des connards et changent d’avis toutes les cinq minutes. En fait, ils n’en ont rien à faire de l’Ukraine et des Ukrainiens. Tout ce qui les intéresse c’est le chaud, le brûlant».
Au même moment, à Strasbourg, des militants anti-Poutine taguaient des croix gammées sur les deux panneaux vitrés attachés aux grilles du Consulat général de Russie. Sorte, je suppose, de réponse du berger à la bergère envers un dirigeant qui qualifie le gouvernement ukrainien démocratiquement élu de bande de «nazis» et de «toxicos». Bien plus digne sera le lendemain. Même endroit – au moins pour la fin du cortège – autre décor: Jeanne Barseghian, la maire de la ville appelle les Strasbourgeois à se rassembler en soutien aux Ukrainiens, Place Kléber, l’un des hauts lieux de la la capitale européenne des droits de l’homme; siège du Parlement européen, du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’homme. Yann, un ami photographe, me demande dans la matinée si je m’y rends. Toujours groggy, noyé dans les articles et les dossiers à rendre, je finis finalement par lui répondre «oui». Yann connaît mon faible militantisme: je n’ai jamais été très enclin à me fondre dans les foules. Sans doute un «réflexe – recul» journalistique. La dernière fois, à l’exception peut-être de Charlie ou des attentats de Strasbourg en 2018, ce devait être en 1997, à l’occasion de la tenue d’un Congrès du Front National, le parti d’extrême droite français. Les habitants étaient sortis de chez eux en masse, à l’appel d’une autre maire, Catherine Trautmann, pour faire barrage à l’instrumentalisation de la haine ordinaire.
«Bienvenue en enfer!»
Retour vendredi 25 février: soirée. Kseniia passe à la maison. Presque livide à force de ne pas dormir tout en enchaînant les journées d’apprentissage pro, la fac et les cours de danse qu’elle donne en extra. Jamais je ne l’avais vue comme cela. Kseniia est ukrainienne. Arrivée ici de son pays d’origine trois ou quatre ans en arrière. Rencontrée à l’occasion d’un tournage avec Yann, sur la francophonie. Tetyana, sa mère, réside encore à Kharkiv. Avec son petit frère. Enchaînait jusqu’à mercredi plusieurs boulots de comptable pour aider ses deux enfants à s’offrir un avenir. Kseniia dort à peine depuis plusieurs jours. S’inquiète. Encore plus depuis qu’elle sait que sa mère et son petit frère vivent reclus dans les bouches du métro de leur cité, prise d’assaut par les forces russes. Le métro: comme à Kiev, le lieu le plus sûr pour se protéger des bombardements nocturnes. J’essaie de la rassurer, lui passe le premier épisode d’Ovni(s) pour lui changer les idées. Pour la faire sourire un peu. En vain. Ou presque, tant la fiction créée par Clémence Dargent et Martin Douaire peine à lui faire oublier sa réalité familiale et les vidéos de ces 10.000 Kadyrovtsy qu’elle se passe en boucle sur son smartphone. 10.000 mercenaires tchétchènes à la solde de Poutine, tous vêtus de noir, réputés pour leurs «méthodes souvent illégales, consistant à intimider, torturer et terroriser». Où, quand, comment ils rejoindront le front: personne ne le sait encore. Mais les images, savamment tournées pour effrayer, ne laissent alors guère d’illusion quant à leur détermination d’en découdre violemment avec le peuple ukrainien. Quatre jours plus tard, des premières images les localiseront majoritairement dans le nord du pays, «dans la zone d’exclusion de Pripiat, où se trouve la centrale nucléaire de Tchernobyl, et au nord de la Crimée».
Mercredi 23 février: 14h47. Moins d’un jour avant l’invasion. Depuis Odessa, Petro Obukhov, jeune élu de cette citée de la Mer Noire et développeur de la compagnie de VTC Bond, rencontré quelques mois plus tôt à proximité de l’Hôtel Londonskaya, ne décolérait déjà pas face aux menaces de Poutine: «Croyez-vous vraiment qu’ici des nazis oppriment des malheureux et crucifient des garçons en culotte? Croyez-vous vraiment qu’ici, les gens, attendent des libérateurs? Surtout à Kharkiv, Mariupol ou Odessa? Personne ne les demande, personne ne les attend ici! Nous sommes prêts à défendre chaque morceau de notre terre. Comme l’a dit Alexey Goncharenko – le président du conseil régional d’Odessa – dans son discours aux Russes le 23 février: ‘Bienvenue en enfer’». Les Russes auraient alors d’ailleurs déjà commandé 45.000 sacs mortuaires, selon ses sources. Comme dirait la pub: «Mais ça, c’était avant». Avant que Tetyana, et tant d’autres, se retrouve – comme dans un mauvais scénario, otage souterraine d’une sinistre «opération de maintien de la paix» qu’ici personne n’a demandé.
«Personne ne vous a attaqué. Ce n’est rien d’autre qu’une opération spéciale»
Samedi 26 février, à nouveau: 9h50. A quelques heures du rassemblement strasbourgeois. Olga. Une opposante russe à Poutine, exilée en Ukraine. Pourquoi ici? Parce que russophone et «pour vivre en liberté». Olga: la soixantaine à vue d’oeil. Une amie de Fedor, fondateur du magazine Russian Monitor, partenaire d’EuTalk. Elle aussi rencontrée l’été dernier, à Odessa, sa ville refuge. Olga n’est pas bien grande. Un peu tassée. A une coupe de cheveux que ne renieraient ni Jeanne d’Arc ni Mireille Mathieu. Mais à cette heure matinale, après quasiment trois jours de combats et – surtout – de résistance – Olga dit avoir «honte». «Honte d’admettre que ma propre mère, restée en Russie, ne se soucie même plus de moi». «Quand ça a commencé ici, je l’ai immédiatement appelée. J’ai cru qu’elle serait inquiète. Je lui ai dit: ‘Maman, Poutine nous a attaqué, on nous bombarde’. Et elle de me répondre : ‘Tu m’as réveillé en pleine nuit! Tu m’as fait peur: J’ai failli avoir une crise cardiaque: J’ai cru que Moscou était bombardée!’ Mais non, Maman, c’est nous qu’il bombarde! Tu n’as pas peur pour moi? ‘C’est absurde’, m’a-t-elle répondu, suggérant que j’affabulais. ‘Personne ne vous tire dessus. Personne ne vous a attaqué. Ce n’est rien d’autre qu’une opération spéciale’. Je ne plaisante pas, écrit Olga: elle le pense vraiment».
Elle non plus ne savait pas
Difficile, dès lors, de ne pas être ému de voir une ville – Strasbourg – qui a l’instar de tant d’autres à travers le monde se mobilise pour que cesse ce scenario horrifique. «P… ! Les larmes me montent», me sort Yann. «Aussi», lui fais-je sobrement. Dans le cortège qui se rend désormais de la place Kléber au Consulat général de Russie: des Français, des Ukrainiens, bien sûr. Mais aussi des Allemands, des Georgiens, des Turcs, des Kurdes, plein d’autres encore mais aussi des Russes. Dont cette femme, avec cette pancarte qui fait deux fois sa taille: «I am Russian / I stand with Ukraine». L’agresseur, l’ennemi désigné n’est pas le peuple russe. De loin pas. Il porte un autre nom, scandé sur toute les lèvres, debout, face à la Représentation russe: «Poutine». Un peu plus en retrait, une femme, la cinquantaine. De petite condition à en croire ses vêtements. Drapée dans un drapeau ukrainien. S’effondre. En larmes. Comme si on lui avait arraché ses enfants. Des manifestants viennent à elle. L’enlacent. Prennent soin d’elle. Elle non plus ne savait pas. Pas à ce point. Quelques heures plus tôt, dans la matinée, un missile russe frappait un immeuble d’habitation de Kiev. Et l’éventrait du 18ème au 21ème étage.
Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg / Photo: Fresque dans une ruelle de Kiev / Photo: Quelques heures plus tôt, dans la matinée, un missile russe frappait un immeuble d’habitation de Kiev / Aleksandra Klitina
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