Alors que s’enlise la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine parade ce 9 mai, «jour de la Victoire», aux couleurs d’un empire soviétique que l’on imaginait il y a peu encore vestige d’un monde passé. De Strasbourg où se rend aujourd’hui Emmanuel Macron à Stockholm, Helsinki, Londres, Varsovie, Tallinn, Berlin ou Washington, chaque mot de celui par lequel est venu l’impensable sera à cette occasion scruté, analysé, disséqué pour tenter d’appréhender l’innomable encore à venir. Celui-là même qui, dès les premières heures de cette guerre a conduit Dawy Wauter, expert en cyberdéfense, à fuir Kyiv avec son amie et ses deux enfants. 90 heures d’un trajet d’un hiver meurtrier qui, à la frontière orientale de l’Union européenne, n’en finit plus de durer.
Mon nom est Davy. J’écris aujourd’hui de Bruxelles, Belgique. Le 24 février, alors que j’étais à Kyiv, et comme de nombreux Ukrainiens, c’est en sursaut que je me suis réveillé; au son des sirènes; de ces alarmes aériennes qui nous informaient que nous étions bombardés et que la guerre débutait. A ce moment très précis, il m’était encore impossible de réaliser ce qu’il se passait. Et quand j’y parvins, je peinais encore à le réaliser.
Des parents prêts à tout laisser derrière eux
Dans la stupeur du moment, j’ai fini par sortir de mon appartement, situé au centre de Kyiv. De là, j’ai marché quelques temps le long de l’avenue Khreschatyk, la plus grande de la ville. Elle était vide de monde, déserte. De là, je me suis rendu à la place Maïdan. Personne non plus. Sentiment très étrange. Sur le chemin du retour, j’ai aperçu des personnes qui portaient des valises. Plus précisément une pour l’ensemble de leur famille. J’ai vu un père qui tenait la main de sa fille et cherchait à la rassurer. J’ai vu une mère qui serrait son bébé contre elle pour le protéger. J’ai vu des parents prêts à partir, à tout laisser derrière eux pour conduire leurs enfants en lieu sûr.
Jusqu’alors, je n’avais jamais imaginé qu’un jour je serais amené à vivre un tel moment. Et quand bien cela arriverait-il, tout portait à me laisser croire que l’Onu enverrai des casques bleus pour protéger les civils. Que les Nations unies mettraient en place de véritables corridors humanitaires. A défaut, l’armée ukrainienne se tient depuis depuis fièrement debout, agite haut et fort le drapeau ukrainien, montre et prouve qu’elle n’a pas peur des troupes russes. Le Président et les maires des différentes villes se tiennent eux aussi aux côtés de leurs concitoyens. Les femmes et les hommes sont déterminés à se battre pour leurs droits. L’Ukraine offre le visage d’une nation incroyablement unifiée.
Reste cette question: où sont les Nations unies, l’Union européenne, l’Otan? L’Alliance nord atlantique ne cesse de rappeler que l’Ukraine n’est pas l’un de ses membres et qu’elle ne peut dès lors lui offrir sa protection, mais… le Kosovo faisait-il partie de l’Otan? L’Afghanistan en était-elle membre? Pourquoi, et au nom de quoi, cette structure militaire peut-elle décider d’intervenir dans ces deux pays et non en Ukraine? Je m’interroge…
Mon amie m’implore. Elle veut fuir avec ses deux enfants
Depuis les premiers bombardements, le temps semble s’être arrêté. Nous sommes un jour ou deux après le début de la guerre, et je n’ai toujours pas réussi à trouver le sommeil. 4h20 du matin: j’entends une énorme explosion, très proche de mon domicile. La guerre s’entend, s’étend juste au dessus de ma tête. Quelques heures après, une pluie de bombes, cette fois, avant que les sirènes ne reprennent. Où suis-je censé aller?
Je prends mon sac et je cours jusqu’à la station de métro la plus proche – une profonde structure architecturale profonde, très profonde, capable de faire office de bunker. De nombreuses personnes âgées y dorment déjà à même le sol. J’y observe une ville entière se cacher, pour mieux se protéger. Les couloirs du métro se muent en cité souterraine. J’observe. J’y vois la peur sur les visages. Mais ne reste pas longtemps. Mon amie m’implore. Elle veut fuir la ville avec ses deux enfants. Cette urgence, son urgence est aussi la mienne.
Nous nous donnons alors rendez-vous à 6h00 du matin. Elle est terrorisée. Est prise d’une crise de panique, craint pour la vie de ses enfants. J’essaie de tous les rassurer, de les faire sourire et de leur dire que tout ira bien, sans être moi-même certain qu’autant que nous sommes nous parviendrons à nous sortir vivant de cette situation. J’achète quelques bonbons et télécharge sur la tablette les aventures de Harry Potter, pour les enfants, avant de prendre la route.
Encore à Kyiv, nous atteignons une première station service. Le temps d’attente estimé avant d’espérer pouvoir faire le plein est estimé à deux heures. Patienter encore, s’éterniser ici n’est pas, n’est plus une option. Nous prenons alors la décision de chercher du carburant, plus loin, en dehors de la ville. Après avoir passé les check points militaires, nous réussissons enfin à quitter la capitale. Notre réserve d’essence faiblit à mesure que nous avançons. Nous atteignons une nouvelle station service: fermée. Puis une seconde: elle aussi fermée. Puis une troisième: encore fermée. La lumière de la jauge d’essence s’allume, vire au rouge. Je ne vois plus que cela sur le tableau de bord de la voiture. Que faire? A quoi bon continuer à conduire pour brûler nos dernières réserves de fuel au milieu de nulle part?
Les Russes, la nuit, nous sommes seuls
Le froid se fait de plus en plus pressant. Transperce nos corps. La température avoisine les 0°C. Notre urgence de l’instant: trouver un endroit où nous abriter. Google m’indique qu’un hôtel est à proximité. Nous nous y rendons dans la foulée. Nous atteignons l’adresse indiquée sur le navigateur tout juste avant 22h00; mais, là encore, tout semble à nouveau fermé. Nulle voiture sur le parking de l’établissement. Presque une zone fantomatique, laissée à l’abandon. Je sors néanmoins de notre véhicule. Me rapproche de l’entrée. Au travers des vitres de l’établissement, j’aperçois des lumières qui viennent du fond du couloir. Tout n’est peut-être pas perdu. Je frappe à la porte. Plusieurs fois. Quelqu’un approche. J’appelle mon amie. Je respire, nous respirons, soulagés. Mais ce répit est de très courte de durée. A ce sentiment fait très rapidement place à l’horreur. Quatre hommes sortent du faisceau de lumière. Quatre hommes vêtus d’uniformes verts foncés, qui remontent le couloir en notre direction. Trois autres s’approchent, non loin de là. Mon amie me lance dans un souffle court qu’ils ne sont clairement pas d’ici; qu’il s’agit de soldats Russes. L’hôtel, comprenons-nous, a été pris par les forces armées étrangères. Fait désormais office de refuge et de base secrète pour les troupes envoyées par Poutine. Nous nous mettons à courir. Vite, aussi vite que possible, en direction de notre voiture. Entrons dedans ; j’enclenche la clé de contact, redémarre le moteur. Nous reprenons notre route, avec le peu d’essence qu’il nous reste, aussi rapidement, aussi loin que possible. La jauge, cette maudite jauge: sans surprise, elle finit par s’épuiser, par nous lâcher. L’heure est maintenant à la panne. Il fait froid, il fait nuit, nous sommes seuls, livrés aux proies d’une obscurité que nous n’imaginions pas subir un jour. Pas ainsi, pas comme ça, pas ici. Tout peut alors advenir. Une frappe, des tirs, la fin. Immobilisés, notre statut se résume à celui de cible. Potentielle, mais bien réelle.
Lumières vives en plein visage
Une voiture s’approche. Qui, quelles intentions, quel sort pour les fugitifs de l’impensable que nous sommes. Le véhicule s’arrête à notre hauteur. Impossible de savoir de qui il s’agit. Lumières vives en plein visage. Lampes torches qui nous éblouissent. Les secondent paraissent une éternité. Nous veulent-ils du bien, nous veulent-ils du mal? Impossible à savoir, à dire. Nos cœurs s’emballent, jusqu’à ce que celui qui nous assombrissait la vue de trop de lumière finisse par nous lancer un «Police ukrainienne!». L’équipage s’enquiert de notre situation, nous parle, nous propose de nous remorquer jusqu’à la prochaine station service encore ouverte. Dans cette nuit : une pause, un répit. Nous étions vivants, alors que durant ce temps, bien que déjà qu’éloignés des abords de Kyiv, d’autres n’avaient pas la même chance. Des bombardements, des frappes continuaient à s’abattre sur la périphérie de notre ville. De là où nous étions, nous pouvions le voir, l’entendre. Seuls les pleurs des enfants, réfugiés sur la banquette arrière de notre voiture, étouffait ces résonances meurtrières. Nous le savions en partant: cette nuit serait noire pour Kyiv.
L’ancien président français Nicolas Sarkozy avait prévenu: «Aujourd’hui, rien ne fonctionne. L’Otan ne fonctionne pas. Le G7 ne fonctionne pas. L’Onu, elle-même, est entre l’apathie et l’immobilisme. Nous sommes aujourd’hui en 2022: il est grand temps d’inventer les institutions qui permettront le multilatéralisme du XXIème siècle». Je songe que je suis d’accord. Que l’Europe et l’Otan doivent montrer qu’ils n’ont pas peur de la Russie ou, plutôt, qu’ils ne craignent pas Vladimir Poutine. Soyons clairs: Il possède l’arme nucléaire, nous aussi. Anders Fogh Rasmussen, l’ancien Secrétaire général de l’Organisation nord atlantique a raison de dire que les sanctions doivent être bien plus fortes, que les nations devraient octroyer à l’Ukraine des armes d’un calibre bien supérieur et des systèmes de défense anti-aérienne bien meilleurs, me dis-je alors. Si ma voix pouvait porter, j’irais même plus loin et dirais que l’Otan doit protéger notre ciel, comme n’ont eu de cesse de le demander les Ukrainiens depuis les premières frappes russes. Nos institutions ont une responsabilité énorme dans ce qui arrive aujourd’hui. Des années durant, j’ai entendu dire que «nous soutenons fermement l’Ukraine». Et maintenant que l’Ukraine a besoin que ces institutions se tiennent à ses côtés, plus personne n’est là. Pas à cet instant en tout cas. Et je n’entends plus que «nous condamnons fermement les actions de la Russie». Par le passé, nous avons dit «plus jamais», mais si nous ne répondons pas à l’appel à l’aide de l’Ukraine, ce «plus jamais», nous aurons bientôt à le dire à nouveau. Donnons aux Ukrainiens ce dont ils ont besoin pour protéger leur démocratie et leur indépendance, parce que nous savons tous que l’effondrement de l’ordre mondial tel que nous le connaissons ne s’arrêtera pas ici. Cette nuit et les jours qui suivent, cette pensée ne me quitte pas.
Marina, une incroyable hospitalité
Cette nuit d’exode, après que nous ayons été secourus par la police ukrainienne, nous avons conduit douze heures d’affilée avant que l’absence de sommeil ait raison de nos dernières forces. Arrivés à hauteur d’un petit village, une personne nous donne des coordonnées téléphoniques. A l’adresse indiquée: Marina et sa famille. Marina est l’une des bénévoles qui aident les civils à fuir la capitale. Arrivés chez elle, cette mère de famille nous accueille chaleureusement et nous offre une incroyable hospitalité. Je propose de la payer pour les troubles occasionnés par notre venue. Elle refuse catégoriquement et dit que, par ces temps, nous nous devons d’être solidaires. Je n’oublierai jamais ce moment. Marina nous invite à prendre une douche, un thé, avant de nous conduire à nos chambre pour y trouver un peu de sommeil. Nous respirons un peu. Enfin.
Mais ce second répit ne dure que peu de temps. Quelques heures à peine après avoir fermé les yeux, «Les Russes!», nous alerte-t-elle, sont en approche. Marina et sa famille partent se réfugier à la cave. Nous exhortent de les suivre. Mais nous devons bouger, ne pas perdre un instant si nous voulons nous donner une chance de fuir. De réussir à passer à l’Ouest. Et remontons en voiture.
Dix-sept heures et un pont
Sur le chemin, les bulletins d’informations nous indiquent que la route à destination de la Pologne n’est plus sûre. Changement de plan: nous prenons la décision de bifurquer vers le Sud, en direction de la Roumanie, via de petites routes de campagne, sans grande couverture GPS et réseau téléphonique. Couper l’accès à Internet et au réseau cellulaire doit faire partie de la stratégie russe nous disons-nous. Ces chemins détournés, nous ne sommes pas les seuls à les prendre. A mesure que nous nous rapprochons de la frontière, le nombre de véhicules ne cesse d’augmenter. Inlassablement. Dix-sept heures: c’est le temps d’attente qu’il nous faut consentir jusqu’au prochain point de passage militaire, à la frontière avec la Roumanie. Des heures interminables, soumises aux risques de frappes, au risque de n’avoir fait, de n’avoir vécu tout cela pour rien. Dix-sept heures, comme tant d’autres, à retenir notre souffle dans l’attente d’une issue favorable. Dix-sept heures d’une longue journée et nuit d’attente. La file avance dans un temps presque suspendu au bon vouloir des velléités des assaillants. Le temps passe, les mètres avancent. Nous ne sommes maintenant plus qu’à deux pas de notre objectif. De ce pont entre l’Ukraine et la Roumanie qui nous sépare de la guerre. Ce pont, pour les réfugiés dont nous sommes: une ligne de vie. Pour Poutine, une cible potentielle. Cette frontière, nous la passons le 1er mars, à 10h du matin, après 90 heures d’un trajet qui, en temps normal, n’aurait dû prendre que neuf heures. Je n’ai jamais été autant épuisé de ma vie.
De l’autre côté de la frontière, une aide et un soutien massif nous attendent. Des ONGs, des volontaires roumains, tchèques, turcs, estoniens, lithuaniens – pour ceux que j’ai entrevus – approvisionnent les Ukrainiens en nourriture, en eau, en thé, en café. Encore aujourd’hui, je ne saurais jamais autant les remercier. Tout comme ceux qui, à travers le monde, ont aidé et continuent à aider les Ukrainiens. Résumer en quelques mots cette solidarité m’est impossible. Mais m’inspire cette pensée. Deux en fait. La première: à mesure que d’autres viendront, fuiront: ne pas prendre peur face à l’afflux. Les Ukrainiens ne demandent qu’une seule chose: retourner chez eux au plus vite. En sécurité, libres, en démocratie. La seconde: si nous ne prenons garde à les aider à mettre fin à cette guerre, dès maintenant, le risque est grand que nous soyons eux demain du fait de la volonté d’un seul homme. Combien de temps nous faudra-t-il encore pour le comprendre et réagir véritablement?
Dawy Wauteur est General Manager de Cyber, une entreprise qui développe des solutions innovantes de sécurité et de cyber intelligence pour identifier les menaces et répondre aux besoins opérationnels critiques. Installé à Kyiv, il a fuit la capitale ukrainienne dans les premiers jours de l’invasion russe / Photo : 7A Koshytsia Street, Kyiv, 25 février 2022. Photo: Oleksandr Ratushniak / UNDP Ukraine, sous licence creative commons (CC BY-ND 2.0)
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.