La guerre à laquelle nous assistons en Ukraine impose de nouvelles réalités géopolitiques au continent et bouscule les Européens dans leurs certitudes. Elle affecte leur rapport à la sécurité, à leurs voisinages et met l’UE au défi de redéfinir les tenants de la construction européenne. La question ukrainienne – jadis chasse gardée d’États membres frontaliers aujourd’hui exposés à un flux massif de réfugiés – est devenue à proprement parler un enjeu politique pour l’ensemble du continent. Au-delà de l’aide humanitaire, financière et militaire qu’il conviendra de fournir à Kyiv pour de nombreuses années, c’est avant tout par une initiative politique que les Européens doivent se réinscrire dans leur histoire et leur géographie et, ainsi, répondre aux défis de notre époque, tant à l’est de l’Union que dans les Balkans occidentaux.
La «communauté politique européenne», proposée par Emmanuel Macron ce 9 mai à Strasbourg vise à relever ce défi. François Mitterrand aimait à dire que la géopolitique de l’Europe a besoin d’une théorie des ensembles. Cette communauté politique européenne peut-elle dès lors connaître un autre sort que la Confédération européenne imaginée et portée par le président français entre 1989 et 1991? Sans doute, à condition de dépasser le projet d’origine, de l’adapter aux nouvelles réalités des années 2020, et d’en faire la tête de pont politique du projet européen, pour qu’en son sein grandisse une nouvelle génération de citoyens partageant une seule et même culture démocratique.
Dans les semaines qui viennent, l’enjeu, en somme, sera de dessiner les contours d’une Confédération des citoyennes et des citoyens européens qui contribue à la fois à l’approfondissement et à l’élargissement de la construction européenne, et à la constitution d’un nouvel ordre politique européen compatible avec les acquis de l’Union.
De la confédération européenne à la communauté politique européenne
Les périodes de changements profonds de l’ordre européen sont favorables à l’émergence de nouvelles idées. Celle de Confédération européenne a pris naissance en 1989 dans le contexte d’une Europe encore divisée, d’un approfondissement fort de la construction européenne et de vives préoccupations à l’est.
Pour prometteur qu’il fût, le projet s’est vite heurté à plusieurs craintes, notamment celle de n’offrir aux pays de l’Est qu’une perspective d’Europe à deux vitesses, ou d’une alternative au rabais à l’adhésion à la Communauté européenne.
Et, de fait, la Confédération européenne n’était-elle pas pour une Europe de l’Ouest parfois frileuse, en particulier la France «gardienne du temple», le moyen de reléguer durablement l’Europe centrale et orientale en dehors d’une Europe soucieuse de sa consolidation? Dans cette perspective, la proposition d’Emmanuel Macron ne revient-elle pas à écarter dans les faits l’adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE, et ce faisant, ne crée-t-elle pas une nouvelle antichambre dans laquelle les pays de l’Est (Ukraine, Géorgie, Moldavie) et ceux des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie) seront invités à patienter de nombreuses années encore?
L’élargissement de l’Union européenne
Pour tous ces États, l’adhésion pleine et entière à l’UE reste un objectif important, mais à moins de réviser les critères de Copenhague, elle ne peut constituer qu’un objectif à long terme, incertain, que les États membres eux-mêmes n’hésitent pas à rendre plus difficilement atteignable. Les pays des Balkans occidentaux en font les frais depuis deux décennies, sans que leurs perspectives d’adhésion à l’UE ne se précisent.
L’un d’eux, la Macédoine du Nord, a même accepté de changer de nom afin de lever le véto brandi par la Grèce au sein du Conseil, avant de se voir injustement bloqué par la Bulgarie.
Le dogme de Copenhague et la logique intergouvernementale qui prévaut depuis le traité de Lisbonne rendent tout raccourci vers l’adhésion tout à fait illusoire. En principe fondée sur le mérite, la politique d’élargissement, aujourd’hui, nourrit avant toute chose d’immenses frustrations dans les Balkans occidentaux. Son expansion dans les mêmes termes aux pays d’Europe orientale ne palliera pas le manque de crédibilité de l’UE, qui fait le jeu de puissances rivales (Russie, Chine, Turquie). Bien au contraire, elle risque d’approfondir les vulnérabilités communes.
Le pari d’un approfondissement différencié
Mais des solutions existent, car l’Europe se construit de plus en plus au travers d’une intégration différenciée. Force est de constater qu’aujourd’hui, certains pays se sont déjà placés dans cette position de moindre intégration – en n’appartenant pas à la zone euro, à Schengen ou à l’Europe de la défense. D’autres participent à ces politiques sans pour autant bénéficier du statut d’État membre. Si elle soulève des questions tout à fait légitimes en termes de cohérence, l’intégration différenciée offre des marges de manœuvre permettant d’élargir la construction européenne tout en contribuant à son approfondissement. L’Europe en 2022 doit être pensée à l’aune de cette logique d’approfondissement différenciée.
C’est ici que les réflexions d’Enrico Letta, qui reprend à son compte le concept mitterrandien de confédération européenne, prennent tout leur sens. Il s’agit pour lui, comme pour Emmanuel Macron, de penser l’avenir de l’Europe au travers d’une théorie des ensembles et de projets concrets, qui ne remplacent pas le processus formel d’adhésion à l’UE, mais qui le complètent, le renforcent. On peut en critiquer les modalités, mais le propre des bons projets est de répondre à une grande question, en l’occurrence, comme le rappelle le président français: «Comment organiser l’Europe d’un point de vue politique et plus large que l’UE?»
Une adhésion immédiate étant illusoire, comment reconnaître dès aujourd’hui l’appartenance des citoyens d’Ukraine et des autres pays d’Europe orientale et balkanique à une famille européenne partageant un même un projet politique? Comment répondre à leurs aspirations de citoyenneté et de démocratie européenne? Et comment le faire tout en préservant l’unité de notre continent et la solidité de l’Union?
L’Europe doit faire face à ses dilemmes
Au cours de ces vingt dernières années, l’Union s’est considérablement approfondie et, malgré les crises, s’est élargie successivement en 2004, puis 2007 et enfin 2013. Mais cet approfondissement n’a pas été uniforme. Il a sans conteste contribué à la consolidation de l’Europe des marchés, avec des mesures d’intégration de plus en plus poussées, et de celle de l’Europe des techniciens, élargissant toujours plus le champ de l’acquis communautaire.
Cet accent mis sur l’approfondissement de ces deux Europes, et la confiance portée à la logique fonctionnaliste, a longtemps négligé la vocation politique de la construction européenne. La réaction d’une partie des peuples européens, tout à fait prévisible à la lecture de John Dewey ou Jürgen Habermas, s’est dès lors portée vers une désaffection grandissante à l’encontre du projet de construction européenne.
Elle s’est aussi traduite par une montée des populismes, une contestation du rôle des experts, une résurgence des nationalismes et plus généralement une crise de nos démocraties. Cet effort d’intégration dans les domaines des marchés et du droit a beaucoup apporté à l’Europe, mais le réel approfondissement, aujourd’hui plus qu’en 1989, réside en ces logiques d’intégration visant à doter l’Europe d’une âme politique et les Européens d’une conscience active de leur citoyenneté européenne.
La capacité de l’Europe à se réinventer mise à l’épreuve
Le premier dilemme auquel l’Europe fait face est donc celui d’un rééquilibrage de ses approfondissements, pour qu’à terme émerge un ordre politique proprement européen, animé par une conception supranationale de la démocratie européenne et habité par des citoyens européens se percevant avant tout comme Européens.
Ce nouvel ordre politique d’une Europe des citoyennes et des citoyens reste à bâtir. Mais il transcende le dilemme qui suggère qu’un nouvel élargissement de l’UE mettrait en péril son approfondissement. Ces vingt dernières années, l’UE a presque doublé le nombre de ses États membres – et perdu l’un d’entre eux, avec le Brexit en 2020. Malgré des fragilités, l’UE fait aujourd’hui face à des crises historiques. Ses précédents élargissements ne se révèlent en aucune manière comme des faiblesses, bien au contraire. Et pourtant, ce dilemme reste un frein puissant à l’élargissement, puisque l’adhésion de nouveaux États membres soulève des questions quant à la constitution d’une Europe politique. Mais comment celle-ci peut-elle donc voir le jour, si ce qui prime en matière d’intégration européenne à la fois entre les États membres et avec les pays d’Europe orientale et balkanique reste les logiques d’intégration par le marché et le droit? Avec la Communauté politique européenne, l’enjeu est de sortir l’UE et ses voisinages de l’ornière dans laquelle ils se trouvent.
La guerre en Ukraine est un moment charnière mettant au défi l’UE dans sa capacité à se réinventer. Il ne s’agit plus seulement de faire preuve de résilience. Si l’UE peut être tentée de privilégier le temps long, elle doit également donner à court terme des impulsions stratégiques. Ce dilemme portant sur le temps est essentiel, compte tenu de l’érosion dramatique de la crédibilité de l’UE en matière de politique d’élargissement dans les Balkans occidentaux.
Une Confédération des Européens, fer de lance d’une Europe politique
C’est en gardant ces dilemmes en tête que l’idée mitterrandienne de Confédération européenne peut aujourd’hui servir de source d’inspiration: quelle forme cette nouvelle Confédération – ouverte aux pays non membres de l’UE – pourrait-elle prendre pour répondre aux défis historiques se posant en Europe?
Avant toute chose, il importe de concevoir cette Confédération comme une contribution à l’approfondissement de la construction européenne dans un domaine essentiel auquel l’UE peine à œuvrer: la constitution d’un dèmos européen. La Confédération européenne doit en quelque sorte servir de berceau pour une nouvelle génération de citoyens européens, qu’il conviendra d’éduquer en tant que tel, au travers de projets concrets. Dans les écoles des États membres de la Confédération, l’enseignement de la citoyenneté démocratique, de l’histoire, de la culture, de l’éthique et des langues européennes devra faire partie intégrante du programme éducatif national. La Confédération aura pour mission d’éveiller la conscience politique des jeunes Européens et de favoriser l’émergence d’une culture démocratique européenne. Elle touchera donc à des prérogatives que se réservent les États membres de l’UE, mais pourra pour cela s’appuyer sur des bases posées par le Conseil de l’Europe.
Pour bâtir cette nouvelle génération d’Européens, la Confédération pourra appuyer son programme politique sur la mobilité, surtout à un âge où se forment les identités des jeunes citoyens (dès 12 ans). Des programmes d’échanges confédéraux pourraient permettre aux adolescents de faire l’expérience de la mobilité européenne, de nouer des amitiés dans les autres pays et de concevoir leur engagement citoyen à l’échelle du continent. Ces programmes existent aujourd’hui sous formes volontaristes ou bilatérales (l’Office franco-allemand pour la Jeunesse par exemple), alors qu’ils devraient servir de levier d’Archimède pour l’émergence d’une Génération E (européenne) de citoyens. Les Balkans occidentaux disposent d’un modèle en la matière, le Regional Youth Cooperation Office, que la Confédération pourrait étendre à l’ensemble de ses membres. La mobilité des écoliers en Europe devrait être la norme et non l’exception. De même, l’instauration d’un service civique ou militaire européen permettrait de renforcer encore la mobilité des jeunes et de faire émerger un sentiment de loyauté nécessaire à l’heure des débats sur l’autonomie stratégique.
La constitution d’une telle Confédération, mettant la citoyenneté européenne au cœur du projet, ne saurait être portée par les seules élites. Il importe au contraire de la concevoir comme un exercice de démocratie participative, préparant les futures générations d’Européens à leur rôle de citoyen. D’ici là, les peuples européens pourraient être amenés à se prononcer régulièrement sur le maintien ou non de leur pays dans la Confédération, en même temps que se tiennent les élections générales dans leur pays. Les partis politiques dans les États européens ne pourront ainsi pas faire l’impasse sur ces questions fondamentales liées à la jeunesse, la citoyenneté, la démocratie et le fédéralisme européen.
Tous les pays européens devraient être appelés à rejoindre cette Confédération – les pays d’Europe orientale ou balkanique au même titre que les États membres de l’UE – dès lors que sont garantis le pluralisme des partis, des élections libres, un système représentatif et une liberté d’information. Tous ne choisiront probablement pas de le faire, car au-delà de la question des standards politiques conditionnant cette adhésion, c’est surtout le partage d’une vision fédéraliste européenne qui primera dans la décision d’adhérer. Et c’est donc vers les pays dont la marche vers la démocratie est évidente que la Confédération devra aussi se tourner. L’UE, elle, continuera son travail d’intégration par le marché et par le droit. En s’élargissant aux pays d’Europe orientale et balkanique qui le souhaitent, la construction européenne, par le biais de cette Confédération, donnera un statut à ces pays pour le moment exclus de l’UE, et surtout un cadre commun dans lequel bâtir, ensemble, l’Europe et la démocratie de demain. La Confédération sera une source de fierté, un engagement générationnel, et non pas une nouvelle politique sectorielle de l’UE.
Les prochains mois seront déterminants pour la construction européenne. Il conviendra de poursuivre les réformes engagées au sein de l’UE et qui portent tant sur son fonctionnement que sur sa politique d’adhésion. Mais ces processus prendront du temps, alors même que le monde change à vive allure. La constitution d’une Confédération des Européennes et des Européens permettrait alors une quadrature du cercle historique. Approfondir le projet européen en le dotant d’une véritable âme politique, tout en l’élargissant aux peuples partageant ces idéaux; agir aujourd’hui en mettant en œuvre des projets concrets et audacieux, tout en façonnant les forces démocratiques qui demain mèneront la Grande Europe à son accomplissement; et, enfin, donner un nouveau souffle à l’Europe tout en préservant l’UE et ses logiques d’intégration.
Florent Parmentier est Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitique, Sciences Po / Florent Marciacq est Secrétaire général adjoint au Centre franco-autrichien pour le rapprochement en Europe, directeur de l’Observatoire des Balkans à la Fondation Jean Jaurès, chercheur au Centre international de formation européenne, Centre international de formation européenne / Première publication sur The Conversation / Photo: Emmanuel Macron, à l’occasion de la clôture de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe, Parlement européen de Strasbourg / Photographe: Valentine Zeler / European Union, 2022 / Source: EC – Audiovisual Service
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.