«Je me souviens de cette famille de Bucha. De cette femme, de ses quatre enfants et de sa propre mère – leur grand-mère – que nous avons évacué en Suède». Les enfants avaient faim. A Bucha, il n’y avait déjà plus rien. Alors, le père est sorti de la maison pour aller à Irpin, trouver de la nourriture, sans arme, sans rien, juste avec la volonté de les sauver. Il n’est jamais revenu. On était en mars. Sa femme n’eut de ses nouvelles qu’un mois après, en avril, alors que les troupes ukrainiennes reprenaient la région aux Russes. C’est un militaire qui lui a annoncé: ‘Votre mari est décédé. Exécuté après avoir été torturé’ par les Z. Quel humain fait cela à un père de famille qui n’a pour seul bagage qu’un pack de couches sous le bras?!».
Julia Gershun, Miss Ukraine et Mrs Univers 2018: des histoires comme celles-ci, cette jeune femme pourrait en raconter des centaines. Depuis le début de l’invasion russe, le 24 février dernier, 1.500 enfants lui doivent déjà leur exfiltration d’une guerre insensée aux frontières de l’Union. A moins de 1.600 km du siège de la Commission européenne de Bruxelles, à moins de 1.400 kilomètres du Parlement européen de Strasbourg. Si loin, si proche, dirait Wim Wenders.
«Sauvez-le, pitié, faites quelque chose!»
«Il y a de cela un mois et demi, sur la route de Gdansk, en Pologne, Viktoria, l’une des mères que l’on dirigeait vers un lieu sûr avec ses enfants, reçut un SMS de son époux, resté pour défendre leur ville. Le message était d’une sobriété glaçante: ‘Chérie, je ne peux plus te promettre que je reviendrai. Notre chef a été tué, nous sommes sans commandement, à bout de forces et encerclés par les Russes» – Avril 2022, usine métallurgique Azovstal, Marioupol.
«La femme devint hystérique dans le bus», poursuit Julia: «Sauvez-le, pitié, faites quelque chose!’ ne cessait-elle de crier, d’hurler, comme le cœur une nouvelle fois arraché. Lui aussi avait quatre enfants». Arrivée de Pologne en Suède, Viktoria a campé chaque jour durant sur une place de Stockholm avec pour seule arme une pancarte à la main sur laquelle était inscrit à l’attention des dignitaires européens et ukrainiens: «Secourez le père de mes enfants». A cette heure, celui-ci est encore en vie, a-t-elle récemment appris. Aux mains des pro-russes, quelque part dans le Donbass. En vie, mais pour combien de temps encore? Et quand bien même survivrait-il, lui sera-t-il possible de rejoindre les siens?
Génération Maïdan
Loin du cliché de la Miss, Julia Gershun fait partie de cette jeunesse ukrainienne sur-diplômée – master en mathématiques et en relations internationales, formation en administration publique et médias. «Après la fuite du Président pro-russe Viktor Ianoukovytch, pendant Maïdan, nos ministres ne cessaient de changer», se souvient-elle. Impossible pour elle de s’imaginer un futur dans une administration gouvernementale où rien ne semblait durable. Le journalisme dont l’émission «Cultural diplomacy», qu’elle imagina et présenta pour la chaine TV Pryamiy, fut l’une de ses ré-orientations professionnelles après ses titres de Miss. Intellectuels, élus, représentants de la société civile, personnalités du monde de la culture s’y pressaient, jusqu’à ce que le virus de la politique ne se réveille en elle en 2019. Elle candidata cette année-là aux élections législatives. Le slogan de son programme était «Paix, développement et protection des droits des citoyens». Julia n’obtint pas le sésame parlementaire mais continuait à rêver que son pays entame les réformes nécessaires à son adhésion à l’UE, tout en continuant à aider sa jeunesse talentueuse. Ensuite Vitali Klitschko, l’actuel maire de Kyiv, l’invita à devenir membre de son parti politique.
La chose est encore sous-estimée à l’Ouest mais Maïdan reste un premier tournant sans retour pour les Ukrainien. Maïdan est une question de choix de société, tournée vers Moscou ou vers Bruxelles. Entre société fermée ou ouverte. Entre autocratie et démocratie. Un tournant au goût de sang: de la place Maïdan, où des manifestants pro-européens sont tombés pour leurs idéaux, au Donbass et à la Crimée depuis annexée. Reste «qu’en 2014, personne ne s’intéressait au sort des enfants» à commencer par ceux de la guerre. «Une aide immédiate était nécessaire: des vêtements, de la nourriture, un toit, une continuité d’enseignement, tout cela manquait. Nous avons trouvé des logements pour ces gamins, seuls ou accompagnés, venus de toute l’Ukraine. C’est comme cela que tout a commencé». C’est à ce moment-là qu’elle créa sa propre fondation et commença à travailler avec l’UNICEF.
Huit ans après, la fondation a pris en charge près d’un millier d’enfants par an. Des bourses d’éducation ont été mises en place avec l’agence onusienne. Kyiv, ville encore sûre, était l’un des épicentres de cette solidarité. Jusqu’au 24 février, 4h20… Choquée par la violence de l’invasion aérienne et terrestre, Julia sait, à l’image de toute une population, qu’elle se doit de réagir de la façon qu’elle peut. Sa mère, médecin, soigne depuis l’hôpital de Dnipro. Son frère est mobilisé. Tous lui disent de fuir. Elle ne veut pas les laisser, pas plus qu’abandonner les familles et les enfants dont elle a la charge.
L’Union européenne : «Notre seule issue»
Julia comprend néanmoins que pour sauver des gens le plus rapidement possible il faut les évacuer. Elle appelle ses contacts dans différents secteurs d’activités en Europe pour savoir quels pays consentiront à accueillir les mères et leurs enfants. L’équipe de bénévoles, de psychologues, d’aidants se renforce. «Quand j’ai besoin d’un bus pour faire sortir les enfants, je le cherche et je le trouve. Pareil en ce qui concerne les denrées alimentaires, les logements, les traducteurs et professeurs en langue étrangère, qui facilitent leur insertion dans leur pays d’accueil, de la Suède à l’Italie, en passant par les Etats-Unis, Israël, le Royaume-Uni ou la France, où nous travaillons de plus en plus étroitement avec les mairies, l’ambassade d’Ukraine», pendant qu’au-delà de leur soutien économique et militaire en livraisons d’armes, les chefs d’Etats européens tergiversent sur l’opportunité d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine. Mais «quelle autre voie pour nous?», questionne Julia qui, à l’image de tout un peuple n’imagine pas un instant revenir dans le giron russe. Encore moins après Bucha. L’Europe, l’Union européenne, elle n’en démord pas : «C’est notre seule issue. Et puis, être dans l’Union c’est aussi pour nous une sécurité vis-à-vis de Moscou, qui n’osera pas s’attaquer militairement à l’UE».
L’avis favorable donné vendredi 17 juin à l’ouverture des négociations entre Bruxelles et Kyiv est de ce point de vue accueilli avec soulagement par cette pro-européenne. Mais encore faudra-t-il que les 27 se calquent unanimement sur cette orientation à l’occasion du Conseil européen des 23 et 24 juin prochains.
«Héros sans âge»
Chose que peine néanmoins encore à comprendre Julia, comme de nombreux autres Ukrainiens autour d’elle, est qu’ouvrir des négociations n’est qu’un premier palier avant une adhésion bien plus lointaine. A mesure qu’elle se voit expliquer les marches qu’il reste pour son pays à gravir, son teint se fait de plus en plus plus pâle, comme si, d’un coup, elle réalisait qu’avant que la lumière ne jaillisse 10, 15 ou 20 ans d’attente mortifère pourraient être effectivement encore être nécessaires. «Mais je veux y croire», se re-saisit-elle. «Jamais nous n’aurions imaginer tenir tête aussi fermement aux Russes. Jamais nous n’aurions imaginé tant d’aide et de soutien des Européens à nos héros sans âge. Alors pourquoi pas une adhésion rapide?»
Ces héros, Mark, ce bébé âgé de tout juste 10 jours quand elle l’a fait évacuer avec sa mère, en est un. Venu de l’Oblast de Kriviy Rih, une cité minière étalée sur une centaine de kilomètres, à l’ouest de Dnipro, le garçonnet a déjà survécu à Poutine, à une évacuation de la maternité, au train jusqu’à Lviv, au bus jusqu’à Gdansk, au ferry jusqu’à Stockholm; il a même visité le Riksdag, le Parlement suédois. D’une certaine manière, Mark: un symbole de la résistance du pays qui l’a vu naître. D’une Ukraine encore bien vivante, qui n’entend s’écrire aucun autre avenir qu’Européen.
Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg / Photo: Julia Gershun
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