Depuis le virage «illibéral» assumé par le premier ministre Viktor Orban en 2014, le gouvernement hongrois se trouve sous le feu des critiques de l’UE à cause de la déconstruction progressive de l’État de droit. Le projet politique d’Orban (en poste depuis 2010, après un premier mandat de 1998 à 2002) est de fonder un nouvel État hongrois, qu’il définit dans son fameux discours du 28 juillet 2014 comme «une forme d’organisation communautaire capable de rendre la communauté compétitive dans la grande course mondiale des décennies à venir, en se détachant des dogmes et des idéologies admis en Europe occidentale et en s’en affranchissant».
Eloignant son pays des valeurs et principes de l’UE et se rapprochant d’autocraties comme la Chine et la Russie, Orban ne cesse de fustiger le déclin du libéralisme et de se féliciter du «succès» de sa propre politique «conservatrice, démocrate-chrétienne et patriotique», largement nourrie d’une propagande anti-(im)migration et d’une insistance constante sur l’identité, la sécurité et la souveraineté. Dans une stratégie de double jeu, le gouvernement met en scène, pour son opinion publique, la «guerre d’indépendance» qui l’opposerait à l’UE pour distiller des messages anti-européens au niveau national… tout en affirmant dans l’espace européen l’attachement des Hongrois à l’UE.
La «neutralité» de la Hongrie face à la guerre en Ukraine
La proximité entre la Hongrie et la Russie suscitait déjà des critiques au sein de l’UE depuis plusieurs années; le positionnement ambigu que Budapest a adopté vis-à-vis de la guerre en Ukraine au cours de ces six derniers mois a encore accru ces crispations.
Orban joue les équilibristes entre, d’une part, l’unité feinte avec les États membres et, d’autre part, sa volonté de ménager l’ami russe, au point que sa propagande gouvernementale occulte les enjeux géopolitiques de la guerre. La Hongrie se désolidarise de la politique européenne des sanctions, ce qui l’isole de plus en plus au sein de l’UE; mais sa communication anti-UE consolide le pouvoir de Viktor Orban, qui a d’ailleurs aisément remporté les législatives d’avril dernier.
Lors de sa visite à Moscou début février 2022, Orban a souligné que les relations entre les deux pays étaient «équilibrées, positives et constructives», et qualifié sa présence de «mission de paix», assurant que «aucun dirigeant européen, pas un seul, ne souhait[ait] un conflit avec la Russie».
Le 25 février, au lendemain du début de l’invasion de l’Ukraine, le premier ministre mettait en avant des considérations purement économiques, notamment la dépendance de la Hongrie vis-à-vis du gaz russe, passant sous silence l’horreur de la guerre, et affichait une apparence de neutralité dans le conflit pour sauvegarder sa bonne relation avec Vladimir Poutine:
«J’ai expliqué et fait comprendre que la Hongrie est un pays qui se trouve dans une situation difficile. Nous avons plus de cent trente kilomètres de frontières avec l’Ukraine. La sécurité de la Hongrie doit être garantie dans cette situation, car c’est la chose la plus importante. J’ai dit clairement que la Hongrie ne participe pas à cette guerre et qu’elle ne se laissera pas y entraîner. Et nous veillerons à ce que les réfugiés qui arrivent en Hongrie soient correctement pris en charge.»
Le premier ministre s’oppose au transit par son territoire des armes destinées à l’Ukraine, préférant valoriser l’effort humanitaire et la solidarité à travers l’accueil des réfugiés ukrainiens. Après avoir voté les premières sanctions contre la Russie, la Hongrie s’est opposée à l’embargo sur le pétrole et le gaz russes pour «défendre l’intérêt national». Et s’adressant à ses partisans, Orban a dramatisé, comme à son habitude, les enjeux des négociations européennes.
La Hongrie est à ce jour le seul pays de l’UE à ne pas avoir signé l’engagement symbolique de sobriété énergétique, interprétant l’objectif de solidarité européenne comme une manifestation de la volonté de l’UE de priver Budapest de ses réserves stratégiques. Faisant fi des efforts communs des États membres, le gouvernement a annoncé, en septembre 2022, non sans triomphalisme, la signature d’un contrat d’approvisionnement supplémentaire de gaz avec Gazprom.
Récit de guerre (énergétique) au service de la propagande gouvernementale
L’invasion de l’Ukraine coïncidant avec la campagne des législatives, la guerre s’est invitée comme thématique principale de la campagne et s’est intégrée dans la rhétorique gouvernementale centrée sur le récit national. Un discours suscitant la peur, dramatisant la stratégie des Alliés et opposant la posture de défenseur des Hongrois propre à Orban au discours pro-européen – et donc, selon le premier ministre, hostile aux intérêts des citoyens – de l’opposition.
Après les élections, fort de sa victoire, Viktor Orban a accentué ses attaques anti-UE, déplaçant le focus de la guerre en Ukraine à la crise énergétique en Europe. Ses messages essentialisent les enjeux politiques et présentent une opposition Bruxelles-Budapest érigeant la population hongroise en victime de la guerre énergétique, contrainte de subir les conséquences des sanctions économiques de l’UE à l’égard de la Russie.
L’agression de l’Ukraine et les enjeux géopolitiques de la guerre sont masqués, et les décisions de l’UE amplifiées comme menaces pour la paix et la sécurité. Les slogans tels que «Nous défendons la Hongrie» et «Pour nous, l’intérêt hongrois passe avant tout», répétés à l’infini, construisent l’image d’un État maternant et sécurisant, faisant apparaître le premier ministre et son ministre des Affaires étrangères, Péter Szijjártó, comme des sauveurs du peuple hongrois, n’hésitant pas à se jeter, seuls contre tous, dans la bataille. C’est dans cet esprit qu’après la réunion européenne des ministres de l’Énergie, le 9 septembre 2022, Szijjártó a déclaré: «Lors du Conseil des ministres aujourd’hui, j’ai demandé à ceux qui veulent introduire le plafonnement du prix de gaz comment le gaz perdu sera acheminé en Hongrie: dans un sac à dos, en avion ou par train?»
Le ton moqueur et condescendant de la communication gouvernementale disqualifie l’UE, comparée à une «voiture dont les quatre pneus sont crevés» et sa stratégie présentée comme absurde: «avec un lance-flammes, on n’éteint pas le feu».
Comme dans tout discours populiste, une solution «de bon sens» est avancée: mettre fin au conflit par la négociation. Une idée simple qui permet au gouvernement de s’afficher comme œuvrant pour la paix: «Notre objectif est la paix. Nous sommes du côté de la paix. Le seul antidote à l’inflation liée à la guerre est la paix». Se posant en médiateur, Orban propose de «se mettre entre l’Ukraine et la Russie», invitant la Russie et les États-Unis à la table des négociations.
La Hongrie isolée, mais Orban politiquement conforté
L’attitude ambiguë du premier ministre à l’égard de la Russie a suscité de nombreuses critiques au sein de l’espace européen. À commencer par celle du président ukrainien Volodymyr Zelensky qui a vivement interpellé Viktor Orban lors du sommet européen à Bruxelles, en mars 2022: «Ecoutez, Viktor, savez-vous ce qui se passe à Marioupol? Je veux être franc une fois pour toutes, vous devriez décider par vous-même pour qui vous êtes.»
La tension européenne a rejailli sur le groupe de Visegrad (V4, Alliance stratégique réunissant quatre pays d’Europe centrale: la Pologne, la Slovaquie, la Tchéquie et la Hongrie). Les désaccords à propos de la Russie ont suscité une brouille entre les membres du groupe, et le sommet de V4 prévu en mars à Budapest a été annulé, la Pologne et la Tchéquie refusant d’y participer. L’homme fort de Varsovie, Jaroslaw Kaczynski, pourtant très proche d’Orban, a fortement critiqué ce dernier pour avoir refusé de condamner la Russie pour les massacres de civils à Boutcha: «Quand Orban dit qu’il ne peut pas voir ce qui s’est passé à Boutcha, il faut lui conseiller de consulter un ophtalmologiste.»
Si le désaccord avec le dirigeant polonais contrarie la Hongrie, les critiques et attaques venant de toute part confèrent une forme de leadership à Viktor Orban et participent à son influence grandissante.
Viktor Orban a en effet largement profité de la situation de crise, confortant sa place et sa popularité avec une victoire écrasante aux élections législatives en avril 2022. S’appuyant sur le nouveau Parlement, il a rapidement changé la Constitution pour instaurer, dès mai 2022, «l’état d’urgence de guerre», permettant la gouvernance par décrets, élargissant encore davantage son pouvoir.
Avec sa posture de cavalier seul, sa politique du balancier et ses gestes à l’égard de l’ami russe, Orban s’est positionné au centre de l’attention, attirant les projecteurs, s’assurant d’une grande visibilité internationale. Sa présence ostentatoire à Moscou pour rendre un dernier hommage à Mikhaïl Gorbatchev, le 3 septembre 2022, où il était le seul dirigeant occidental présent, a été interprétée dans les médias internationaux comme un pied de nez pour les dirigeants européens.
Où va la Hongrie?
Avec son positionnement ambivalent, Orban ne cesse de tester le seuil de tolérance de l’UE face aux tentatives d’attaques contre les valeurs et principes de la démocratie libérale. C’est ainsi qu’il faut interpréter sa réflexion, à dessein provocatrice, faite à l’université d’été de Tusnádfürdő (Băile Tuşnad) en juillet 2022: «Nous ne voulons pas devenir un peuple de race mélangée.» Une formule qui a suscité l’indignation internationale, même si quelques jours plus tard il a précisé que son approche «n’est pas biologique, mais culturelle». Cette stratégie visant à remettre à l’agenda politique le refus de l’immigration, sa thématique de prédilection, illustre bien la «danse de paon» que mène Orban pour duper ses adversaires.
Dans sa déclaration de victoire en avril 2022, Viktor Orban a «envoyé un message à l’Europe» soulignant avec ironie avoir «remporté une victoire suffisamment importante pour être vue depuis la Lune et assurément depuis Bruxelles» et ajoutant que la politique conduite en Hongrie «ne représente pas le passé, mais le futur de l’Europe». Ces propos font écho à sa promesse électorale: «Nous allons continuer». Le message est clair, et le cap est fixé: continuer la politique entamée, garder durablement le pouvoir et étendre l’influence en Europe.
En juillet 2022, Orban a effectivement confirmé son ambition européenne pour «l’horizon 2030», prévoyant d’ici là le déclin de la politique actuelle de l’UE et la chute des gouvernements libéraux. Son rapprochement, depuis plusieurs années, avec des représentants de l’extrême droite européenne comme Matteo Salvini ou Marine Le Pen préfigure, après le départ en 2021 des députés de son parti Fidesz du groupe Parti populaire européen (PPE) au Parlement européen, la volonté de constitution d’une force populiste européenne transnationale. Dans cette tâche, Orban s’appuie sur l’influence et la notoriété d’autres dirigeants populistes comme Donald Trump, rencontré en juillet 2022, qu’il considère comme un «allié important pour la paix en Ukraine»…
Renata Varga est Maitresse de conférences en sciences de l’information et de la communication et membre du laboratoire GERiiCO, Université de Lille / Publié initialement sur The Conversation France / Photo : Conseil européen des 23 et 24 juin / Photographe: Dati Bendo / European Union, 2022
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.