Les Européens augmentent clairement leurs dépenses et leurs capacités en matière de défense. C’est ce que dit le rapport de l’Agence européenne de défense, et cela est absolument nécessaire. A l’heure où nous nous employons à soutenir l’Ukraine, nous devons investir de manière plus conjointe pour préparer les armées européennes à faire face à un monde plus dangereux.
Nos travaux sur la sécurité et la défense européennes commencent à porter leurs fruits. Fin décembre, nous avons tenu la conférence annuelle de l’Agence européenne de défense. L’AED est chargée d’aider les États membres de l’UE à développer leurs capacités militaires de manière plus coordonnée et de soutenir la recherche et l’industrie dans le domaine de la défense. L’objectif général est d’accroître les capacités de défense et d’optimiser l’utilisation des ressources.
L’AED a publié deux documents importants: le rapport sur les données relatives à la défense pour 2020-2021 et l’édition 2022 de la revue «European Defence Matters». Ces deux documents sont d’une importance cruciale pour comprendre le paysage européen de la défense, et la situation géopolitique actuelle leur a conféré une importance accrue.
Naturellement, le point de départ de notre discussion a été la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, une attaque frontale contre un voisin pacifique. J’ai souligné l’importance que revêt le soutien que nous apportons à l’Ukraine, sur les plans politique, économique et militaire (au moyen d’armes, mais aussi par la formation), afin qu’ils puissent évincer l’envahisseur, puisque c’est le terme qui convient. Et nous devrions être en mesure de le faire aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce que l’Ukraine l’emporte.
Cette guerre a également été pour nous tous un coup de semonce s’agissant de nos capacités militaires. Nous avons donné des armes à l’Ukraine, mais, ce faisant, nous nous sommes rendu compte que nos stocks militaires se sont épuisés. À l’heure où la guerre conventionnelle refait son apparition au cœur de l’Europe, nous nous sommes également rendu compte que nous manquons de capacités de défense critiques pour être en mesure de nous protéger d’un niveau plus élevé de menaces sur le continent européen lui-même.
L’Europe dépense plus dans le domaine de la défense, et elle dépense aussi, dans une certaine mesure, mieux. Comment le savons-nous? C’est grâce aux données relatives à la défense de l’UE recueillies par l’AED. L’AED recueille des données relatives à la défense sur une base annuelle depuis 2006, et cet exercice constitue la meilleure vue d’ensemble disponible de l’évolution des capacités des armées de l’UE.
Ces données méritent d’être analysées car elles nous en disent long sur ce que nous avons accompli, mais aussi sur ce qu’il nous reste à faire.
Selon les données de l’AED, les dépenses de défense au sein de l’UE ont augmenté pour atteindre 214 milliards d’euros en 2021, ce qui représente une hausse de 6% par rapport à 2020 – et le taux de croissance annuel le plus élevé depuis 2015. Mais nous sommes encore loin du critère de référence de l’OTAN (2%).
Il existe d’ailleurs des disparités importantes d’un État membre à l’autre. Dans l’ensemble, les États membres consacrent en moyenne 1,5% de leur PIB à la défense. Cinq de nos États membres ont augmenté leurs dépenses de défense de 20% ou plus l’année dernière; et l’un d’entre eux de 42%.
L’argent est important, mais un chiffre ne suffit pas à lui seul pour savoir ce que cela signifie en termes de capacités de défense disponibles. Les ressources financières sont nécessaires, mais on ne fait pas la guerre avec des billets de banque. Car le décalage est important entre l’affectation des fonds et le développement des capacités opérationnelles physiques et humaines.
Il est positif de constater dans les rapports de l’AED que, au cours de l’année écoulée, nous avons connu un niveau record d’investissements dans la défense, à savoir 52 milliards d’euros, soit 24% du total des dépenses de défense. Pour la troisième année consécutive, nous avons collectivement rempli et dépassé le critère convenu (20%). En effet, 19 Etats membres ont rempli ce critère, soit le nombre le plus élevé depuis que l’AED a commencé à recueillir des données, et 5 pays de plus qu’en 2020.
En ce qui concerne les dépenses de défense en matière de recherche et de technologie, nous avons également de bonnes nouvelles, l’augmentation étant de 3,6 milliards d’euros, un chiffre de 41% supérieur à celui de l’année dernière, et qui a presque triplé par rapport au niveau historiquement bas de 2016.
Mais il y a un autre aspect, moins positif, en ce qui concerne la coopération en matière de défense. En 2021, les dépenses portant sur l’acquisition collaborative d’équipements de défense se sont élevées à 7,9 milliards d’euros, ce qui représente 18% du total des dépenses consacrées à l’acquisition d’équipements. Il s’agit d’une augmentation significative par rapport aux 11% de 2020, mais nous restons bien en deçà du critère convenu, à savoir 35%.
Acheter et investir de manière plus conjointe
Ces chiffres nous indiquent donc que nous faisons mieux, mais pas assez, en particulier en matière de coopération. Comme toujours, la question est de savoir ce que nous pouvons faire pour y remédier.
Premièrement, nous devons répondre aux besoins à court terme en réalisant des investissements et des acquisitions davantage en commun. Autrement dit: acheter de manière plus conjointe. Plus de 10 mois de guerre et de soutien à l’Ukraine ont mis en lumière l’insuffisance de nos stocks et la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement.
En mai, nous avons présenté une analyse des déficits d’investissement dans le domaine de la défense. Depuis, la task-force pour les acquisitions conjointes (AED, SEAE et Commission) collabore avec les États membres pour regrouper leurs besoins et recenser les possibilités réalistes d’acquisitions conjointes, tant pour les munitions que pour les équipements.
Nous en sommes désormais à la prochaine étape. Avec le commissaire Breton, nous avons pris contact avec l’industrie de la défense et demandé aux entreprises concernées de fournir des informations sur leurs capacités de production. Afin d’aider l’industrie européenne de la défense à renforcer sa capacité de production, la Commission a également proposé un nouvel instrument de l’UE – l’EDIRPA – afin de faciliter et d’encourager les acquisitions conjointes en mobilisant un montant de 500 millions d’euros pour la période 2022-24. Nous entendons que les États membres ont des intentions très concrètes de procéder à des acquisitions conjointes. Mais ces intentions doivent être traduites en ordres d’acquisition, le plus rapidement possible. Les belles paroles ne suffisent pas.
Deuxièmement, nous devons nous tourner vers l’avenir et faire face aux menaces futures. Comme nous le répétons si souvent, l’Europe doit assumer une plus grande responsabilité en ce qui concerne sa propre sécurité. Pour y parvenir, nous devons coopérer davantage pour nous doter des capacités de défense dont nous avons besoin. Le rapport 2022 de l’examen annuel coordonné en matière de défense (EACD) fait apparaître que moins de 20% de l’ensemble des investissements dans les programmes de défense sont réalisés de manière collaborative. Malheureusement, la coopération en matière de défense reste l’exception plutôt que la règle.
Afin d’éviter la fragmentation et d’améliorer la cohérence, les Etats membres devraient concevoir leurs plans nationaux dans une perspective européenne. Et ils doivent systématiquement planifier et développer les capacités de manière collaborative. L’EACD peut être utile, car il recense des possibilités concrètes de collaboration. Plus d’une centaine ont été recensées à ce jour, dans tous les domaines.
Le rapport de l’EACD n’a pas fait l’objet d’une attention suffisante par le passé. Il doit désormais servir de boussole destinée à orienter les efforts conjoints nécessaires en matière de développement. Toutefois, pour mettre en œuvre ce type de coordination, nous avons besoin d’outils concrets et de financements communautaires, afin de faciliter l’interaction entre la demande des États membres et l’offre de l’industrie.
Et nous en avons. La CSP et le Fonds européen de la défense (FED) constituent des initiatives clés importantes de l’UE pour favoriser la coopération en matière de défense. La Commission a alloué 1,2 milliard d’euros à un premier lot de 61 projets au titre du FED en faveur de la recherche et du développement collaboratifs dans le domaine de la défense. Il s’agit, par exemple, de la prochaine génération d’avions de combat, de véhicules blindés et de navires, ainsi que de technologies de défense critiques dans les domaines de l’espace, du cyberespace, du nuage militaire ou de l’intelligence artificielle. Il est important que les conclusions issues de l’EACD et l’allocation des ressources du FED aillent de pair.
Se préparer pour l’avenir
J’ai eu l’occasion par le passé de comparer les armées européennes aux bonsaïs japonais, pour faire observer que, depuis la crise financière de 2008, nous avons réduit nos forces à des versions miniatures, et nous l’avons fait sans la moindre coordination. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire les erreurs du passé.
Si vous regardez le graphique ci-dessus, vous pouvez constater que nous nous trouvons désormais à un tournant. L’année prochaine, nous devrions atteindre le «point de rétablissement». C’est à cette date que nous aurons compensé des années de sous-utilisation et que nous serons en mesure de nous attacher à réparer le passé pour commencer à gagner l’avenir.
Si toutes les augmentations de dépenses annoncées sont mises en œuvre, les dépenses totales de l’UE consacrées à la défense augmenteront de 70 milliards d’euros supplémentaires d’ici à 2025. Il est important d’assortir d’échéances tout effort annoncé en matière de dépenses militaires. La question du combien n’a pas vraiment de sens si l’on ne dit pas quand cela va se faire. C’est particulièrement vrai dans les temps troublés que nous vivons, à un moment où il y a un véritable sentiment d’urgence.
Il n’en demeure pas moins que ces plans représentent une formidable possibilité. Mais pas si les fonds sont utilisés de manière non coordonnée ou si les décisions nationales se concentrent uniquement sur les besoins actuels en s’appuyant sur des acquisitions de solutions «prêtes à l’emploi». Cela perpétuerait le paysage fragmenté des capacités de l’UE. Il nous faut donc trouver un juste équilibre entre la triple nécessité de pallier la sous-exécution des dépenses que nous avons connue par le passé, de répondre aux besoins actuels, mais aussi de se préparer pour l’avenir.
Les conclusions générales sont claires et c’est le message que j’ai adressé aux dirigeants européens lors du sommet de l’UE de décembre: Les menaces auxquelles nous sommes confrontés sont réelles, proches et susceptibles de s’aggraver. Dans le même temps, tout est en place pour faire un bond en avant en ce qui concerne la coopération de l’UE en matière de défense: nous avons les idées, l’argent, les cadres de l’UE et une organisation, l’AED, spécialement créée en tant qu’enceinte destinée à renforcer la coopération en matière de défense. Nous avons besoin d’actes concrets, ce qui nécessite une impulsion politique de la part des dirigeants, à savoir les présidents et les premiers ministres de l’UE.
Nous devrions non seulement dépenser plus en matière de défense, mais aussi dépenser mieux. Et cela signifie coopérer davantage. Pour continuer à soutenir l’Ukraine, répondre aux besoins qui sont les nôtres aujourd’hui, et commencer à se préparer pour l’avenir.
Josep Borrell est Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité / Vice-président de la Commission européenne. Notamment ancien Président du Parlement européen et ministre espagnol des Affaires étrangères, de l’Union européenne et de la Coopération, il tient également le blog Une fenêtre sur le Monde dans lequel il expose son point de vue, «celui d’un Européen convaincu, sur les principaux enjeux pour l’Europe et son rôle dans le monde» / Photo: Josep Borrell Fontelles / Photographe: Dati Bendo / European Union, 2022
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.