Bien plus qu’un simple dossier législatif, la révision de la directive « Travailleurs détachés » de 1996 n’en finit plus de diviser les Etats membres de l’Union. Entre souhait d’aller vers une Europe plus sociale et défense de certains intérêts nationaux, les négociations patinent et l’issue reste incertaine.
Avec la révision de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs en Europe, «on commence à parler de l’Europe par les citoyens, pour les citoyens», relevait le 16 mai dernier Elisabeth Morin-Chartier, à l’occasion des Europ’After Hours de l’ENA. «Commencer» : le terme n’est sans doute pas mal choisi tant les tensions se font grandissantes sur ce dossier aux allures de choix de société, entre Etats membres de l’Union.
Clivage Est-Ouest
Historiquement, figurent les quatre libertés fondamentales sur lesquelles le Marché intérieur de l’Union européenne a été fondé. Dans l’ordre : la liberté de circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et, enfin, des services à laquelle est associée le détachement des travailleurs. Selon la directive de 1996, un travailleur détaché est en effet défini ainsi : « tout travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement » et qui, de fait, effectue une mission de service pendant une période limitée.
« Jusque-ici, tout va bien », serait-on tenté de dire. Mais, et c’est là qu’intervient le premier bris de glace, lorsque que cette directive fut adoptée, l’harmonisation du Marché intérieur n’en était encore qu’à ses balbutiements et l’Union, rappelle Elisabeth Morin-Chartier, ne comptait alors que 15 Etats membres. L’écart de salaires était alors limité de 1 à 3. Vingt et un ans plus tard, tout est bien différent. L’Union compte (encore) 28 Etats membres et les écarts salariaux se sont creusés de 10 à 13. Sans compter que dans certains pays la conception même de protection sociale s’avère parfois «hors champ culturel», relève-t-elle. En réponse à ces nouveaux écarts, les « Etats de l’Ouest » où se concentrent prioritairement les travailleurs détachés, principalement issus des pays d’Europe centrale et orientale, dénoncent depuis plusieurs années déjà la mise en place d’une concurrence sociale déloyale et un dumping social au sein même de l’Union.
Une première réponse à ces préoccupations est proposée 2014. Pour pallier cette évolution du marché de l’emploi, une directive d’exécution est adoptée, à la suite de quoi la Commission européenne élabore un premier projet de révision en mars 2016. Le situation se tend alors : huit Etats membres (les Pays baltes, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et la République tchèque) enclenchant alors une « procédure de carton jaune », visant à contrôler le mécanisme de subsidiarité et plus particulièrement le droit de l’Union à encourager un rééquilibrage social qu’ils jugent en leur défaveur. La procédure sera néanmoins sans effet et deux ans plus tard, en 2016, Elisabeth Morin-Chartier se voit nommée co-rapporteure sur la révision de la directive avec Agnès Jongerius (S&D).
Points d’achoppement
Face à la mobilisation contraire des pays d’Europe centrale et orientale, les négociations n’en demeurent pas moins laborieuses et le dossier entre en trilogue, procédure d’adoption entre Conseil, Commission et Parlement. Mais attendues à l’agenda de la plénière du Parlement le 23 octobre 2017, les propositions se font encore attendre, faute de véritable consensus en commission parlementaire.
Premier point d’achoppement : la question du périmètre de la rémunération du travailleur détaché. Jusqu’à présent, celle-ci se limitait au salaire minimum du pays d’accueil ; ce qui en excluait les charges sociales afférentes, ainsi que les frais de transport, d’hébergement et de restauration. Or, en l’absence de prise en compte de ces éléments « l’écart se creuse entre les travailleurs et laisse place au dumping social et à la concurrence sociale déloyale », analyse Elisabeth Morin Chartier. Elle préconise une «sanctuarisation de la rémunération» prenant en compte l’ensemble de ces données.
Second point d’achoppement: la durée du détachement, aujourd’hui limitée à 24 mois. Alors que la France, pour l’heure soutenue par l’Allemagne, l’Autriche, le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas – souhaite depuis juillet dernier limiter à 12 mois la période durant laquelle les salariés détachés peuvent travailler dans un autre État de l’UE, tout en continuant à payer les contributions sociales dans leur pays d’origine. Un souhait auquel s’oppose toujours la présidence estonienne et les pays d’Europe centrale et orientale.
Troisième point d’achoppement : celui des spécificités sectorielles. Les services prestés dans l’Union européenne restent très variés, allant du journaliste français détaché à Bruxelles aux carreleurs dans des chantiers de BTP jusqu’aux chefs d’orchestre en tournée dans toute l’Europe. Aucune solution générique satisfaisante n’étant véritablement mise sur la table, la rapporteure PPE alerte sur la reconstitution des droits très complexe pour les travailleurs quand ils ont effectués des services dans un autre Etat membre.
Quatrième point d’achoppement: le détachement en cascade. Celui-ci ne permet pas aux travailleurs de connaître le droit applicable à sa situation et rend l’application du droit du travail d’autant plus complexe. Pour y remédier, Elisabeth Morin-Chartier préconise que le droit applicable aux travailleurs détachés soit systématiquement celui du pays d’accueil. À ceci s’ajoute enfin le problème de l’application des conventions collectives des organismes de sous-traitance, dont, là encore, la détermination du droit applicable à une situation donnée reste particulièrement épineux. À titre d’exemple, la Commission européenne a ainsi proposé que le droit applicable soit celui du donneurs d’ordre. Une proposition somme toute logique à ceci près qu’un organisme de sous-traitance peut justement connaître… plusieurs donneurs d’ordre.(!)
Alors que l’on espère un début de compromis, voire de solution, sur ces questions à l’occasion de la rencontre des ministres de l’Emploi et du Social le 23 octobre prochain, l’objectif visé à ce stade par Elisabeth Morin-Chartier se veut particulièrement clair : que la révision de la directive de 1996 soit, bien plus qu’une simple opération législative, l’occasion d’établir les prémices d’une Europe sociale et qu’in fine la base légale du détachement des travailleurs ne repose plus sur l’une des libertés de circulation mais sur un socle de droits sociaux. En somme, «faire de la révision de la directive sur le détachement des travailleurs le socle de l’Europe sociale», où l’intérêt collectif primerait sur les seuls intérêts souverains. Toute la beauté du projet mais également toute sa complexité.
À propos de l’auteur : Clara Grubain est diplômée en droit de l’Union européenne à l’Université de Strasbourg.
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