Alors que toutes les préoccupations quant au futur de l’Union restent focalisées sur le Brexit, un autre bras de fer pourrait plus sûrement augurer de l’avenir du projet européen. De l’issue des négociations sur le cadre financier pluriannuel post-2020 qui s’ouvriront le mois prochain pourrait en effet dépendre le sens à donner au projet européen ainsi que le degré d’intégration et de solidarité que les Européens sont réellement prêts à consentir.
Au mois de mai 2018, l’Union européenne a rendez-vous avec son avenir. La négociation qui va s’engager sur le cadre financier pluriannuel post-2020 ne vise pas simplement à déterminer les enveloppes budgétaires qui seront allouées aux politiques communes et leurs modalités de financement. Sur la base de la proposition que formulera la Commission, les États membres et le Parlement européen auront en réalité à se prononcer sur le sens qu’ils entendent donner au projet européen ainsi que sur le degré d’intégration et de solidarité que les Européens sont prêts à consentir. Ces enjeux sont d’autant plus importants que cette négociation interviendra dans le contexte inédit créé par le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (Brexit).
Toutefois, ce moment de vérité sur les priorités et les objectifs à assigner aux politiques européennes peut aussi s’engluer rapidement dans une bataille rangée entre les États désireux de limiter le montant de leur contribution au financement du budget européen (les contributeurs nets) et ceux qui veulent maximiser leurs retours au titre des politiques et programmes mis en œuvre par l’Union européenne sur leur territoire (les bénéficiaires nets).
À la veille de ce grand rendez-vous, poser les questions qui vont structurer les négociations doit permettre d’éclairer les enjeux de l’équation complexe à résoudre : à quoi sert le budget de l’Union européenne? Quel doit en être le montant? Comment répartir la charge de son financement? Comment faire plus avec moins? Quel est le calendrier des décisions à prendre?
A quoi sert le Budget de l’Union européenne?
Les trois fonctions traditionnellement dévolues à un budget public – allocation, distribution et stabilisation – se retrouvent dans le budget européen, mais à des degrés très différents et ne permettent qu’imparfaitement d’en appréhender la structure. Le budget de l’Union est surtout le fruit d’une histoire, d’une sédimentation progressive reflétant l’approfondissement des compétences et les élargissements successifs. Il est un point d’équilibre entre des ambitions et des compromis nécessaires.
À toutes les étapes de la construction européenne, le budget a joué un rôle de facilitateur, favorisant l’acceptabilité, par les États membres comme par les citoyens, des nouvelles avancées, notamment le marché unique, la monnaie unique ou les élargissements. Il est ainsi davantage un lubrifiant qu’un levier de la construction européenne. Cependant, il est aussi marqué par une force d’inertie très importante : les priorités s’additionnent plus qu’elles ne se substituent les unes aux autres au fil du temps ; les avantages acquis, en dépenses comme en recettes, sont difficiles à remettre en cause. Dès lors qu’ils passent les dépenses au crible de critères objectifs (valeur ajoutée, subsidiarité, additionnalité, proportionnalité), les travaux académiques concluent, en règle générale, à la nécessité de remettre en cause de manière radicale la structure du budget, dominée par deux grandes politiques, la politique agricole commune (PAC) et la politique de cohésion, qui représentent à elles seules plus de 70% des crédits en 2018.L’Union européenne doit donc s’interroger sur les moyens à dédier à chaque priorité, dans un contexte où les besoins de consolidation de la croissance et de création d’emplois sont importants, où les attentats terroristes font peser une menace constante sur nos sociétés, où l’Europe est entourée de crises internationales de grande ampleur, avec des conséquences sur son territoire, notamment en termes de migration, où la réalisation des engagements pris pour lutter contre les changements climatiques appelle une action vigoureuse.
Dans ces circonstances, la Commission plaide pour que la valeur ajoutée européenne des politiques conduites et le financement de biens publics européens, en particulier pour augmenter le potentiel de croissance, de défense et de sécurité de l’Union européenne, constituent le centre de gravité de la négociation. Une telle approche implique nécessairement que des économies soient faites sur la politique agricole commune et la politique de cohésion. A cet égard, la Commission assume, non sans une part de provocation, la présentation de scénarii dans lesquels ces deux piliers du budget perdraient 15 à 30% de leurs moyens.
Si des évolutions structurelles sont nécessaires, il convient de se garder d’imaginer que le «grand soir» du budget européen est venu. L’attachement d’un grand nombre d’États membres à la politique de cohésion et à la PAC tient aux enjeux auxquels ces politiques répondent – enjeu de convergence des régions et des États au sein de l’Union pour la première, enjeu de sécurité et de souveraineté alimentaires pour la seconde – ainsi qu’à leur impact en termes économique, d’emploi, d’environnement, d’aménagement et de réorganisation/adaptation (?) des territoires, de visibilité de l’action européenne dans l’ensemble de l’Union. L’existence de groupes très structurés d’États «amis de la PAC» et/ou «amis de la cohésion» tient aussi naturellement à leurs retours au titre de ces politiques. Leurs sorts sont d’ailleurs, d’une certaine manière, liés. Opposer l’une à l’autre revient, en fait, à affaiblir l’une et l’autre.
Un point d’équilibre devra donc être trouvé entre les nouvelles priorités à financer et les politiques qui sont, depuis plus longtemps, au cœur de l’action européenne.
Quel doit-être le montant du budget européen
Équivalant environ à 1% du revenu national brut (RNB) de l’Union européenne et à 2% des dépenses publiques dans l’Union, le budget européen est sans commune mesure avec celui d’un État fédéral. En 2018, il s’établit à 160,1 milliards d’euros (Mds€) en crédits d’engagement et 144,7 Mds€ en crédits de paiement.
Le départ du Royaume-Uni comporte deux conséquences du point de vue de son économie générale, l’une porte sur la répartition entre les États membres de la charge de son financement, l’autre sur son volume. Le Royaume-Uni étant un contributeur net important, son départ génère un manque à gagner de l’ordre de 10 Mds€ par an, correspondant à la différence entre ce qu’il versait et ce qu’il percevait du budget européen. Mais le Royaume-Uni est aussi un pays dont la richesse représente de l’ordre de 15,5% de la richesse européenne. Dès lors, si les États membres devaient considérer que le budget de l’Union européenne doit continuer à ne pas dépasser 1% du RNB de l’Union, il enregistrerait une baisse de l’ordre de 25 Mds€ par an, obligeant à reconsidérer fortement le format des politiques communes.
Du point de vue de la Commission, les États membres doivent s’engager à contribuer davantage au financement de l’Union, pour compenser le départ du Royaume-Uni et aligner les moyens disponibles sur les priorités affichées s’agissant des politiques sur lesquelles existe un consensus pour agir davantage ensemble à l’échelle européenne (notamment migration, sécurité, défense, mobilité des jeunes, recherche et innovation, lutte contre le changement climatique). Elle estime ainsi que le cadre financier post-2020 devrait être compris entre 1,1 et 1,2% du RNB de l’Union. Le Parlement européen va plus loin encore dans la mesure où il considère que le maintien de la PAC et de la politique de cohésion à leur niveau actuel et la traduction budgétaire des ambitions politiques déjà formulées par les chefs d’État ou de gouvernement devraient conduire à porter le budget à 1,3% du RNB de l’Union.
Or, si l’Allemagne et la France semblent prêtes, sous certaines conditions, à envisager une augmentation du budget de l’Union, plusieurs des contributeurs nets importants, notamment les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et l’Autriche, ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils n’accepteraient pas de hausse de de leur contribution suite au départ du Royaume-Uni.
Comment financer le Budget de l’Union européenne?
Le budget de l’Union européenne est financé par des ressources propres, ce qui devrait distinguer l’Union des organisations internationales dont le financement repose sur des contributions de leurs membres. Toutefois, l’esprit originel d’un financement indépendant des États membres a été doublement altéré. D’abord, parce que les mécanismes dérogatoires se sont multipliés au profit des contributeurs nets les plus importants, le plus emblématique d’entre eux étant assurément la correction dont bénéficie le Royaume-Uni depuis 1984. Ensuite, parce que le poids prépondérant des ressources assises sur le RNB et la TVA est tel que l’essentiel du financement du budget européen transite désormais par les budgets nationaux, ce qui conforte la tendance des États membres à considérer le budget au travers du seul prisme de leur solde net.
S’il remplit la finalité pour laquelle il a été conçu – pourvoir les ressources nécessaires au financement des politiques européennes –, le système des ressources propres ne reflète pas de manière exacte la capacité contributive des États membres et apparaît au final injuste, opaque, exagérément complexe et illisible pour les citoyens.
Dans une négociation dont le résultat – la décision du Conseil sur le système des ressources propres – requiert l’unanimité au Conseil et une ratification par les États membres selon leurs procédures constitutionnelles respectives, le départ du Royaume-Uni, viscéralement attaché au mécanisme de correction obtenu par Margaret Thatcher, peut apparaître comme une opportunité pour envisager une réforme en profondeur. Ainsi, la Commission envisage la suppression de tous les mécanismes dérogatoires et la création de nouvelles ressources propres (part du produit de la vente aux enchères des quotas d’émissions de CO2; véritable ressource TVA; part de l’impôt sur les sociétés, une fois son assiette harmonisée, incluant éventuellement une composante numérique; proportion des bénéfices nets découlant des parts des banques centrales nationales dans le revenu monétaire pour la zone euro versés aux trésors publics nationaux).
Pour autant, il serait erroné d’accréditer l’idée que le Royaume-Uni constituait le seul obstacle à une réforme d’envergure du système des ressources propres et qu’en son absence l’Union européenne y serait parvenue depuis longtemps. Nombreux sont les États membres réticents à l’idée même de doter l’Union de nouvelles ressources propres, car ils estiment que c’est un pas dans le sens d’une Union fédérale qu’ils ne sont pas prêts à franchir.
Comment faire plus avec moins?
Dans un contexte aussi délicat de raréfaction des ressources publiques, l’équation pourrait être pour partie résolue par un recours accru aux instruments financiers afin de maximiser l’effet de levier de chaque euro disponible. Le Fonds européen pour les investissements stratégiques, créé dans le cadre du plan européen d’investissement, dit «plan Juncker» et mis en œuvre avec succès par la Banque européenne d’investissement a, de ce point de vue, servi de laboratoire. L’objectif initial de réaliser 315 Mds€ d’investissements supplémentaires grâce à la constitution d’une garantie de 21 Mds€ est en passe d’être atteint et cet instrument a été prolongé par le Conseil et le Parlement européen pour viser désormais des investissements à hauteur de 500 Mds€ d’ici 2020.
Le recours aux instruments financiers (prêts, garanties, participations ou quasi-participations) présente deux avantages par rapport aux subventions qui demeurent le mode d’intervention le plus pratiqué par le budget de l’Union européenne :
Différents dans leurs finalités, leurs périmètres comme dans leurs modalités d’activation, ces instruments ne sauraient pour autant avoir un effet d’éviction sur les politiques de l’Union reposant sur des subventions. Ils doivent être conçus comme des compléments et non des substituts.
Quel calendrier des décisions à prendre?
La sensibilité de cette négociation est telle qu’il revient aux chefs d’État ou de gouvernement eux-mêmes de parvenir à l’unanimité à un compromis qui doit ensuite faire l’objet d’un accord avec le Parlement européen, dont la traduction juridique prend la forme :
Parallèlement seront également négociées les bases légales sous-tendant les différentes politiques communes.
La Commission plaide pour un accord rapide sur le cadrage budgétaire, de manière à aligner les calendriers budgétaire et institutionnel, avant les élections européennes de mai 2019, et à assurer un démarrage effectif des nouvelles politiques au début 2021.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que la dernière négociation, à l’image d’ailleurs des précédentes, avait duré 29 mois et ne s’était conclue qu’au terme d’un Conseil européen qui avait lui-même duré une journée et demie sans discontinuer. La question du cadre financier est à ce point sensible dans le débat politique national que les dirigeants ont besoin de montrer à leur opinion publique qu’ils ont épuisé toutes les marges de négociation avant d’accepter le compromis. L’idéal européen n’en sort certes pas grandi mais il est peu probable que les négociateurs échappent à cette réalité et s’affranchissent totalement des dynamiques traditionnelles de négociation.
Dans un environnement où les grands paramètres de la négociation (volume du budget, structure des dépenses, sources de financement) sont difficiles à faire évoluer, cinq figures classiques de la négociation européenne – faire faire, faire plus avec moins, faire mieux plutôt que plus, faire à moins, faire plus tard – pourraient être appelées à la rescousse pour faciliter et «habiller» le compromis final.
En tout état de cause, le débat sur l’avenir du budget de l’Union européenne ne doit pas être l’apanage de quelques spécialistes habiles à en manier le jargon. Il doit être rendu accessible à tous les citoyens, car le budget de l’Union n’est pas un budget «pour Bruxelles» mais un budget pour tous les Européens.
Stéphane Saurel est ancien président du comité budgétaire du Conseil de l’Union européenne. Il a dirigé le cabinet du Secrétaire d’État chargé des Affaires européennes en France, de 2014 à 2017. Il est l’auteur de l’ouvrage Le budget de l’Union européenne (Collection Réflexe Europe, La Documentation française, 2018). Il enseigne, notamment, à l’Université Saint-Louis (Bruxelles) et dispense régulièrement des formations à l’École nationale d’administration.
Article initialement publié dans P@ges Europe, 21 mars 2018, La Documentation française © DILA.
Photo: Dave Gough sous licence creative commons
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