Donbass, détroit de Kertch, pont de Crimée, nouvelle église ukrainienne…A moins de trois mois du premier tour de l’élection présidentielle du 31 mars, faut-il craindre un embrasement des tensions entre Kiev et Moscou?
La brève confrontation entre les marines russe et ukrainienne à proximité du détroit de Kertch, qui s’est traduite, fin novembre 2018, par l’arraisonnement de trois navires ukrainiens et l’emprisonnement de leur équipage, a remis le conflit russo-ukrainien au premier rang des préoccupations de la communauté internationale. Si le conflit dans le Donbass reste le point de tension principal, les contentieux russo-ukrainiens ne cessent de croître dans tous les domaines au moment où l’Ukraine entre en période pré-électorale.
L’institutionnalisation des républiques du Donbass
Début novembre 2018, des élections parlementaires et présidentielles ont été organisées par les Républiques populaires autoproclamées de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL). Leur objectif était, avant tout, de légitimer leurs dirigeants qui exerçaient leurs fonctions par intérim. À Donetsk, Denis Pouchiline a été propulsé à la tête de la RPD après la mort d’Alexandre Zakhartchenko, tué dans l’explosion d’une bombe fin août 2018. À Lougansk, Léonid Passetchnik avait pris la tête de la RPL en novembre 2017 à l’issue d’une révolution de palais.
Soutenues par Moscou mais dénoncées par Kiev, ces élections constituent une étape supplémentaire dans l’institutionnalisation des Républiques indépendantistes du Donbass peuplées d’environ 3,6 millions d’habitants. Le gouvernement ukrainien a paradoxalement contribué à cette évolution : reprenant à son compte l’agenda nationaliste, il a cessé de verser retraites, salaires et minima sociaux aux populations vivant sur le territoire des républiques indépendantistes, avant de décréter un embargo économique à leur encontre. Ces mesures, contraires aux accords de Minsk, n’ont fait que renforcer la dépendance des Républiques indépendantistes envers la Russie.
Cette évolution signe cependant l’échec partiel de la stratégie russe : Moscou souhaitait utiliser ces accords pour « fédéraliser » l’Ukraine grâce à un changement de la Constitution ukrainienne associé à un statut d’autonomie pour le Donbass. Mais Kiev craint que cela n’encourage les forces centrifuges, tout en donnant à Moscou un droit de regard dans les affaires intérieures ukrainiennes. C’est ce qui explique le refus catégorique de Kiev de dialoguer avec les représentants du Donbass et le maintien d’une option militaire visant à la « reconquête » des territoires perdus.
En réaction à ces élections jugées illégales, l’UE a rajouté neuf « officiels » des républiques du Donbass sur sa liste des personnes soumises aux sanctions, mesure qui relève d’ un « service minimum » assuré par une Europe de plus en plus divisée sur l’opportunité des sanctions.
Moscou avait pris les devants fin octobre avec la mise en place de « contre-sanctions » financières à l’encontre de 362 personnalités et de 68 sociétés ukrainiennes qui représentent une grande partie des élites politico-économiques ukrainiennes actuelles. La Russie étant redevenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine en 2017, Moscou dispose là d’un instrument de pression pour tenter de peser sur l’évolution du régime ukrainien.
La religion, une nouvelle dimension au conflit
Le Président ukrainien Petro Porochenko n’en poursuit pas moins sa politique de défiance envers la Russie. C’est dans cette optique qu’il a œuvré à la création d’une nouvelle église ukrainienne en rupture avec l’orthodoxie russe. Pour ce faire, il est parvenu à convaincre le patriarcat de Constantinople de soutenir « l’autocéphalie » de l’église ukrainienne, ce qui a poussé le patriarcat de Moscou à rompre avec Constantinople.
Mais si le Président ukrainien peut se targuer d’avoir provoqué ainsi une grave crise au sein de l’orthodoxie, les résultats en Ukraine sont ambivalents : en effet, le clergé de l’Église orthodoxe ukrainienne canonique (rattachée au patriarcat de Moscou) a très majoritairement refusé de rejoindre la nouvelle église malgré les fortes pressions exercées par le pouvoir (arrestations de prêtres, perquisitions de lieux de cultes…). La nouvelle église rassemble donc les structures préexistantes qui étaient déjà en rupture avec Moscou et ont été « légalisées » grâce à la reconnaissance de Constantinople, tandis que l’Église orthodoxe ukrainienne reste fidèle au patriarcat de Moscou.
Loin donc de rassembler, l’initiative du Président ukrainien a encore aggravé les divisions du pays et illustré à quel point la politique de rupture avec le « monde russe » est loin de faire l’unanimité.
Kertch, l’affaiblissement des positions ukrainiennes
Dans le même temps, la tension n’a cessé d’augmenter en mer d’Azov depuis début 2018 : Kiev dénonçait comme illégale la construction par Moscou du pont de Crimée. Celui-ci permet à Moscou de relier la presqu’île au territoire russe tout en exerçant un contrôle direct sur le détroit de Kertch au moyen de règles de franchissement spécifiques.
Fin mars 2018, les autorités ukrainiennes ont arraisonné en mer d’Azov un bateau de pêche russe provenant de Crimée et accusé à ce titre d’avoir porté atteinte à la souveraineté ukrainienne. Moscou s’est appuyé sur cet incident, associé à la crainte de sabotages du pont de Crimée, pour justifier le renforcement de sa flottille militaire en mer d’Azov. La marine russe a alors mis en place des contrôles de plus en plus stricts des navires souhaitant rallier les ports ukrainiens – ce qui est interprété côté ukrainien comme un moyen pour Moscou d’asphyxier l’économie du sud-est de l’Ukraine déjà touchée par le conflit dans le Donbass.
Du côté russe, ces contrôles sont justifiés par le fait que, depuis le « rattachement » de la Crimée, l’accès à la mer d’Azov s’effectue par ce que Moscou considère comme ses eaux territoriales.
C’est dans ce contexte que le pouvoir ukrainien a décidé de transférer trois navires militaires en mer d’Azov fin novembre 2018. Mais alors qu’un transfert précédent avait été réalisé en concertation avec la partie russe, les autorités ukrainiennes ont décidé cette fois-ci de se passer de l’accord de Moscou. En défiant ainsi ouvertement les règles mises en place par Moscou, on voit mal à quelle autre réaction que l’utilisation de la force par la partie russe pouvaient s’attendre les autorités ukrainiennes.
De fait, la rapidité avec laquelle Petro Porochenko a décidé de décréter la loi martiale alors qu’il ne l’avait pas fait en cinq ans de guerre sanglante dans le Donbass, a suscité des interrogations sur ses objectifs. Son projet initial était en effet d’appliquer la loi martiale sur tout le territoire ukrainien pour une période de trois mois renouvelable – ce qui aurait menacé la bonne tenue du scrutin présidentiel de mars 2019.
Or, Petro Porochenko, candidat à sa propre succession, est en très mauvaise posture du fait de son impopularité. La pression internationale et le mécontentement de l’opposition ont finalement conduit le Parlement ukrainien a réduire la loi martiale à un mois avec une application limitée aux seules régions frontalières de la Russie. Ce compromis risque cependant d’accentuer encore les divisions du pays dans la mesure où il s’agit justement des régions « russophones » où le régime ukrainien est le plus contesté.
Les réactions internationales à l’incident de Kertch illustrent l’affaiblissement des positions ukrainiennes : non seulement les grandes capitales européennes se sont contentées de condamnations verbales de l’attitude russe, mais Angela Merkel a même appelé les autorités ukrainiennes à se montrer « raisonnables », signifiant une fin de non-recevoir aux appels de Petro Porochenko à un engagement militaire occidental. Les équilibres au sein de l’UE sont en effet défavorables à l’Ukraine depuis l’arrivée au pouvoir en Italie d’une coalition opposée aux sanctions contre la Russie.
De son côté, Vladimir Poutine a refusé tout contact avec Petro Porochenko, l’accusant d’avoir provoqué l’incident à des fins électorales. Ce boycott de la part du dirigeant russe n’est pas sans rappeler son attitude vis-à-vis du président pro-occidental géorgien Mikheil Saakachvili qui a dû quitter le pouvoir en 2013 et vit en exil depuis plusieurs années.
Il s’agit d’une mauvaise nouvelle pour Petro Porochenko dans la mesure où le Kremlin donne ainsi à comprendre aux partenaires de l’Ukraine que le président actuel n’est plus un interlocuteur pour trouver une porte de sortie à la crise ukrainienne.
David Teurtrie est chercheur associé, Institut national des langues et civilisations orientales – Inalco – USPC / Photo : Opération ant-terroriste à l’Est de l’Ukraine – Ministry of Defense of Ukraine, sous licence creative commons / Texte : première publication sous licence creative commons in The Conversation
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