Après une impressionnante série de rebondissements, le 29 mars 2019 – échéance théorique du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) – ne sera pas la date du Brexit! Le défaut d’approbation par la Chambre des communes de l’accord du 14 novembre 2018 relatif à un retrait ordonné du Royaume-Uni de l’UE et la demande d’un report du Brexit au 30 juin 2019 par Theresa May le 20 mars 2019 l’expliquent grandement. De surcroît, la négociation de sortie de l’UE du Royaume-Uni se révèle être d’une extrême complexité et de nombreux qualificatifs ou d’éloquentes métaphores permettent d’en prendre la mesure. On a pu ainsi évoquer une négociation «amphigourique», autrement dit alambiquée, embrouillée, voire même incompréhensible. Sa dimension de farce burlesque et hypocrite lui vaut même parfois l’appellation de pantalonnade!
L’impuissance de la première ministre Theresa May face à la Chambre des communes est une évidence. En raison de leurs nombreux et profonds désaccords, une majorité de chefs d’État ou de gouvernement européens affirment, à juste titre, qu’ils ne savent pas ce que le Parlement britannique veut ou ne veut pas! Le point de non-retour est quasiment atteint et la fatigue du Brexit se situe à un niveau si élevé que le premier ministre du Luxembourg, Xavier Bettel, a comparé le retrait britannique à la célèbre pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot, et affirmé qu’il ne vient jamais!
Depuis le perfide référendum du 23 juin 2016, il n’est pas faux d’affirmer que le Royaume-Uni traverse une crise de régime sans précédent. Le Brexit représente une épreuve d’Hercule pour la démocratie britannique, qui doit maintenant vivre avec la concurrence de deux souverainetés, la souveraineté du Parlement et la souveraineté du peuple.
Une conséquence directe de cette crise est l’adoption d’un nouveau calendrier du Brexit par le Conseil européen. Il ouvre la voie à davantage d’options de sortie ou de maintien dans l’UE, d’autant que le potentiel de déstabilisation du Brexit s’avère immense.
Un nouveau calendrier: 22 mai ou 12 avril 2019?
L’article 50-3 TUE prévoit un délai de deux ans après la notification de l’intention de se retirer pour l’approbation de l’accord de retrait, « sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai. » Après deux tentatives manquées, Theresa May n’avait guère d’autre solution que de demander un report du Brexit. Un premier meaningful vote rejetant l’accord de retrait est intervenu le 15 janvier 2019 (432 voix contre 202) aux Communes; un deuxième le 12 mars 2019 (391 voix contre 242).
Après une négociation ardue ayant duré plus de sept heures, le Conseil européen des 21-22 mars 2019 a décidé d’«une prorogation jusqu’au 22 mai 2019, à condition que l’accord de retrait soit approuvé par la Chambre des communes» durant la semaine du 25 mars 2019. En cas de non-approbation, il a décidé d’une «prorogation jusqu’au 12 avril 2019 et attend du Royaume-Uni qu’il indique avant cette date une voie à suivre, en vue de son examen par le Conseil européen».
Cette double date ne relève pas du hasard. Le 12 avril est l’ultime limite permettant au Royaume-Uni d’organiser les élections européennes des 23-26 mai 2019. On l’aura compris, le 22 mai est le dernier jour précédant ces mêmes élections. La France souhaitait retenir le 7 mai. Comme de nombreux autres États membres, elle ne veut pas que le Brexit «pollue ce scrutin sensible», au vu de la place que devrait occuper les partis europhobes et eurosceptiques dans le prochain Parlement européen. La menace d’une participation du Royaume-Uni aux prochaines élections européennes peut également être assimilée à une pression sur les députés, afin qu’ils se décident enfin à voter l’accord de retrait.
Un troisième vote doit en effet être organisé le 26 ou le 27 mars, Theresa May ayant toutefois laissé entendre qu’il n’est pas certain, si aucune majorité n’existe pour approuver l’accord de retrait qui, de toute façon, ne peut plus être modifié. L’UE accentue donc la pression sur le Royaume-Uni, ce qui le place face à ses responsabilités.
Elle espère obtenir enfin la clarification politique tant attendue en le mettant face au dilemme suivant: la sortie ou les élections européennes! Le 12 avril apparaît donc bien comme une date couperet fatidique pour le Royaume-Uni, qui aura à ce moment-là à assumer un no deal ou une demande de report long (et l’organisation des élections européennes).
«No deal» ou report long?
Au fil des mois et des nombreux votes intervenus à la Chambre des communes, le risque d’un retrait désordonné du Royaume-Uni s’est accentué. Avec l’échéance du 12 avril 2019, le Royaume-Uni est contraint de s’exprimer avant cette date soit en faveur d’un report long du Brexit – qui devra être accepté par les 27 États membres –, soit sa sortie de l’Union se fera sans accord, deux longues années de négociations partant à vau-l’eau. Un report long du Brexit présente, de ce point de vue, l’avantage d’éloigner considérablement le risque de «no deal».
Il ne peut cependant se justifier qu’avec une nouvelle approche du Brexit (un nouveau gouvernement, un second référendum?), bref avec une nouvelle stratégie de sortie comportant par exemple le maintien du Royaume-Uni dans l’union douanière et une relation de long terme plus étroite.
L’UE ne peut pas accepter une extension longue sans garanties. Le Brexit a assez duré et l’éloigne depuis trop longtemps des vraies priorités permettant sa «Renaissance», à savoir une défense européenne renforcée, l’établissement d’une politique industrielle, des relations appropriées avec les États-Unis et la Chine, ou encore faire face aux défis technologiques dans le secteur du numérique.
Un report long – une durée de 9 à 21 mois est évoquée – implique que le Royaume-Uni précise impérativement avant le 12 avril 2019 s’il participe aux élections européennes de mai 2019, ce qui irait totalement à l’encontre du souhait des Brexiters de quitter l’UE. Le 12 avril est donc devenu la nouvelle date clé du Brexit.
Le risque de no deal est pris très au sérieux au niveau de l’UE. La Commission européenne a d’ailleurs adopté un plan d’action d’urgence en décembre 2018. Il envisage une série de mesures dans plusieurs secteurs (Erasmus, pêche, transport, douanes…) en cas d’absence d’accord, dans le but de limiter les perturbations qui pourraient survenir. Le Parlement européen et le Conseil en ont déjà adopté une partie.
Après l’avoir envisagé en décembre 2018, le Conseil européen des 21-22 mars 2019 a demandé à nouveau de poursuivre les travaux sur les mesures de préparation et d’urgence, «en tenant compte de tout ce qui pourrait advenir». Sous-entendu : notamment un no deal.
Révocation du Brexit ou nouveau référendum?
Selon le Président du Conseil européen, Donald Tusk, toutes les options demeurent ouvertes pour le Royaume-Uni: un deal, un no deal, une extension longue des délais ou encore une révocation de l’article 50 du TUE. Le retrait du Royaume-Uni n’est donc pas la seule issue possible car, bien que l’article 50 TUE soit silencieux sur cette question, il peut révoquer son retrait, un second référendum pouvant éventuellement lui permettre de se maintenir dans l’Union.
Dans son arrêt d’Assemblée plénière du 10 décembre 2018, la Cour de justice de l’UE a en effet jugé que le Royaume-Uni pouvait révoquer unilatéralement, de manière non équivoque et inconditionnelle, la notification de son intention de se retirer de l’UE, une telle révocation mettant fin à la procédure de retrait et confirmant son appartenance à l’UE dans des termes inchangés.
L’article 50 prévoit en effet que l’État qui décide de se retirer «notifie son intention au Conseil européen», ce qui n’équivaut pas à une décision ferme et définitive. Le retrait de l’Union a un caractère volontaire et la souveraineté de l’État doit être préservée: un État ne peut être contraint de se retirer contre sa volonté.
Cette question de la révocation est, d’ailleurs, d’actualité outre-Manche. Une pétition «Revoke Article 50 and remain in the EU», qui a déjà recueilli presque 5 millions de signatures, demande au gouvernement britannique de mettre fin au processus de sortie de l’UE et le maintien du Royaume-Uni dans l’Union.
Elle vient complexifier davantage encore les débats au Parlement britannique et entend contrecarrer les résultats du référendum du 23 juin 2016, ce qui soulève un problème démocratique identique à l’organisation d’un second référendum, dont le résultat aboutirait à une absence de Brexit. En effet, les manifestations réclamant l’organisation d’un second référendum (un vote populaire) se succèdent à Londres, réunissant un nombre toujours plus impressionnant de participants.
Un Brexit sans bornes ni mesure
Le feuilleton du Brexit semble interminable; il peut encore réserver de nombreuses surprises. Comme l’a à nouveau déclaré avec justesse Xavier Bettel, «on ne cherche pas une porte de sortie, mais une issue de secours»!
Il est vrai que les dangers inhérents au Brexit sont sans commune mesure. La sortie de l’UE du Royaume-Uni relève du même phénomène de crise démocratique et populiste que l’élection de Donald Trump aux États-Unis, ou la persistance de régimes illibéraux dans plusieurs États membres de l’est de l’UE. Elle représente tout de même une perte pour elle, à un moment où le couple franco-allemand peine à s’accorder pour sortir l’Union européenne de l’inaction.
Le Brexit est porteur d’un mouvement de fragmentation à la fois politique et territorial. Politique, car le risque d’implosion du parti Tory n’a jamais été aussi grand, d’autant plus que Theresa May semble en avoir complètement perdu le contrôle. Le Parti travailliste est de surcroît dans une situation similaire.
Territorial, car le risque de dislocation du Royaume-Uni s’est accru avec le Brexit. Non seulement l’Irlande opère un recul dans le temps, mais l’Écosse n’a pas remisé aux oubliettes son désir d’organiser un nouveau référendum d’indépendance. Nicola Sturgeon, première ministre de l’Écosse, n’a pas hésité à affirmer qu’«avec le Brexit, contre lequel nous avons voté, nous payons le prix de notre absence d’indépendance».
Bien que le spectre du Brexit continue de hanter l’Union et ses États membres depuis le 23 juin 2016, le retrait britannique démontre par l’absurde que l’UE apporte beaucoup aux États qui en sont membres. La preuve en est que plus aucun leader eurosceptique ne veut la quitter.
Quoi qu’il en soit, la chorégraphie du Brexit reste inachevée, et il faut espérer, en référence au célèbre opus de Camille Saint-Saëns, que les dernières figures ne le transformeront pas en danse macabre fatale pour l’Union européenne.
Yves Petit est Professeur de droit public, Université de Lorraine / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons / Photo: Puckpics sous licence creative commons
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