«Tout est possible dans les moments exceptionnels», écrivait Jean Monnet, «à condition que l’on soit prêt, que l’on ait un projet au moment où tout est confus». Tout comme au sortir des deux premières guerres mondiales, bouleversements politiques, économiques et sociaux devraient prolonger à son échelle la crise sanitaire du COVID19. L’Europe doit y apporter des réponses fortes mais en s’appuyant, cette fois, sur un projet résolument politique qu’il reste à (re)construire.
Après la Première Guerre Mondiale le ministre des Affaires étrangères britannique, Lord Balfour, appelait la communauté internationale à «fournir un effort digne de la situation exceptionnelle, pour remédier à des calamités qui, en s’ajoutant aux horreurs de la guerre, semblent plus affreuses que la guerre elle-même». La première initiative dans ce sens fut la Commission des épidémies qui sera mise en place avant même l’installation de la SDN, qui fournira une aide matérielle et une expertise scientifique aux pays d’Europe de l’Est ravagés par le typhus: on estime qu’il y a eu jusqu’à 25 millions de cas et un fort taux de mortalité venant s’ajouter à la calamité de la grippe pandémique, la fameuse grippe espagnole.
Primauté de l’intérêt général
«Tout est possible dans les moments exceptionnels», écrivait dans ses Mémoires Jean Monnet ,futur «père de l’Europe», «à condition que l’on soit prêt, que l’on ait un projet au moment où tout est confus». Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale il y en avait beaucoup des défis exceptionnels à relever avec bien des bouleversements politiques, économiques et sociaux. En juin 1944, des membres de la Résistance française, réunis en Comité français pour la fédération européenne, élaborent une déclaration dans laquelle ils affirment leur attachement au fédéralisme européen et définissent les contours de l’Europe unie d’après-guerre. En France encore, le Conseil National de la Résistance (CNR) est le moment pendant lequel l’Etat, les citoyens, le peuple français reprennent le pouvoir sur l’économie. Le programme du CNR est clair: l’intérêt général doit toujours primer sur l’intérêt particulier. Le texte de ce programme fait référence à la domination de la finance dans les années 1930, à l’accaparement des richesses par une minorité, à la trahison des banques et des élites. Les membres du CNR voulaient que l’Etat ait la main sur tous les secteurs qui sont prioritaires pour la vie d’une nation: l’énergie, la santé, les transports, les postes, etc. Le programme du CNR est issu du Front populaire de 1936 et de la Révolution française. Ce sont les grandes réflexions politiques et philosophiques de deux siècles d’histoire de France. Par un rapport de force favorable, ses idées ont pu arriver au pouvoir en 1945. Le Gaullisme s’inspirera beaucoup dans sa politique sociale et économique du programme du CNR. Le Covid 19 peut rendre possible bien des changements en 2020 mais la bataille sur le terrain sera difficile. Rappelons que le Conseil national de la Résistance (CNR) était l’organisme qui dirigeait et coordonnait les différents mouvements de la Résistance intérieure française pendant la Seconde Guerre mondiale, toutes tendances politiques confondues. Le conseil est composé de représentants de la presse, des syndicats et des membres de partis politiques hostiles au gouvernement de Vichy à partir de la mi-1943.
Dans les résistances européennes aussi on s’organisait pendant la Seconde Guerre Mondiale pour un projet européen et de véritables transformations de sociétés. En 1941, Altiero Spinelli et Ernesto Rossi écrivent à Ventotene le Manifeste pour une Europe libre et unie. En Allemagne, à Munich, les étudiants du mouvement «La Rose blanche» prennent position pour une fédération européenne déjà pendant la guerre. Ses dirigeants seront exécutés. En 1943, c’est la fondation du Mouvement fédéraliste européen à Milan. Il adopte le manifeste de Ventotene comme programme. En 1944, c’est la fondation à Lyon du Comité français pour la fédération européenne. Printemps 1944, c’est la réunion à Genève des délégués des mouvements de résistance de plusieurs pays européens pour discuter du projet de fédéralisme européen. Le 7 juillet 1944, c’est la Déclaration des résistances européennes issue de ce projet. C’est enfin le Congrès de La Haye du 7 mai au 11 mai 1948, il est organisé par des associations, issues notamment de la résistance au nazisme, comme l’Union des fédéralistes européens ou encore le United Europe Mouvement de Winston Churchill, président d’honneur du Congrès.
Clivage entre unionistes et fédéralistes
Le Congrès est marqué par un clivage entre unionistes et fédéralistes. Les premiers, dont Churchill, souhaitent une simple coopération entre États afin de résoudre uniquement les difficultés économiques et de renforcer le camp occidental dans la Guerre froide naissante. Les fédéralistes veulent aller plus vite et plus loin et demandent un transfert partiel de souveraineté à une Fédération européenne, ils veulent que le politique passe avant l’économique. Henri Brugmans souligne plus tard «l’atmosphère joyeuse, créatrice, presque révolutionnaire du Congrès». Les fédéralistes concluent malheureusement à une domination des unionistes. Pour Denis de Rougemont, «les maîtres du Congrès ont retiré la parole au peuple européen pour la donner à des ministres qui en ont fait l’usage que l’on sait». Le problème n’est donc pas l’Europe mais sa mise sous tutelle de l’économie néolibérale avec l’oubli total de la construction politique. Les deux grands résultats du Congrès de La Haye seront: le 5 mai 1949, la signature du traité de Londres qui crée le Conseil de l’Europe et le 9 mai 1950, la déclaration Schuman.
Qu’avons-nous fait de l’héritage de nos Pères? Combien de fois a-t-on trahi le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) en France? Combien de fois a-t-on trahi le programme des résistances européennes et fédéralistes pour une Europe unie? Il est vraiment temps de se poser les grandes questions, toute l’Europe nous le demande. Plus d’Europe et moins de Bruxelles, remettre l’économie à sa place et les citoyens au centre. Enfin bref, il nous faut refaire de la politique, il nous faut refaire un programme et il nous faut écrire un projet!
Olivier Védrine est Professeur (h.c.), Directeur de New Europeans
Photo: Un Congrès du Mouvement européen a rassemblé du 7 au 10 mai 1948 à La Haye, dans la salle des chevaliers du Parlement néerlandais, quelques 750 délégués sous la présidence honoraire de sir Winston Churchill, ancien Premier ministre britannique, afin de plaider pour une Europe unie. Sir Winston Churchill, au centre, y est accueilli en héros du Mouvement européen.
Source: Médiathèque de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne / Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1998 / Source: EC – Service audiovisuel
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