À l’annonce de l’élection de Joe Biden comme 46e président des États-Unis, le soulagement était palpable dans les capitales européennes. Il est vrai que sous le tandem Obama-Biden (2008-2016), les États-Unis considéraient toujours les Européens comme des alliés, ce qui n’était plus le cas lors de la présidence Trump (2016-2020).Pour autant, le retour de Joe Biden au pouvoir est-il si favorable aux Européens ?
Commençons par un dossier fondamental: la lutte contre le changement climatique. Les Européens se réjouissent du retour annoncé des États-Unis dans les Accords de Paris. Il ne faudrait pas oublier, pour autant, que ces Accords de Paris, signés en 2016 et souvent présentés comme une grande victoire pour l’humanité entière, ont surtout consisté à tenter de réparer les conséquences du désastreux sommet de Copenhague de 2009 sur le climat. À Copenhague, Barack Obama et le premier ministre chinois Wen Jiabao avaient enterré le protocole de Kyoto qui faisait, depuis 1997, la fierté des Européens. Lors du sommet climatique de Kyoto, un grand nombre de pays industrialisés s’étaient engagés sur la voie d’un mécanisme mutuellement contraignant de réduction des gaz à effet de serre. Les accords de Paris ont pérennisé cet abandon.
De l’URSS comme ennemi commun aux divergences sur le climat
Copenhague – un sommet tenu, soulignons-le, alors que Joe Biden était le vice-président des États-Unis –, marque le début d’une dissonance entre les alliés américains et européens sur la manière de voir et d’orienter la mondialisation, ces derniers promouvant une régulation par des normes juridiques multilatérales si possible contraignantes et à vocation mondiale. C’est de ce moment que date la focalisation américaine sur sa relation de compétition et d’interdépendance avec la Chine et l’apparition de l’idée d’une sorte de G2 de fait. L’accord sino-américain sur le dos des Européens à Copenhague témoigne aussi du recul de la recherche d’un intérêt global dans les motivations des puissances mondiales, et de la montée du souverainisme, c’est-à-dire, selon Zaki Laïdi, d’une absence de vision globale du monde et d’une action surtout motivée par l’intérêt particulier (national). La fin des années 2000 révèle une divergence entre une Union européenne universaliste et des États-Unis travaillés par un souverainisme déjà au pouvoir en Chine, en Russie, en Turquie et sur le point d’y parvenir en Inde et au Brésil.
Les années 2008-2016 doivent ainsi nous alerter sur la future administration Biden : bien qu’attaché au multilatéralisme, aux alliances et à l’idée d’une responsabilité mondiale des États-Unis, le duo Obama-Biden a dans les faits souvent négligé cette dernière pour se centrer sur les intérêts de la société et de l’économie américaines : dollar sous-évalué, procès intentés à des dirigeants d’entreprises européens dans le cadre de l’embargo visant l’Iran, mise en accusation d’Airbus…
Rien de neuf, cela dit. Dans les crises des années 1970, l’administration du président Nixon et de son secrétaire d’État Kissinger prit une série de décisions unilatérales peu soucieuses des intérêts des Européens (notamment dans les secteurs monétaire et commercial). Toutefois, durant la guerre froide (1947-1991), face à l’impérialisme soviétique, Américains et Européens étaient toujours, in fine, d’accord sur l’essentiel. La convergence des intérêts américains et européens était alors très forte : ils avaient un ennemi commun, l’URSS.
Aujourd’hui, et c’est heureux, ni les Européens ni les Américains n’ont plus d’ennemis – au sens classique d’un État représentant pour eux un danger existentiel. La Chine est un adversaire commun; c’est tout de même différent. Et les acteurs qui se déclarent plus ou moins ouvertement ennemis des Occidentaux utilisent les «armes des faibles» : le terrorisme (Daech, Al-Qaïda), ou le conflit asymétrique ou gelé dans le voisinage de l’Europe (des conflits entretenus par la Russie en Ukraine et en Transcaucasie; par la Turquie à Chypre, en Libye et au Karabakh; par l’Iran en Palestine et au Liban). Avec le retour d’une administration démocrate, le pouvoir de nuisance de ces acteurs est de nature à renforcer le lien transatlantique car il s’en prend aux valeurs qu’Américains et Européens ont en commun.
Trump, depuis 2016, avait détourné les États-Unis de cette communauté de valeurs avec les Européens : c’est sans précédent depuis 1941. Peut-être cela se reproduira-t-il au XXIe siècle, l’avenir le dira. Mais pas durant le mandat de Joe Biden. Avec lui, les États-Unis vont réinvestir les institutions multilatérales et l’OTAN ne sera plus «en état de mort cérébrale». Rappelons que le «pivot vers l’Asie» qu’avait enclenché l’administration Obama ne l’avait pas empêchée de renforcer le flanc oriental de l’OTAN face aux nuisances russes, ni de déployer Africom, le commandement militaire de l’armée américaine en Afrique décidé en 2007, gage d’une coopération étroite avec les Européens dans le renseignement et la logistique militaires en particulier. Barkhane, l’opération militaire française au Sahel, en témoigne.
Pour une Conférence eurasiatique sur la sécurité commerciale
Il n’en demeure pas moins que les Européens devront, avec Biden, affirmer leurs intérêts et leur vision du monde avec fermeté, habileté et ténacité, dans la mesure où le président américain nouvellement élu défendra ceux de son pays – d’autant plus âprement s’il n’a pas de majorité au Sénat. Pour rester un pôle mondial et autonome, les Européens ne peuvent plus compter sur une convergence avec les États-Unis dans plusieurs domaines cruciaux : l’énergie, le changement climatique, le Moyen-Orient… Ils étaient déjà engagés avec eux dans un bras de fer structurel dans les secteurs agricole, aéronautique, spatial et de l’économie numérique.
Avec Biden, les Européens seront à nouveau en capacité d’impliquer les Américains à leurs côtés face à la volonté de nuisance de la Russie de Poutine. Mais ils devront en échange continuer à se fournir grandement auprès de l’industrie de défense américaine et à prendre à leur charge un financement croissant de l’OTAN – c’est le prix à payer pour cet héritage au long cours devenu très lourd de la fragmentation de l’industrie de défense en Europe.
Trump a mené une guerre commerciale en même temps contre les Chinois et contre les Européens, par souverainisme et par nationalisme. Face à l’objectif chinois défini dès Deng Xiaoping de faire de la Chine le plus grand marché du monde en même temps qu’une puissance exportatrice, les intérêts européens et américains sont pourtant bien plus convergents que divergents. D’autant que chacune des deux entités est le principal partenaire commercial de l’autre. Sous Biden, les Européens pourront conforter leur nouvelle approche à l’égard de la Chine (qualifiée de «rival systémique» depuis mars 2019) en négociant à leur profit avec les Américains cette convergence stratégique. Ce faisant, les Européens pourraient harmoniser, bien plus qu’ils ne le font aujourd’hui, leurs différentes visions des relations avec la Chine, en cédant beaucoup moins qu’auparavant aux sirènes des «nouvelles routes de la soie», des sommets et des voyages bilatéraux à Pékin et des sommets «17+1» qui divisent les Européens entre eux.
À propos de cohésion diplomatique, les Européens devraient se souvenir avec quel talent ils ont piloté l’improbable processus d’Helsinki (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, 1973-1975) au moyen duquel ils ont habilement imposé leur agenda tant à l’URSS de Brejnev qu’à l’Amérique de Nixon. Les 35 pays signataires s’engageaient en effet à respecter les frontières et la souveraineté de tous les autres, à proscrire l’ingérence, à promouvoir la coopération et les échanges culturels, scientifiques et universitaires entre eux et à garantir les droits de l’homme.
C’est pourquoi l’Union européenne devraient prendre l’initiative d’une Conférence eurasiatique sur la sécurité commerciale qui se déroulerait sur plusieurs années. Il s’agirait de promouvoir des relations économiques équitables et régulées dans tous leurs aspects entre tous les pays du continent eurasiatique (y compris l’Océanie) plus les États-Unis et le Canada. Les Européens seraient dans leur zone d’excellence : la négociation multilatérale, le droit, la concertation, la capacité à lier ensemble plusieurs points de vue et une pluralité d’intérêts et de dossiers, de pays de toutes tailles et de toutes cultures, la promotion des échanges et de l’ouverture équitables, du progrès et du développement. Une telle initiative contraindrait les 27 et leurs partenaires de l’Espace économique européen à définir entre eux des positions communes sur tous les sujets de discussion.
L’administration Biden, qui se voudra l’héritière de celles de Wilson et de Roosevelt, et qui se donnera pour ambition d’ordonner la mondialisation, ne pourra refuser. Le gouvernement de Xi Jinping, qui ne cesse de plaider pour le dialogue et les forums de tous types pendant qu’il poursuit ses objectifs unilatéraux avec détermination, non plus.
Ce serait sortir par le haut de la paralysie de l’OMC, et une manière de reconnecter la diplomatie climatique avec le monde réel de l’économie et de la compétition entre États. Et d’amener la Russie, la Turquie et l’Iran dans le jeu multilatéral global à travers leur point faible : l’économie.
L’élection de Biden est une opportunité pour les Européens… à la condition qu’ils attirent les Américains sur le terrain de jeu où ils sont talentueux.
Sylvain Kahn est Professeur agrégé, Sciences Po / Photo: Joe Biden devant le Parlement européen / Photographe: Didier Bauweraerts / European Union 2010 – Source EP / Première publication sur The Conversation sous licence Creative commons.
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.