Sacralisée par la loi en Europe depuis 2015, la neutralité du Net est-elle en danger depuis qu’elle n’est plus protégée aux États-Unis ? À quoi s’attendre, si une partie de l’internet adopte un système avec voie rapide payante (non-neutre) alors que l’autre interdit ce type de discrimination? Les États-Unis risquent-ils de pénaliser l’innovation avec leur décision de libéraliser les réseaux? Ou au contraire, favorisent-ils leurs acteurs économiques en compétition avec ceux du reste du monde?
La neutralité du Net est le principe selon lequel les flux de données qui circulent dans les réseaux ne doivent faire l’objet d’aucune différentiation de la part des intermédiaires qu’ils traversent, notamment les opérateurs télécoms comme Orange ou Free. Ce principe est protégé par la loi en Europe depuis 2015.
Il est ainsi interdit à un opérateur de ralentir certains flux par rapport à d’autres; de même, un opérateur ne peut pas créer de «tarif premium» qui proposerait à un fournisseur de service (de streaming video, par exemple) un meilleur traitement dans le réseau et donc un avantage sur d’autres services comparables.
Parmi les justifications de ce principe, on trouve une volonté d’assurer une certaine équité entre les acteurs économiques qui utilisent Internet, et de permettre à de nouveaux services d’apparaître sans la barrière à l’entrée que constituerait un tarif premium. Des start-up, avec peu de moyens mais des idées innovantes, pourraient ainsi être directement compétitives face aux acteurs établis. Mais que se passe-t-il si la régulation en termes de neutralité du Net diffère d’un pays à l’autre?
L’innovation est-elle toujours protégée dans les régions qui imposent la neutralité du Net? La question se pose notamment depuis que la neutralité n’est plus protégée aux États-Unis, une décision effective depuis le 11 juin 2018. On a alors constaté aux États-Unis que certains opérateurs ralentissaient des services spécifiques gourmands en ressources comme YouTube ou Netflix, de manière perceptible: un débit observé limité à seulement 10 % du débit possible pour certains opérateurs.
Les mesures sont réalisées par des outils comme Wehe, utilisé également par le régulateur français des télécoms (ARCEP) pour surveiller les opérateurs. Produire de telles réductions peut avoir un intérêt pour les opérateurs, la proportion de bande passante utilisée par les grands acteurs étant non négligeable: en France, 55 % du trafic vers les clients des principaux fournisseurs d’accès provient de quatre fournisseurs uniquement – Netflix, Google, Akamai et Facebook.
Vers une autoroute Internet payante?
La différentiation aux États-Unis n’est pas encore sur un modèle avec «voie rapide» payante, mais les défenseurs de la neutralité arguent que les changements se feront de manière lente et graduelle afin de ne pas provoquer de rejet massif des utilisateurs et associations.
À quoi s’attendre donc, si une partie de l’internet adopte un système avec voie rapide payante (non-neutre) alors que l’autre interdit ce type de discrimination? Les États-Unis risquent-ils de pénaliser l’innovation avec leur décision de libéraliser les réseaux? Ou au contraire, favorisent-ils leurs acteurs économiques en compétition avec ceux du reste du monde?
Sans prétendre résoudre cette question, mais seulement pour illustrer quels phénomènes sont susceptibles de survenir, considérons le scénario de la figure 1, avec deux zones: dans l’une (la neutre) une seule qualité de service est disponible, alors que le trafic peut être traité avec deux qualités différentes dans l’autre zone, la meilleure étant accessible moyennant paiement.
Pour simplifier, on suppose qu’il n’y a qu’un opérateur dans chaque zone. Considérons alors deux fournisseurs de service A et B (par exemple, des plates-formes de streaming vidéo) comparables, hébergés dans la zone non neutre et neutre, respectivement. Pour atteindre les utilisateurs situés dans la zone éloignée, les flux doivent alors traverser les deux zones. Dans ce cas, comme qualité perçue par l’utilisateur final on prendra la moins bonne qualité rencontrée par le flux, c’est-à-dire la qualité du goulot d’étranglement.
Dès lors, des questions clé concernant la coexistence de ces deux zones à réglementation différente apparaissent:
Comment les flux issus d’Europe seront-ils traités aux États-Unis? Sans paiement de la part de B à l’opérateur américain, ces flux n’ont pas de raison de bénéficier de la voie rapide, on peut donc supposer qu’ils auront le traitement le moins favorable.
Une question directement liée est alors: une zone neutre peut-elle autoriser les services qu’elle héberge à payer dans la zone non neutre? Cela n’est-il pas contradictoire avec l’idée même de la neutralité, puisqu’on autoriserait alors des entreprises de la zone régulée à payer pour bénéficier d’un meilleur traitement, bien que cela concerne leurs flux en dehors de la zone régulée?
Si dans un premier temps, la neutralité en Europe interdit aux services hébergés en Europe de payer pour la voie rapide aux États-Unis, alors il semble que les entreprises américaines soient favorisées: dans le scénario de la figure 1, les utilisateurs en Europe perçoivent les deux services avec la même qualité, alors que le service américain a un très net avantage en qualité pour les utilisateurs aux États-Unis.
Les autres cas possibles, selon la qualité choisie par le service A hébergé aux États-Unis et les qualités disponibles dans les deux zones, sont illustrés en table 1. On remarque que même si A choisit la qualité la plus faible, il n’est que légèrement moins bien servi en Europe que son concurrent européen lorsque la qualité «neutre» est meilleure que la voie lente aux États-Unis.
Et si les prédictions optimistes concernant la dérégulation aux États-Unis se vérifient, à savoir, que les deux qualités en zone dérégulée soient meilleures que dans la zone régulée (argument de l’incitation pour les opérateurs à investir dans le réseau car ils seront autorisés à en optimiser les dividendes), alors dans tous les cas les services hébergés en zone non neutre sont favorisés.
Ces exemples simples montrent que les décisions régulatoires des États-Unis concernant la neutralité du Net sont susceptibles d’affecter les acteurs économiques de tout l’internet. La réponse du régulateur européen risque donc d’impliquer un arbitrage entre les principes qui justifient la neutralité, et les intérêts des entreprises et des utilisateurs européens.
Patrick Maillé est Professeur, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom / Bruno Tuffin est Directeur de recherche Inria, Inria / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons / Photo: Boston Net Neutrality Rally / Photographe: Tim Carter / Sous licence creative commons
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.