Slava Rabinovich: «Sanctionner 10.000 familles est la clé pour mettre fin au régime de Poutine»
(Entretien : Olivier Védrine / Texte : Christophe Nonnenmacher) Alors que le régime se durcit en Russie, quel impact des sanctions européennes envers Moscou? Entre désunion, idéalisme et une certaine forme de méconnaissance de la société russe, la stratégie mise en place par les Européens souffre de nombreuses lacunes et ne fait indirectement que renforcer le pouvoir en place, regrette Slava Rabinovich, analyste politique star proche de l’opposition démocratique russe.
Lundi 22 février: les ministres européens approuvent un nouveau projet de sanctions contre l’Etat russe. Certains hauts dignitaires seraient ciblés. Rien d’officiel en amont du sommet européen des 25 et 26 mars prochains mais quatre noms se murmurent sur toutes les lèvres: Igor Krasnov, procureur général de Russie; Alexandre Kalachnikov, chef du service fédéral pénitencier; Alexandre Bastrykine, chef du comité d’enquête; et Viktor Zolotov, commandant de la garde nationale russe. Tous quatre sont impliqués dans l’arrestation et la condamnation d’Alexei Navalny, à son retour d’Allemagne, en janvier dernier. Tous quatre sont menacés de voir leurs avoirs en Europe gelés et être interdits de tout déplacement sur le sol communautaire.
A plusieurs milliers de kilomètres de Strasbourg et Bruxelles, Slava Rabinovich, analyste politique star proche de l’opposition démocratique russe reçoit à Moscou. En visio. Né à Saint-Péterbourg en 1966 sous l’ère soviétique, l’homme s’est exilé 22 ans plus tard à New York où il décroche un MBA Degree à la NYU business school, avant de faire, en 1996 chemin arrière, suite à une opportunité de carrière offerte par Bill Browder, cofondateur du fonds d’investissement Hermitage Capital Management. Le temps est alors celui des vagues de privatisations en Russie: effet Eltsine, qui garde contre toute attente les rênes du pouvoir face à une opposition conservatrice que d’aucuns lui prédisaient fatale. Américains et Européens applaudissent alors des deux mains. La Russie poursuit son ouverture et de financiarise. Rabinovich est à cette époque un homme relativement discret, principalement connu d’un public averti, pour ses interventions sur le média RBC Russian business channel, tombé en 2011 dans l’escarcelle de Bloomberg Television. Puis, d’un post Facebook, d’un seul, son analyse des sanctions économiques déployées par les Occidentaux suite à l’annexion de la Crimée le propulse sur le devant de la scène publique. Partagée plus de 10.000 fois, celle-ci l’érige au rang de commentateur vedette de l’économie russe pour Bloomberg, Forbes, Radio Freedom, ou Echo Moscow.
A l’autre bout du «combiné visuel», Olivier Védrine enchaîne depuis Kiev les questions pour EuTalk et The Russian Monitor. Le ton de Slava Rabinovich n’est guère plus engageant que celui précédemment affiché par le politologue Valery Solovei quant à l’efficacité de telles mesures. Annexion de la Crimée en 2014, soutien de Moscou à la guerre séparatiste dans l’Est de l’Ukraine, attaque du vol MH17 de la Malaysian Airlines, arrestation d’opposants, (tentatives d’) homicides envers ceux-ci, rejet de l’autorité de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg: les raisons de s’inquiéter des dérives du pouvoir russe ne manquent pas; mais la frilosité, voire l’insignifiance des mesures européennes questionne, interpelle, alors que le 31 janvier dernier, 300.000 citoyens russes manifestaient pacifiquement leur hostilité au régime Poutine dans 180 villes du pays. Un événement historique, de l’autre côté de l’ancien Rideau de fer, «qui n’était jamais arrivé dans la Russie post-soviétique pas plus qu’à l’ère de l’URSS».
Dire que l’Europe ne fait rien serait toutefois aller bien vite en besogne: au cours des sept dernières années, quelques hauts dignitaires ont bien évidemment subi les mêmes sanctions que les quatre pressentis du moment. Des mesures de rétorsion ont également été prises dans certains secteurs économiques dont ceux de la finance, de la défense et de l’énergie. Mais pour quel résultat?
En matière financière, les menaces de bloquer l’accès de la Russie au réseau bancaire SWIFT a accéléré le développement du Système National des Cartes de Paiements NSPK (Nationalnaya Systema Platyojnikh Kart) et de la carte bancaire MIR. Mieux, cette épée de Damoclès, portée initialement en 2015 par le Royaume-Uni au dessus de la tête de Vladimir Poutine, a conduit à créer les bases d’un système potentiellement concurrent à SWIFT, rendu progressivement possible par la signature de contrats interbancaires bilatéraux et de nouveaux accords avec des géants des télécoms dont Samsung et son système de paiement électronique Samsung Pay.
En matière de défense, le Kremlin, loin d’être affaibli, affiche une insolente réussite en matière d’industrie militaire, qu’on ne lui avait pas connue depuis l’ère soviétique. Mise sur le marché du nouvel avion furtif Sukhoid Su-57, dont les performances dépassent amplement celle des Lockheed Martin F-35 Lightning II, et de l’armure Sotnik, considérée comme la plus légère au monde et capable de protéger les soldats de tires de balles d’un calibre .50, en sont les derniers exemples.
Quant au secteur énergétique, si le dossier Nord Stream II, qui, selon Slava Rabinovich «n’apporte aucun bénéfice à la population russe, mais permet de contourner l’Ukraine et de la punir ainsi que d’enrichir les proches de Poutine qui facturent sa construction au-delà des prix du marché», le sujet est bien entre les mains des Européens, mais davantage pour y étaler au grand jour leurs dissensions stratégiques. D’un côté, l’Allemagne, qui se refuse à voir son approvisionnement énergétique fragilisé, de l’autre la France, leader européen du nucléaire civil, qui appelle à l’abandon du projet, non, plausiblement, sans quelques arrières pensées commerciales.
Plus regrettable encore, relève celui qui se définit comme un ami d’Alexei Navalny et de feu le vice-président du gouvernement chargé de l’Economie sous la présidence de Boris Eltsine et opposant à Vladimir Poutine Boris Nemtsov, retrouvé assassiné le 27 février 2015 à proximité de la place Rouge, les contre-mesures prises par Vladimir Poutine, à commencer par la réduction de près de moitié des importations agro-alimentaires européennes, ont, d’une certaine manière, renforcé son pouvoir. Face à la pénurie engendrée, «ces mesures ont été extrêmement profitables à certains de ses proches, qui produisaient déjà, via leurs compagnies, du poisson, de la viande, ou du fromage d’une qualité bien inférieure à celle jusqu’alors importée» mais désormais seuls produits disponibles sur le marché local. Grands gagnants: les oligarques proches du pouvoir qui, par ce biais, ont pu constituer de nouveaux monopoles et augmenter sensiblement leur fortune personnelle, à mesure que les biens de première nécessité voyaient leur prix flamber. Grands perdants: les citoyens russes lambda qui ont vu le cours de certaines denrées doubler «sur la seule année dernière»; ceux-là même que l’Union entendait épargner.
L’efficience des mesures européennes contre le Kremlin: celles-ci susciteraient presque un sourire désabusé de Slava Rabinovich, las de voir des mesurettes prendre le pas sur ce qu’il conviendrait de faire pour donner une chance au changement. «En 2014, je disais déjà, et je continue de le dire, que si la communauté internationale composée des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie, du Royaume-Uni et de l’Union européenne introduisait des sanctions personnelles contre les amis de Poutine en ajoutant non pas une poignée mais 50 personnes par mois, à l’issue de l’année 1 vous auriez 600 familles ayant leurs avoirs gelés à l’Ouest. A l’issue de l’année 2, 1200 et ainsi de suite. A l’issue de ce processus, vous n’auriez déjà plus de Poutine au Kremlin, parce que cela aurait causé une fracture au sein des 10.000 familles dont les intérêts financiers convergent avec ceux du régime».
Bien sûr, la rue a aussi son rôle à jouer mais «nul ne peut dire comment le système de Poutine tombera et comment. Et quel sera le mécanisme de cette chute». «Ce que vous devez comprendre est que si la Russie donne encore l’impression d’être un Etat, il n’en est déjà plus un dans la pratique: nous n’avons plus de présidence, plus de gouvernement, plus de parlement. La séparation des pouvoirs n’existe plus, pas plus que n’existe encore une indépendance des médias ou des figures de l’opposition politique dont toute opposition frontale au régime les conduit soit en prison, soit en exile, soit à une menace d’assassinat. Tout n’est en fait constitué que de marionnettes de Poutine, qui tire sa stabilité du soutien de ces grandes familles», que semblent paradoxalement renforcer les mesures européennes telles qu’aujourd’hui adoptées.
La mine mi grave, mi bonhomme, Slava Rabinovich, pas plus que Valery Solovei, ne se fait d’illusions quant à la capacité des Européens de comprendre cette réalité, qui plus est alors que ceux-ci brillent par leur désunion sur le dossier russe. Mais une chose, qu’il n’entend pas cesser de marteler, le convainc plus que tout autre mesure: à défaut de pouvoir prédire ce qui adviendra des manifestations en Russie, «sanctionner financièrement ces 10.000 familles est la clé pour mettre fin au régime de Poutine» et permettre, qui sait, l’émergence d’une Russie démocratique qu’appelle publiquement de ses vœux l’Union européenne.
Olivier Védrine est Professeur (h.c.), rédacteur en chef de The Russian Monitor, Directeur de New Europeans / Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg, chief editor de Eutalk.eu / Entretien réalisé dans le cadre d’une série de rencontres EuTalk -The Russian monitor, animées depuis Kiev par Olivier Védrine.
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.